Lorsque Dante rencontre Darwin…
Nouvel album, destiné aux adultes celui-là, de la collection Métamorphose des éditions Soleil après le très beau L’épouvantable peur d’Épiphanie Frayeur, Satanie imagine que l’Enfer existe réellement dans les entrailles de la Terre et qu’un jeune chercheur s’appuie sur la théorie darwiniste pour tenter de prouver son existence : les hommes de Néandertal n’auraient pas réellement disparu, mais se seraient cachés sous terre afin d’échapper à la glaciation. Un changement d’environnement qui aurait altéré leur apparence et leur comportement, leur donnant l’aspect des diables à cornes de la culture populaire.
A partir de ce prétexte farfelu développé de manière assez passionnante, le scénariste Fabien Vehlmann et le duo de dessinateurs Kerascoët (Marie Pommepuy et Sébastien Cosset de leurs vrais noms) tissent un roman graphique saisissant par sa force d’évocation onirique. Car Satanie, bien plus qu’une oeuvre fantastique aux accents scientifiques, est aussi et surtout une plongée dans la psyché d’une drôle d’héroïne, Charlotte, que tout le monde appelle Charlie, et qui va se retrouver confrontée à ses démons en partant à la recherche de son scientifique de frère, disparu en pleine expédition dans une grotte où il espérait trouver l’Enfer et ses habitants.
Un impressionnant travail sur la couleur
Tour à tour drôle, érotique et effrayant, l’album n’appuie jamais son propos et joue davantage sur la suggestion afin de nous laisser deviner quels tourments et désirs enfouis habitent Charlie. De la relation qu’elle entretient avec son frère, on sait finalement peu de choses, si ce n’est quelques bribes d’histoire familiale, et c’est visuellement que l’histoire se déploie, à travers des images de plus en plus baroques et colorées. L’utilisation de la couleur par Kerascoët, justement, est tellement frappante que celle-ci devient un personnage à part entière, évoluant au gré des émotions contradictoires des personnages. Le format des cases, qui varie également jusqu’à s’étaler sur une double page à certains moments, met en valeur ce travail sur la couleur, de sorte qu’en tournant certaines pages, on est véritablement soufflé devant ces paysages surréalistes qui se déploient sous nos yeux et nous font plonger en Satanie.
La palette utilisée est très large : des tons plus neutres au début, beaucoup de gris, puis du jaune, du vert, et bientôt une explosion de couleurs flamboyantes, allant du rouge et orange vif au turquoise et au fuschia, avant de retourner progressivement vers des teintes plus sombres, jusqu’aux dernières planches, dans des couleurs plus feutrées. Le fond noir sied particulièrement bien aux dessins de Kerascoët et ne fait que mettre en valeur le magnifique travail effectué pour donner vie à cette étrange contrée. Les personnages, aux formes douces et rondes contrastent quant à eux avec les paysages qui les entourent, représentés de manière plus complexe et détaillée dans la forme. Les dessinateurs en profitent alors pour introduire une ambiguïté troublante, notamment en ce qui concerne Charlie : représentée de manière très naïve dans les premières pages, à la manière d’une pré-adolescente, la jeune fille évolue à mesure que la petite expédition s’enfonce dans les entrailles de la Terre et se fait plus mature, sensuelle. Le dessin, parfois ouvertement comique, sait se faire plus sombre, parfois effrayant.
Enfin, difficile de passer à côté de la représentation graphique de cet Enfer, qui s’appuie de manière évidente sur toute l’imagerie associée à ce lieu fantasmatique. Il y a donc du Dante dans ce Satanie, mais aussi une bonne pincée de Voyage au centre de la Terre pour la partie scientifique et l’aspect aventure qui se dégage de l’album. Des démons à cornes aux araignées géantes, c’est tout un bestiaire qui apparaît au fil des pages, mais ce sont véritablement les panoramas de l’Enfer et sa flore qui impressionnent le plus par leur aspect organique et donnent lieu à des images aussi saisissantes que surréalistes.
Entre mythe et philosophie
Satanie est donc un véritable OVNI en matière de bande-dessinée, dont la richesse de l’univers visuel justifie tout à fait sa place au sein de l’excellente collection Métamorphose des éditions Soleil, qui aura encore proposé cette année des ouvrages aussi exigeants qu’inventifs, d’une belle diversité. Au-delà de l’originalité de son pitch et des dessins de Kerascoët, Satanie interpelle aussi par son approche psychologique assez fine — sans pour autant se prendre au sérieux — qui utilise l’onirisme pour mieux donner vie aux paradoxes des personnages et surtout de son héroïne, Charlie, sorte d’Orphée au féminin descendant en Enfer pour en ramener son frère… et exhumer au passage quelques démons intérieurs.
Lorgnant gentiment du côté de films d’horreurs tels que The Descent, Fabien Vehlmann tisse un récit où les protagonistes se rapprochent de leurs instincts primitifs à mesure qu’ils s’enfoncent dans les entrailles de la Terre, et cèdent par moments à la paranoïa. Il en profite par la même occasion pour apporter une dimension philosophique, mais jamais moralisatrice, à son histoire, notamment à travers le personnage de l’abbé Montsouris, homme de foi assez atypique qui ne résistera pas, cependant, à la tentation de chercher à évangéliser les démons peuplant cette contrée inconnue dans un passage drôle et impertinent à la fois qui évoquera dans une certaine mesure les réflexions de Diderot sur le mythe du « bon sauvage » cher aux colonisateurs. Les passages comiques, cauchemardesques et doucement érotiques s’équilibrent enfin à merveille et ménagent de nombreuses surprises au lecteur tout au long de cette bande-dessinées pour adultes des plus enthousiasmantes.
Satanie de Fabien Vehlmann et Kerascoët, éditions Soleil, sortie le 26 octobre 2016, 128 pages. 22,95€