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[Critique] Nico, femme fatale – Serge Féray

image couverture nico femme fatale serge féray éditions le mot et le resteAlors que l’exposition-événement de la Philharmonie de Paris, Velvet Underground : New York Extravaganza est encore accessible jusqu’au 21 août pour les retardataires qui n’auraient pas encore eu l’occasion de venir la découvrir, nous avons plongé dans l’essai de Serge Féray aux éditions Le Mot et le Reste sur celle qui fut la chanteuse du groupe sur quelques titres et l’interprète inoubliable du morceau « Femme Fatale », qui donne son titre au livre : Nico, Christa Päffgen de son vrai nom.

Redécouvrir Nico au-delà du Velvet Underground

Déjà auteur d’un précédent essai sur la chanteuse, Nico in Camera (Cahiers de Nuit, 1997), Féray livre ici autant une biographie qu’un essai critique sur la vie et l’oeuvre d’une artiste qu’on a souvent réduite à sa participation au Velvet Underground (où elle n’était, disait-elle, qu’une « invitée »), à sa brève liaison avec Alain Delon, qui lui donna un fils, Ari, que l’acteur français ne reconnut jamais ou encore à son addiction à l’héroïne. On en oublierait presque que la sublime mannequin allemande, promue au rang de muse warholienne dans les années 60, a par la suite sorti plusieurs albums solo, dont une belle et sombre « trilogie » (The Marble Index en 1969,  Desertshore en 1971 et The End… en 1974), avec des morceaux composés par ses soins, produits et arrangés par le co-fondateur du Velvet, John Cale, qui s’écartaient des structures traditionnelles et ont eu une influence sur bien des musiciens, de Siouxsie and the Banshees à Patti Smith, en passant par Morissey.

Clairement fasciné et ému par son sujet, mais jamais aveuglé, Serge Féray prend le parti de dresser un portrait tout en nuances de cette personnalité complexe et souvent insaisissable, dénuée de toute modestie, souvent touchante mais ouvertement raciste — ce qui ne transparaît cependant pas dans son oeuvre — qui déclara un jour (c’est cette citation qui ouvre le livre) « Le véritable artiste se doit de s’autodétruire ». Ce qu’elle fit, s’enfonçant tardivement dans une addiction à l’héroïne (elle ne se droguait pas à l’époque du Velvet), qui pesa autant sur sa santé mentale et physique que sur sa beauté à la fois grave et éthérée. Morte à 49 ans d’une hémorragie cérébrale suite à une chute de bicyclette, elle se sera auparavant produite sur scène pendant plus de 20 ans, aura sorti 6 albums solo, tourné dans 32 films (pour Andy Warhol, Philippe Garrel, mais aussi Fellini ou Vincente Minelli),  publié un recueil de poèmes, une autobiographie inachevée…

Ascension new-yorkaise et affranchissement

image screen test de nico pour la factory de andy warhol
Image issue du screen test de Nico pour Andy Warhol, qui lui ouvrit les portes de la Factory.

De son enfance allemande, marquée par la Seconde Guerre Mondiale à ses premiers pas en tant que cover girl à Paris, avant sa rencontre décisive avec Andy Warhol à New York, Serge Féray raconte comment Christa Päffgen est devenue Nico — un  nom qui lui fut donné par le photographe Herbert Tobias, en hommage à un producteur qu’il avait aimé sans retour — semant ici et là quelques indices permettant de comprendre son évolution, tout en revenant sur certains mythes récurrents la concernant. S’il est impossible de savoir si son viol durant la guerre aux mains d’un soldat afro-américain est véridique ou une invention principalement destinée à justifier son racisme anti-noir, ce qui est indéniable, c’est le magnétisme qui se dégage de sa personne et lui ouvre grand les portes de la Factory de Warhol après avoir passé un screen test concluant où elle devait juste rester dans le champ sans parler pendant quelques minutes. Elle deviendra l’une de ses muses et tournera dans ses films The Chelsea Girls, The Closet et bien d’autres, avant qu’il ne lui demande de poser sa voix sur quelques titres afin de lancer un nouveau groupe de rock expérimental cafardeux et pas assez glamour au goût du pape du Pop Art, le Velvet Underground.

On connaît la suite : le mythique « album à la banane », The Velvet Underground and Nico (qui fut un échec commercial à sa sortie en 1966), sur lequel elle chanta de sa voix grave « Femme Fatale », « All Tomorrow’s Parties » et « I’ll Be Your Mirror », sa liaison avec Lou Reed, puis John Cale, avant son éviction, pour cause de différents aussi bien artistiques (Nico ne pouvait plus se contenter de jouer les utilités) que personnels…  Ce que l’on sait moins sur l’artiste, en revanche, c’est comment elle réussit à s’affranchir du carcan du groupe, puis de celui d’Andy Warhol, pour devenir une musicienne accomplie, composant des titres expérimentaux et novateurs puisant dans le romantisme anglais et germanique tout en s’accompagnant à l’harmonium, se battant pour pouvoir enfin sortir des albums qui lui ressemblent après le massacre de son premier essai solo, Chelsea Girls (1967), sur lequel le producteur Paul Morrissey superposa des arrangements à cordes catastrophiques.

Une artiste controversée

image nico photoshoot the marble index
Nico à l’époque de son 2e album solo, The Marble Index, sorti en 1969.

Fin connaisseur de l’oeuvre de Nico, qu’il rencontra plusieurs fois jeune homme, dans les années 80 (lire à ce sujet son interview pour ObskurMag), mais également de l’histoire du rock, Serge Féray analyse avec une grande pertinence et une vraie subtilité ses albums, ses textes souvent hermétiques, aux résonances ésotériques, son évolution musicale, son influence, apportant un éclairage rare sur l’artiste et sondant les contradictions de la femme, divisée entre Christa la petite Allemande et son alter-ego scénique, Nico. Il replace dans le contexte certaines de ses provocations, comme son choix de chanter les couplets interdits de l’hymne national allemand depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, qui fut souvent assimilé à une sympathie nazie, à tel point que cette interprétation apparaît aujourd’hui encore sur la page Wikipedia anglo-saxonne de l’artiste, dans la sous-partie « Racism ». Critique vis-à-vis de la reconstruction de son pays natal (l’ancien sous-officier SS Hans-Martin Schleyer était alors le patron des patrons en Allemagne de l’Ouest), Nico dénonçait en réalité une certaine hypocrisie, tout en replongeant, avec son album The End…, dans certains souvenirs d’enfance, où elle chantait tous les jours à l’école l’hymne national dans sa version désormais interdite.

L’idée de l’album aurait d’ailleurs germée d’un rêve où elle se revoyait enfant en train de chanter le fameux hymne, avant de se recueillir sur la tombe de sa mère, décédée dans la solitude en 1970. Fille d’un officier volontaire de la Wehrmacht qui l’abandonna elle et sa mère avant d’être abattu par les nazis, hantée par la déchéance et la mort de sa mère, qu’elle délaissa sur la fin de sa vie, habitée par la guerre qui marqua ses jeunes années, Nico rend visite à ses démons sur cet album crépusculaire comportant une reprise du célèbre titre des Doors, et fait de l’hymne national un fil rouge parcourant les différents morceaux. Reprendre l’hymne national tel qu’il était chanté sous le Troisième Reich revenait pour elle, comme elle l’expliqua à l’époque, à « mettre en évidence l’ancien sentiment, caché derrière le nouveau ». En revanche, Serge Féray critique son aveuglement lorsqu’elle dédie cet hymne au terroriste Andreas Baader, qui bénéficiait d’une certaine complaisance auprès des sympathisants d’extrême-gauche en raison, entre autres, de son opposition à la guerre du Vietnam.

Un essai pertinent, loin de tout sensationnalisme

nico sur scène en 1984
Nico sur scène, en Hollande, en 1984. (DR)

Outre cette finesse d’analyse, l’auteur évite par ailleurs tout sensationnalisme, au contraire de la réalisatrice Susan Ofteringer, dont le documentaire Nico Icon (1995) s’attardait plus que de raison sur sa liaison avec Alain Delon et certains scandales, ramenant de manière assez facile l’artiste aux hommes qu’elle a connus et à sa toxicomanie, tout en adoptant un ton moralisateur. Si Alain Delon est (très) brièvement évoqué dans Nico femme fatale — principalement pour parler du fils de Nico, Ari, et du traumatisme résultant du refus de l’acteur de reconnaître l’enfant —, Serge Féray s’attache surtout à l’alchimie créative qui l’unissait à Jim Morrison, qui fut brièvement son amant, ainsi qu’à Philippe Garrel, son compagnon durant de nombreuses années, laissant de côté les potins et le voyeurisme des tabloïds pour mettre en avant la manière dont ces relations ont nourri son art. De même, il met en évidence l’influence de Nico sur l’oeuvre de Philippe Garrel, dont elle fut la muse.

Nico, femme fatale est donc un essai essentiel pour aborder l’oeuvre de Nico, finalement assez méconnue au-delà du Velvet Underground, voire incomprise. Rendant à César ce qui lui revient, Serge Féray permet enfin d’envisager l’artiste autrement que comme une jolie blonde, pièce rapportée du groupe de Lou Reed, sans cesse ramenée aux artistes masculins avec lesquels elle fut liée, que ce soit dans sa vie privée ou artistique. Il nous invite à plonger dans ses albums solos (plus particulièrement ceux sortis entre 1969 et 1974, donc), bien accueillis par la critique française à l’époque, mais trop souvent oubliés aujourd’hui, que nous découvrons en partie, étonnés et émus par cette voix hantée et ces accords spectraux, cette approche sans compromis, audacieuse, qui fait qu’aujourd’hui encore ces disques restent uniques.

Biographe méticuleux et connaisseur passionné, Féray ne cache pas sa fascination et son empathie pour son sujet, sans se laisser aveugler pour autant. Si son attachement à Nico est perceptible, tout comme son investissement dans la réévaluation de son oeuvre, l’auteur ne perd jamais de vue la rigueur de mise dans une telle entreprise, offrant d’un bout à l’autre une argumentation et des analyses solides qui lui permettent, en toute fin d’ouvrage, de s’autoriser une conclusion poétique où il imagine une autre fin possible au destin tragique de cette femme tourmentée, qu’il n’hésite pas à comparer, avec une certaine emphase, à Phèdre ou Médée. Sous sa plume, Nico renaît de ses cendres pour une dernière apparition, hallucinée et vacillante, avant le rideau final. On referme son livre avec le sentiment d’avoir découvert une autre artiste, une autre femme, profonde et mystérieuse, derrière la chanteuse à frange qui susurra jadis « Femme Fatale », deux mots qui lui seront restés collés à la peau, éclipsant la formidable complexité d’une oeuvre solo qui mérite d’être redécouverte.

Nico, femme fatale de Serge Féray, Le Mot et le Reste, sortie le 18 février 2016, 304 pages. 23€

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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