[Critique] Orgasme – Chuck Palahniuk

image couverture roman orgasme chuck palahniuk éditions sonatineOrgasme, le 15e roman de Chuck Palahniuk, qui paraîtra le 10 mars aux éditions Sonatine, fait honneur à la réputation de provocateur de l’auteur de Fight Club. Après s’être attaqué à la société de consommation d’un point de vue masculin avec son premier roman publié en 1996 (dont la suite paraîtra sous la forme d’un roman graphique aux éditions Super 8 fin avril), l’auteur américain se penche cette fois-ci sur le plaisir féminin en le plaçant au cœur d’une intrigue de quasi science-fiction. Fidèle à sa veine satirique de prédilection, il dresse en creux un constat drôle et glaçant à la fois sur la société de consommation et la place des femmes au sein de celle-ci.

Une nouvelle oeuvre provocatrice et mordante

Penny Harrigan, l’héroïne, pourrait être en ce sens la petite sœur du narrateur de Fight Club : ordinaire en apparence, « dans le rang », elle finira par se rebeller contre une manipulation généralisée des femmes. Néanmoins, comme nous le verrons, nous aurions tort de prendre Orgasme pour une oeuvre féministe : Chuck Palahniuk, en éternel poil à gratter, ne plaide en faveur d’aucun mouvement, aucune « idéologie ». Il sait, mieux que personne, faire ressortir l’ambiguïté fondamentale nichée au cœur des meilleures intentions du monde et des causes les plus nobles, appuyer là où ça fait mal, tout en restant assez désinvolte.

L’héroïne, Penny Harrigan, 25 ans, est donc une jeune assistante (comprendre « préposée aux cafés ») au sein d’un prestigieux cabinet d’avocats new-yorkais. Après des études sur le genre à la fac, elle a souhaité s’orienter vers le droit, mais a raté trois fois son concours d’entrée au barreau. Peu assurée, Penny ne sait pas, en réalité, ce qu’elle veut vraiment, seulement qu’elle aspire à autre chose que ce que veulent lui vendre la société de consommation ou le féminisme. Comme le narrateur omniscient l’écrit dès les premières pages, ses attentes vont « au-delà du féminisme », mais elle ne sait pas comment mettre en marche son destin… Jusqu’à ce que surgisse C. Linus Maxwell, l’homme le plus riche des États-Unis, un geek dans toute sa splendeur surnommé Orgasmus Maxwell par les tabloïds pour sa capacité légendaire à donner du plaisir à ses partenaires. Penny devient son amante ou, devrait-on plutôt dire, son cobaye : Maxwell mène en effet des recherches approfondies, « sur le terrain », sur le plaisir féminin afin de lancer une nouvelle marque de sex-toys et produits intimes féminins, Beautiful You. En compagnie de Maxwell, Penny découvre le plaisir, mais elle ne va pas tarder à réaliser que cela n’est pas sans danger…

Une héroïne féministe ?

Drôle de roman que cet Orgasme : en jouant dès le départ avec le point de vue de son héroïne, en manipulant gentiment le lecteur (consentant), Chuck Palahniuk brouille les pistes. Le livre commence fort, avec une scène de viol dégageant un sentiment d’irréalité tel que l’on se demande si l’on n’est pas plongé au cœur du cauchemar de l’héroïne. Quelques pages plus tard, les pensées de celle-ci nous font craindre pour sa santé mentale. Ne serait-elle pas, à l’image du narrateur de Fight Club, légèrement schizophrène ? Le lecteur ne trouvera les réponses à ces questions qu’en fin de roman et ces points ne sont finalement pas aussi importants que l’on pourrait le croire, toujours est-il que cette approche nous immerge au cœur de l’histoire et de la psyché de sa principale protagoniste en nous privant de tous repères. Contraints de faire confiance au conteur, nous nous retrouvons donc à suivre une histoire de plus en plus absurde, tout en nous familiarisant avec une héroïne des plus ambiguës.

Penny Harrigan telle qu’elle apparaît au début, malgré un cursus de gender studies, n’est pas une féministe : lorsque Maxwell l’invite à dîner en tête-à-tête avec lui, elle fonce tête baissée, se fait plein de films tout en ayant conscience qu’il ne la rappellera sans doute jamais et court acheter une robe de créateur hors de prix qu’elle n’a pas les moyens de s’offrir. Drôle de façon de réagir pour une fille qui souhaite forger son propre destin ! De même, certaines féministes pourront grincer des dents quand la jeune femme abandonne lâchement un homme dont elle s’était rapprochée dès que Maxwell reprend contact avec elle, des semaines plus tard, alors même qu’elle admet ne pas avoir passé une bonne soirée avec lui. Chuck Palahniuk, qui fait mine de s’adresser aux femmes avec ce roman, semble prendre ainsi un malin plaisir à égarer le lecteur. Néanmoins, il parvient à nous rendre Penny sympathique, notamment grâce à sa franchise et à son côté un peu à côté de la plaque.

Société de consommation et plaisir féminin

Si la suite du roman prend des allures de porno soft, se moquant allègrement des livres tels que Cinquante nuances de Grey, le résultat ne se veut pas excitant, bien au contraire : Maxwell mène ses « expériences » de manière froide et clinique et le descriptif par le menu des zones érogènes de l’héroïne et des moindres recoins de son vagin touche au grotesque. Orgasme, avec ses rebondissements over the top et sa surenchère constante et assumée, n’est pas un roman qui se prend au sérieux, cependant, on aurait tort d’en conclure qu’il n’y a rien à en retirer, au contraire. Comme nous le disions au début, il s’agit avant tout d’un point de vue satirique posé sur notre société de consommation actuelle, laquelle prend principalement pour cible les femmes. Si celles-ci détiennent le pouvoir du point de vue de la consommation, que se passerait-il si un homme décidait de contrôler et orienter leurs désirs afin de s’enrichir et asseoir son autorité ? Comment cela pourrait-il être possible ? Chuck Palahniuk a la réponse : en leur donnant des orgasmes tellement puissants qu’elles en abandonneraient travail et famille pour se consacrer à plein temps à leur plaisir solitaire ! La dictature du plaisir, en somme, privant l’individu de toute liberté. Plaisir qui pourrait également être contrôlé à distance, afin de faire naître certaines pulsions d’achats, pour pousser les femmes à acheter des romans crétins sur les vampires, par exemple.

A partir de ce parti pris pas piqué des vers, l’auteur nous propose un roman déjanté, un rien roublard mais qui amène à réfléchir. Evidemment, fidèle à lui-même, Palahniuk multiplie les détails crus et les raisons, pour un lecteur lambda, de se sentir choqué. C’est très souvent drôle, parfois un peu exagéré, mais ce qui maintient notre intérêt tout du long, c’est bien le regard impertinent posé sur la société de consommation et la place des femmes au sein de celle-ci. En jouant la carte de la libération féminine, Maxwell le milliardaire réussit à asservir des millions de femmes, prêtes à défendre bec et ongle leur liberté de « s’épanouir » alors même qu’elles sont devenues esclaves d’un désir qui ne leur appartient plus. Evidemment, Penny, cobaye consentant au départ, finira par se retourner contre cet odieux personnage, tout en essayant de pousser les femmes à se soulever pour s’affranchir de cette emprise masculine. Entre-temps, elle aura appris par une vieille sorcière planquée dans une grotte au Népal comment lutter contre cet oppresseur et développer son propre pouvoir.

Une question de pouvoir

On ne révèlera évidemment pas la fin, mais ce qui est sûr, c’est que celle-ci, surprenante et ironique, fera grincer bien des dents. Chuck Palahniuk, plus subversif que jamais, nous assène un ultime retournement, nous faisant nous interroger sur la nature du pouvoir : la manipulation des masses, à des fins « positives », peut-elle être acceptable, voire souhaitable ? Une femme pourrait-elle utiliser à son tour les armes de l’oppresseur afin de renverser la situation ? Loin de tout manichéisme et de toute bienséance, l’auteur américain nous pose la question, nous pousse à faire le parallèle avec la situation actuelle, avant de nous laisser sur une note finale faussement enjouée.

Provocateur, malin et réjouissant, Orgasme (Beautiful You en V.O.) signe le grand retour de Chuck Palahniuk dans une veine satirique légère mais néanmoins pertinente. Dénonçant la société de consommation et l’instrumentalisation des femmes au sein de celle-ci (voire le rôle qu’elles y jouent malgré elles ?), l’auteur livre une réflexion humoristique mais finalement assez glaçante sur l’utilisation du principe de plaisir pour manipuler et orienter le désir des masses. Malgré l’impression de surenchère qui se dégage par moments de l’ensemble, Orgasme est un roman parfaitement pensé, qui ne cherche pas tant à choquer (après tout, après 15 romans, l’auteur peut-il encore nous étonner de ce côté-là ?) qu’à engager une réflexion. Le tout loin de tout dogmatisme et sur un mode assez jubilatoire. Sans conteste l’un des romans-phares de ce premier trimestre.

Orgasme de Chuck Palahniuk, Éditions Sonatine, 2016, 262 pages. 18€ 

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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