Mon père, ce héros ordinaire
Quand on discute manga, on aborde souvent le seinen, le shonen ou le shojo. D’autres courants passent un peu à la trappe, ou du moins ne font pas l’objet d’une attention qui aurait pourtant toutes les raisons d’être particulière. Parmi ceux-là, le gekiga est certainement l’un des plus intéressants. Manga pour adulte, mais sans tentacules ni jets de sang gorissime, ce genre est en fait très bien défini par sa définition du terme : « dessins dramatiques ». Des sujets graves sont au rendez-vous, souvent traités de manière humaniste par des auteurs à part entière, loin du rythme de parution harassant qui, avançons-le, peut parfois atteindre les mangakas jusque dans leur créativité. Le genre de contrainte que ne connaît pas l’immense Jiro Taniguchi qui prouve encore, avec Le Journal De Mon Père, qu’il est l’un des auteurs les plus importants de notre temps.
Le Journal De Mon Père débute alors que Yoichi Yamashita, un bourreau de travail marié et habitant à Tokyo, reçoit une nouvelle : la mort de son père. Apparemment très calme, loin d’être bouleversé, il se dirige alors vers Tottori, sa ville natale où a lieu la veillée funèbre, un voyage qu’il n’avait pas entrepris depuis de longues années. Pendant la cérémonie, arrosée comme il se doit, l’enfance de Yoichi refait surface via les témoignages de plusieurs convives, notamment son oncle Daisuke. Tour à tour, il se remémore ce moment paisible passé à jouer sur le sol du salon de coiffure de son père, alors qu’un rayon de lumière illuminait la pièce, ou encore le grand incendie du 17 avril 1952, qui ravagea la ville et provoqua une crise qui, au bout du compte, provoquera le divorce des parents de Yoichi. C’est alors qu’il se façonne une idée faussée de son père, qu’il accuse intérieurement d’être froid et absent. Mais les différents témoignages vont lui faire prendre conscience que son père était en fait une personne admirable, et que l’absence de son fils l’a bien plus touché que ce que celui-ci a pu imaginer…
Le Journal De Mon Père est donc écrit par l’auteur du prodigieux Quartier Lointain. Une formule sans doute un peu surfaite que de citer le chef-d’œuvre de Jiro Taniguchi, mais il paraît important de bien prendre conscience, dès le début, que l’on se trouve là face à un ouvrage d’une puissance peu commune. Car ce manga touche au plus profond de l’âme en touchant, avec une pertinence absolue, les sentiments que tout un chacun peut être amené à ressentir. Yoichi est Japonais, mais il pourrait aussi bien être Français, Allemand, Marocain ou Sénégalais. Son sentiment de rejet de son père, pas violent dans la manière qu’il a de l’exprimer (jamais le manga ne se fourvoie dans une démonstration ridicule, on n’est pas dans La Vie D’Adèle), est dû avant tout à une incompréhension. Un jugement hâtif qu’il s’est construit à un âge où la compréhension n’est pas encore tout à fait dictée par la sagesse, et qui le poussera à mépriser son paternel au point de ne plus le visiter qu’une poignée de fois en quelques dizaines d’années.
Un manga (néo) réaliste
Yoichi sera alors confronté à la peine qu’il a pu provoquer, mais jamais d’une manière moralisante. C’est exactement là que Jiro Taniguchi est un pur génie, un grand auteur : Le Journal De Mon Père ne provoque que le sentiment, il ne cherche absolument pas à ce que le lecteur juge les personnages. On ne cache pas que cela provoque une véritable bouffée d’air frais à notre époque où la morale (qu’elle soit pudibonde ou versant dans l’extrême contraire) ne cesse de se faire de plus en plus présente. Le manga, l’histoire qu’il développe, est d’une pureté des émotions qui résonne directement en chacun de nous, au plus profond de notre âme. Pour arriver à ce résultat, l’auteur opte pour un découpage par chapitres très bien maîtrisé, chacun représentant non seulement un souvenir de Yoichi, mais surtout l’occasion de lui faire découvrir à chaque fois une facette de son père qu’il ignorait. Le Journal De Mon Père développe ainsi une description sensationnelle, au premier sens du terme, qui s’attache à comprendre chacun des personnages. Ce qui les sépare n’est donc pas la superficielle méchanceté de l’un ou de l’autre, mais l’absence de communication.
En s’inspirant de son cas personnel, ce qui donne au Journal De Mon Père cette personnalité très (néo) réaliste, Jiro Taniguchi décrit méticuleusement le fonctionnement humain, lequel nous fascine par son universalisme. L’auteur ne maîtrise pourtant pas cette partie, car ne veut pas s’inspirer d’autre chose que le ressenti japonais. Ce qui accouche d’une œuvre jamais dans la démonstration forcenée, sans aucune volonté de se mettre en scène : on est au Japon, la société est japonaise, on rencontre même des problématiques historiques de ce pays (par exemple les relations tendues, après guerre, avec les soldats américains restés sur place). C’est juste que Taniguchi réussit à capter les émotions avec une telle objectivité qu’on ne peut que trouver crédible la situation dépeinte, que celle-ci nous expose la perte du chien familial, ou une simple balade dans des lieux pas si oubliés que cela. Le Journal De Mon Père ne cesse de s’adresser à nous avec une pertinence peu commune, on en sort bouleversé.
Ajoutons que Le Journal De Mon Père est aussi un coup de cœur pour ses dessins, dont le style détaillé (des personnages aux décors) est un enchantement tout du long. Le trait fin et précis, les expressions faciales d’une justesse qui pousse le lecteur à s’y identifier : rien n’est laissé au hasard. Jiro Taniguchi se demande, lors d’un texte qui conclue la très belle édition assurée par Casterman, s’il a opté pour la bonne forme en choisissant la bande dessinée, regrettant de ne pas avoir tenté le roman. On peut le rassurer : si l’on ne peut s’avancer sur ce qu’aurait été Le Journal De Mon Père sous la forme d’un livre, on peut par contre affirmer que son gekiga est un coup de maître à découvrir au plus vite.
Le Journal De Mon Père, écrit et dessiné par Jiro Taniguchi. Aux éditions Casterman, collection Écritures, 280 pages, 19.95 euros. Sortie le 2 juin 2016.