Pour les enfants des années 80 à aujourd’hui, Winnie l’Ourson est synonyme du gentil ours jaune mis en scène dans les dessins animés Disney du même nom. Pourtant, avant que le studio de la souris aux grandes oreilles n’en rachète les droits, Winnie l’Ourson était avant tout connu comme le héros de deux classiques de la littérature jeunesse écrits par le britannique A. A. Milne de 1926 à 1928 et illustrés par E. H. Shepard.
Une oeuvre inspirée par un petit garçon et ses peluches
Avant la parution de cet incroyable succès public et critique, rien ne destinait véritablement Alan Alexander Milne à devenir la coqueluche des enfants. Né en 1882 à Londres, il étudia les mathématiques à la fac et décrocha une licence, rejoignit l’armée britannique lors de la Première Guerre Mondiale et participa à la Seconde, avant d’être démobilisé pour raisons de santé. Il commence sa carrière dans l’écriture, au début du siècle, en signant des essais satiriques et des poèmes humoristiques pour la revue Punch. Plus tard, il se fera connaître en tant que dramaturge, mais également en signant des romans policiers. Ce n’est qu’à la naissance de son fils, Christopher Robin (eh oui !) en 1920 qu’il se tourne vers la littérature jeunesse, avant tout pour lui raconter de belles histoires.
C’est ainsi que Winnie l’Ourson voit le jour en 1924, au sein d’un poème publié dans Punch, avant de réapparaître dans la nouvelle « The Wrong Sort of Bees » en 1925 dans le London Evening News du 24 décembre et, enfin, d’avoir droit à un roman jeunesse à part entière, sobrement intitulé Winnie l’Ourson et publié en 1926. C’est en observant son fils jouer avec ses peluches que A. A. Milne trouve l’idée de ces animaux aux personnalités attachantes vivant dans la Forêt des Rêves Bleus, où ils reçoivent souvent la visite d’un petit garçon, Christophe Robin.
En plus de donner le nom de son propre fils au personnage de l’enfant, l’auteur intègre ainsi toutes ses peluches à l’histoire, n’en créant que deux autres d’après son imagination. Le succès est tel que deux ans plus tard, Milne publie la suite des aventures de Winnie et ses amis, La maison de Winnie l’Ourson, qui est également un adieu à cet univers puisque son fils, Christophe Robin, qui était sa principale raison pour écrire ces livres, grandit. Pourtant, le public ne cessera de lui réclamer de nouvelles histoires, à son grand agacement : il a l’impression qu’on ne l’associe plus qu’au petit ours gourmand, oubliant par la même occasion le reste de son oeuvre. Il tiendra bon et consacrera le reste de sa vie à l’écriture de nouvelles et d’essais, ainsi qu’au théâtre, avant de disparaître en 1956 à l’âge de 74 ans. Mais ses deux livres jeunesse resteront et traverseront les décennies, inspirant de nombreux auteurs.
Un roman délicieusement naïf jouant avec la logique et les mots
Quatre-vint dix ans après leur parution initiale, relire La maison de Winnie l’Ourson, réédité récemment par Gallimard Jeunesse dans leur collection Bibliothèque consacrée aux grands classiques jeunesse, est une expérience singulière. On retrouve en partie l’univers rendu célèbre dans la culture populaire récente par les dessins animés, mais le roman de A. A. Milne est résolument plus étrange, avec un jeu constant autour du vocabulaire et de la logique qui n’est pas sans évoquer, en bien plus naïf, celui de Lewis Carroll. On retrouve en effet chez les deux auteurs anglais un amour des jeux de mots et un plaisir évident à partir d’un raisonnement logique pour aboutir à quelque chose d’assez absurde, ou inversement. En ce sens, ce n’est guère un hasard que les deux hommes de lettres aient étudié les mathématiques, bien que les écrits de Carroll demeurent incomparables par leur finesse et leur complexité. L’oeuvre jeunesse d’Alan Alexander Milne se veut quant à elle sans prétention, bien loin des obsessions victoriennes chères à Lewis Carroll, dont l’univers est tout autre.
Winnie et ses amis évoluent ainsi dans un monde enfantin, où tout est source d’amusement ou d’émerveillement. Ce regard à hauteur d’enfant permet d’accrocher le jeune lecteur, qui ne peut que se prendre d’affection pour ce petit ourson glouton et rêveur inventant sans cesse d’étranges poèmes. Divisé en une multitude de chapitres relativement courts, La maison de Winnie présente autant de petites histoires différentes, liées entre elles, mais de manière plus lâche que dans les romans traditionnels. Le titre de ce second roman vient de la première d’entre elles, où Winnie a l’idée de construire une maison pour Hi-Han (Bourriquet dans le dessin) avec l’aide de tous leurs amis, mais les chapitres suivants présentent d’autres histoires, racontant les aventures de cette joyeuse bande d’amis dans la Forêt des Rêves Bleus : la recherche d’un insecte ami, un jeu de bâtons jetés dans la rivière, les farces que les uns et les autres se jouent… S’il est conseillé aux enfants à partir de 8 ans en raison de sa longueur (près de 200 pages) et de son jeu autour de l’absurde, La maison de Winnie l’Ourson, par ses thèmes, conviendra en réalité aux enfants à partir de 5 ans, pour peu qu’on leur lise le texte par petits bouts. Au-delà de 8 ans, les enfants risquent de trouver ces histoires un brin trop naïves, malgré la qualité évidente de l’écriture.
La maison de Winnie l’Ourson marque aussi l’apparition du personnage de Tigre (Tigrou), véritable peluche sur pattes représenté avec beaucoup de malice par E. H. Shepard dans ses illustrations et qui débarque chez Winnie sans prévenir, même si Christophe Robin est « au courant », ce qui fait sens puisque les différents personnages sont en réalité les peluches du petit garçon, comme nous l’avons vu. Ce joyeux compagnon, bondissant et toujours affamé, même s’il n’aime pas grand chose, est d’ailleurs à l’origine de certains des chapitres les plus mémorables du livre, comme celui où il grimpe à un arbre mais se trouve incapable de descendre, ou encore celui où ses nouveaux amis cherchent en vain un petit-déjeuner qui pourrait lui convenir.
Une œuvre touchante sur l’enfance
Mais le fil conducteur de cet ultime roman, qui le rend aussi attachant, c’est cette absence de plus en plus prégnante du petit garçon, qui part le matin on ne sait où et demeure introuvable. Bien sûr, quand on connaît un peu le contexte d’écriture, on a tôt fait de comprendre que Christophe Robin s’absente pour aller à l’école puisqu’il est en train de grandir, ce que ne peuvent comprendre ses fidèles amis. Cette vision de la fin de l’enfance ou du moins de la petite enfance, vue à travers les yeux des peluches plutôt que celui de l’enfant, se révèle aussi poétique que touchante. Milne n’en fait jamais trop et préfère suggérer plutôt que de tout expliciter, mais cela suffit et aboutit à une conclusion très émouvante, où Winnie et ses amis font leurs adieux à Christophe Robin, qui doit bientôt partir. L’auteur anglais touche juste en pointant la part d’enfance qui reste en chacun de nous, même lorsque nous quittons le pays enchanté de nos jeux d’enfants.
La maison de Winnie l’Ourson, tout comme son prédécesseur, est ainsi un beau roman à faire découvrir aux enfants. Ecrit avec intelligence, avec quantité de jeux de mots et dialogues assez surréalistes tout en restant dans un univers naïf, il ouvre sur un monde intemporel, où des animaux aussi différents qu’un ours, un âne, un lapin, un cochon ou un tigre sont d’inséparables amis et vivent de drôles d’aventures.
Parce-que ces héros attachants sont vus comme à travers les yeux d’un enfant et de ses peluches, les jeunes lecteurs pourront se reconnaître dans cette vision poétique et gentiment décalée, où les mots que déformeraient un enfant le sont par des animaux. Winnie, c’est un peu ce jeune enfant qui apprend peu à peu le vocabulaire, mais aussi à développer une logique et à s’orienter, et qui est un peu maladroit. Si certains chapitres tirent un peu en longueur, avec quelques dialogues qui auraient mérité d’être plus concis, il se dégage de ce roman, superbement illustré par E. H. Shepard (et sur lesquelles Disney s’est beaucoup appuyé) une tendresse véritable qui saura conquérir le coeur des enfants.
La maison de Winnie l’Ourson de A. A. Milne, illustré par E. H. Shepard, Gallimard Jeunesse, sortie le 27 octobre 2016, 207 pages. 12,90€.