[Critique] Les Fils d’El Topo T1 : Caïn – Alejandro Jodorowsky et José Ladrönn

Caractéristiques

  • Auteur : Alejandro Jodorowsky, José Ladrönn
  • Editeur : Glénat
  • Date de sortie en librairies : 8 juin 2016
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 64
  • Prix : 14,95€
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 8/10

La suite en BD d’un film culte

El Topo, deuxième film de cette figure culte qu’est Alejandro Jodorowsky, a laissé bien des traces non seulement dans l’histoire du cinéma, mis aussi de l’art en général. Film d’une complexité jubilatoire tant il sort de l’imagination débridée d’un auteur au summum de sa liberté de ton (La Montagne sacrée, son troisième film, signera l’apogée), cette œuvre philosophique qui se devait de s’inscrire dans un genre comme le western pour pouvoir toucher le plus de monde possible a signé le top départ des Midnight Movies, dont nous parlerons dans un prochain article. Si un long-métrage a bien mérité son statut « culte », c’est bien El Topo, et qui a vu cette œuvre si particulière se souvient de ce final à la fois apocalyptique et plein d’espoir. Mais surtout, « Jodo » laissait sciemment le spectateur se poser des questions grâce à une conclusion intelligemment ouverte. Quelques 46 années plus tard, le réalisateur, qui a désormais une solide carrière dans la bande dessinée, décide de reprendre l’histoire là où il l’a laissé, en s’entourant d’un dessinateur ultra-doué, José Landrönn.

Les Fils d’El Topo prend effectivement place directement à la suite du film. La situation est brièvement résumée et, tout de suite, le cinéphile perçoit quelques très légères modifications. En effet, alors qu’il était suggéré, le cataclysme provoqué par « le Saint » est désormais gravé sur le papier, ce qui n’est pas pour nous déplaire. On rappelle rapidement les faits : El Topo était un une âme errante. Il avait un fils, Caïn, qu’il transportait sur son cheval. Alors qu’El Topo se dégota une femme, il abandonna l’enfant à des nonnes, et cette séparation est à l’origine de toutes choses : le parcours initiatique qui mènera le pistolero vers l’illumination et, au bout du tunnel, vers une transformation philosophique et physique. Dans le même temps, Caïn grandit, devient prêtre jusqu’au jour où le destin lui fait recroiser celui de son père. Débute alors une quête de vengeance qui mènera Caïn à reproduire les atours d’El Topo pour tuer le père, vindicte qu’il ne pourra mener à bout. Ainsi laissé en paix, Le Saint peut aller au bout de ses engagements et libérer les âmes damnées, enfermées dans les sous-sols, loin du regard des barbares du village à proximité. Celui-ci ne l’entend pas de cette oreille, et ses habitants tuent sans procès l’intégralité de cette bande d’êtres aussi difformes qu’innocents. Le Saint, poussé à bout, déclenche sa furie : il massacre le village et s’immole. Sur ses restes enterrés, un essaim d’abeille vient y former sa ruche, et le miel abonde…

Les Fils d’El Topo apporte très vite quelques précisions quant au récit du film dont il prend la suite mais, et c’est l’information principale, sans expliquer quoi que ce soit autrement qu’en nous laissant faire le travail de compréhension. Ceux qui avaient peur que cet album soit l’occasion de simplifier la pensée « jodorowskienne » doivent donc le savoir : ce n’est nullement la cas. Le cataclysme a donc eu lieu, mais aussi les rapports en Caïn et son demi-frère Abel, que Le Saint et sa femme naine ont conçu, sont désormais dans le viseur. Son père, en véritable Dieu tout-puissant, maudit Caïn : ce dernier sera invisible aux yeux de tous, dans le but de l’empêcher de se venger sur Abel. Tout cela intervient avant l’immolation du Saint qui achève, en quelque sorte, la transformation d’El Topo en totem voué à la pureté de l’âme. La tombe, ici, se transforme naturellement en lieu de pèlerinage : autour d’elle un fossé se creuse, tandis que de grands dômes d’or pur pousse autour de la dépouille. Un pont en bois permet d’atteindre cette sorte de jardin d’Eden, mais seules les pensées innocentes permettent d’y accéder, ceux qui sont motivés par autre chose sont plongés dans l’acide qui repose au fond de l’abîme. C’est ici que Les Fils d’El Topo débute, des années après le film et alors que l’humanité n’a toujours pas compris les agissements du Saint. Les premières cases rappellent à quel point Jodorowsky en a gros sur la patate non pas contre les Hommes, mais ce qui les anime. Religieux de tous bords rappliquent afin de tenter leur chance, mais alors que les esprits étriqués aurait eu vite fait de ne rester que sur cet élément, le scénariste de la BD en profite pour lier la foi à nos propres démons. Si le chrétien n’arrive pas à traverser le pont, c’est parce qu’il est cupide, orgueilleux : et l’être humain n’a pas besoin de la religion pour être aussi immonde. Ce qui a toujours intéressé « Jodo », et ce qui se trouve toujours dans Les Fils d’El Topo, c’est notre for intérieur, et pas les habits que nous lui donnons (religion, capitalisme, politique etc).

Un récit philosophique ancré dans un univers western

Les Fils d’El Topo brasse bien des thèmes, à l’image de son illustre ainé cinématographique. Caïn, qui désormais ressemble trait pour trait à son père sous sa forme d’El Topo, est dorénavant une ombre, réduite à l’état de fantôme vivant. Ses congénères l’évitent du regard tant que faire se peut, sur son passage tout le monde se dérobe, même le précipice, même la mort. Pendant ce temps, Abel a suivi l’enseignement de sa mère, la naine qui avait capturé le cœur du Saint. Devenus des conteurs de grands chemins, qui survivent par le biais de spectacles de marionnettes, le duo perd l’une de ses composantes quand Abel se retrouve orphelin. Ce drame pousse le jeune homme à faire appel à son demi-frère, sans lequel il se trouve bien esseulé. Ce récit finalement très simple  et qui se termine sur un final en forme de cliffhanger, est l’occasion pour Jodorowsky de garder le cap visé par El Topo. Il n’est pas question d’en changer et c’est pour cela que, même si l’on peut très bien lire Les Fils d’El Topo sans avoir vu son prédécesseur cinématographique, il est tout de même préférable de l’avoir en tête au moment de se lancer dans cette sublime bande dessinée. On y retrouve tant de ce qui fait la folie éclairée de « Jodo » qu’il serait dommage de passer à côté de ce qui l’anime, et cette sève commence à couler dans El Topo.

image glénat les fils d'el topo cainLes Fils d’El Topo est tout autant un récit philosophique, questionnant les notions de valeurs humaines, qu’un western à l’ambiance efficacement sombre. Comme toujours dans les œuvres de Jodorowsky, il y a de l’espoir mais il faut pour cela regarder le réel en face. L’hypocrisie n’a pas sa place ici. Clairement une histoire motivée par ses personnages et non les situations, Les Fils d’El Topo évite de trop jouer avec les codes du genre sciemment : ce n’est pas le but. On est plus dans un western qui pourrait rappeler ceux de Sergio Sollima, très fondamentaux (on insiste sur ce terme, et non celui de « politisé ») qui utilisent la forme pour développer le fond. Cependant les deux hommes aux commandes démontrent de page en page qu’ils maîtrise ce qui fait chavirer les cœurs amateurs de westerns. José Ladrönn rend un travail tout simplement fascinant, autant dans sa recherche du détail que par sa science du cadre. Le neuvième art peut provoquer bien du délice visuel aux amoureux de l’esthétisme quel qu’il soit, et quiconque aime le rapport à l’image sera renversé par la qualité du travail de Ladrönn sur Les Fils d’El Topo. L’utilisation évidemment symbolique des couleurs, le gros boulot sur les ombres, le contraste, les expressions des corps et des visages qui traduisent parfaitement les mouvements et les sentiments : on est là face à des illustrations de très grande qualité.

Les Fils d’El Topo se situe donc là où pouvait l’espérer le public qui a pu apprécier El Topo, les fans de westerns un peu barrés ou encore de la carrière d’Alejandro Jodorowsky côté BD. Il s’agit clairement d’une œuvre dense, qui sait exactement comment utiliser ses références aux grands récits bibliques et dans quel but. A la fois sombre et lumineux, jetant un véritable regard philosophique sur ses personnages, donc sans jamais les juger, Les Fils d’El Topo débute un cycle qui s’étendra sur deux autres bande dessinées qu’il nous tarde de découvrir. Notamment pour admirer la future évolution de Caïn et vérifier les quelques théories dont nous ne vous parlerons pas ici par peur de spoiler…

Article écrit par

Mickaël Barbato est un journaliste culturel spécialisé dans le cinéma (cursus de scénariste au CLCF) et plus particulièrement le cinéma de genre, jeux vidéos, littérature. Il rejoint Culturellement Vôtre en décembre 2015 et quitte la rédaction en 2021. Il lance Jeux Vidéo Plus. Manque clairement de sommeil.

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