Délicieusement absurde
Hiroaki Samura, un nom qui suffira à exciter la curiosité ne n’importe quel amateur de manga. Mais pour les autres, il faut peut-être éclaircir la situation et, avant de rentrer dans le vif du sujet Halcyon Lunch, rappeler pourquoi cette sortie chez Casterman est l’une des plus excitante de l’année. L’auteur japonais est, avec Akira Toryama (Dr. Slump, Dragon Ball), Katsuhiro Otomo (Akira) ou Yukito Kishiro (Gumn), l’un de ceux qui ont justifié le raz-de-marée manga chez nous avec le culte L’habitant de l’infini, sorti dès 1995 sous nos latitudes. Pris jusqu’à 2014 par cette série (si vous ne connaissez pas, foncez !), le mangaka est désormais libre de se lancer dans des projets qui lui offrent la possibilité de faire découvrir d’autres tonalités de sa personnalité. Ainsi, on a eu l’occasion en début d’année 2016, grâce à Casterman qui semble suivre Hiroaki Samura d’aussi près que nous, de lire le très beau Snegurochka, dans un style historique et émouvant. Et là, avec Halcyon Lunch, on a le droit à la nature pour le moins délirante du mangaka…
Dans ce premier tome d’Halcyon Lunch on s’intéresse à Gen, un chef d’entreprise quadragénaire, dont la vie professionnelle est retombée comme un soufflé raté. Gen a la dalle, mais il est réduit à pêcher de la poiscaille défraichie dans les eaux bourbeuses d’une rivière polluée. Sa rencontre avec Hyos, apparue mystérieusement à ses côtés, va changer la donne. La jeune fille est dotée d’un curieux coup de baguette : elle est capable d’avaler tout et n’importe quoi et de le vomir pêle-mêle, donnant vie à des créatures aussi monstrueuses que grotesques. Là où n’importe qui ferait la fine bouche, le poussé à bout Gen voit dans l’apparition d’Hyos une chance d’ajouter une étoile au guide de son existence. Mais il découvre très vite qu’en cuisine, une terrible menace plane sur la Terre…
La grande bouffe
A la lecture de ce synopsis d’Halcyon Lunch, le lecteur ressent quasiment à coup sûr une excitation due à l’impression farfelue qu’il peut procurer. On vous rassure de suite : en éprouvant cela, vous êtes encore loin du compte, et pas grand chose ne peut préparer à une telle rupture de ton dans la carrière d’Hiroaki Samura. On retrouve le talent sans limites de l’auteur pour l’installation de ses personnages et surtout de ce rythme qui a, on le pense, fait une grande part du succès de L’habitant de l’infini (souvenez-vous, ces quatre premiers volumes démentiels !). En une vingtaine de pages de ce premier tome d’Hacyon Lunch, s’il est évident que rien ne peut nous donner des indices quant au devenir du récit, on est rassuré par la maîtrise du mangaka pour le style absurde. Si l’on ne se faisait pas de soucis pour le scénario, ni pour le dessin, il était plus justifié de se faire un peu de mouron pour l’aspect comique, tant nous ne l’avions pas lu auparavant chez cet auteur pas vraiment réputé jusqu’ici pour l’humour de ses ouvrages.
Ce premier tome d’Halcyon Lunch est drôle, mais pas à s’en taper le genou grassement. Hiroaki Samura a beau se lâcher totalement, il fait surtout preuve d’un absurde traité à la sauce pince-sans-rire, et l’effet est grandiose. Il y a dans ce manga une générosité d’une fraîcheur vivifiante, qui pousse le lecteur à se demander ce que l’auteur peut bien inventer pour se sortir d’un récit que l’on qualifiera de « what-the-fuckesque », car on sent bien qu’il ne calcule pas vraiment sa trame. Dans les bonus en fin de ce premier tome d’Halcyon Lunch, Samura décrit son œuvre comme « un manga sur le vomi ». Une formule évidemment teintée d’une (forte) dose d’humour, mais qui s’appuie tout de même sur le fait que les mystérieuses créatures féminines régurgitent ce qu’elles avalent. De ce concept typiquement humain, très prisé dans le milieu de la mode (hum), le mangaka développe une histoire prenante à souhait, qui se construit sur une forte dose de mystères, de références et de folie narrative.
Un bon gros délire blindé de références
Une race extraterrestre débarque sur Terre, et développe un plan pour le moment mystérieux qui pousse les envoyées à ingurgiter tout et n’importe quoi : êtres humains, ferraille, frigo dans lequel se trouvait un bébé (vous avez bien lu). Ces étrangetés venues d’ailleurs s’attachent à des humains qui doivent leur assurer une meilleur connaissance de l’autochtone. La lourde tâche incombe notamment à un Gen sur la paille après que l’un de ses collaborateurs soit parti avec la caisse de son entreprise. A partir de ça, Hiroaki Samura va se lancer dans un délire assez hallucinant, qui fait de ce premier tome d’Halcyon Lunch un manga bourré de références et de moments marquants. Visiblement amateur de Jojo’s Bizarre Aventure (mais aussi pêle-mêle : Lovecraft, les jeux Onechanbara, Hideo Gosha etc), l’auteur s’en donne à cœur joie dans les clins d’œil, qui font d’ailleurs l’objet d’un glossaire en fin de volume. Cela donne aux événements une sorte de légèreté délicieuse, un ton très agréable à la lecture et ce même si énormément de questions se posent sur la fin. Ce premier tome d’Halcyon Lunch est clairement axé sur l’humour ne fait avancer l’intrigue que peu afin, on le sent, de la faire exploser dans la suite. Attention, cela ne veut pas dire que le scénario est mauvais, bien au contraire il va dans une direction que l’on peut qualifier d’osée. C’est juste qu’il s’en garde sous le pied.
Aux dessins, on est dans un résultat attendu, ni plus ni moins, et qui offre de facto une sorte de contrepoids au scénario complètement fou. Le style Hiroaki Samura, réaliste, aux traits précis jusque dans les descriptions des « monstres régurgités », finit de donner à ce premier tome d’Halcyon Lunch une personnalité atypique, pas spécialement facile d’accès mais d’une générosité qui finira à coup sûr par vous emporter et ne vous laissera pas le choix que d’acheter la suite immédiatement. Notons l’énorme travail d’Aurélien Estager à la traduction, qui réussi à garder le ton d’origine alors que les « moments vanne » se succèdent à un rythme effréné : bravo à lui.
Halcyon Lunch Tome 1, par Hiroaki Samura. Aux éditions Casterman, 154 pages, 12.95 euros. Sortie le 4 mai 2016.