[Critique] The Wicked + the Divine : T 1, Faust Départ — Kieron Gillen & Jamie McKelvie

image couverture the wicked and the divine tome 1 faust détour gillen mckelvie éditions glénatNommée aux Eisner Awards et prochainement adaptée en série, The Wicked + the Divine, dont le premier tome vient tout juste d’être publié aux éditions Glénat, est LA nouvelle série de comics indé du moment, plébiscitée aussi bien par la critique que le public. Inspirée du culte de la célébrité de notre ère de télé-réalité et réseaux sociaux, mais également de la culture musicale, l’oeuvre créée par Kieron Gillen et Jamie McKelvie, remplie de références, tant au niveau visuel que dans le texte, nous conte une histoire de dieux revenant tous les 90 ans sous la forme de pop-stars à la gloire aussi fulgurante qu’éphémère.

Un comics baroque aux faux airs de Sandman

Chaque nouveau cycle est appelé une « récurrence », où les mêmes douze dieux, issus de différentes cultures (Sekhmet de la mythologie égyptienne, Inanna de la mythologie sumérienne, Lucifer, etc.), s’incarnent dans le corps de jeunes adultes avant de mourir au bout de deux ans. Une histoire hautement métaphorique et métatextuelle donc, brassant pop culture et mythologie au sein d’un mélange qui n’est pas sans rappeler le Sandman de Neil Gaiman et surtout sa petite-soeur, le spin-off Death, dont le pitch du premier tome est relativement proche.

En effet, dans le comics écrit par Gaiman, Death, qui fait partie de la famille des Immortels, s’incarne tous les cent ans dans le corps d’une adolescente le temps d’une journée, au terme de laquelle elle meurt, afin de se souvenir de la préciosité de la vie humaine. Dérivé adolescent du chef d’oeuvre onirique de l’auteur britannique, Sandman, qui mettait en scène une famille d’Immortels régissant la vie des hommes (Dream, Delirium, Destiny, Desire…), mais aussi différentes divinités, Death ne connut que deux tomes sous la forme de one shot et se présentait comme une bande-dessinée plus accessible que l’oeuvre originelle, avec laquelle elle partageait certains thèmes. Le second et ultime tome tournait d’ailleurs autour d’une pop star ayant du mal à articuler vie publique et vie privée, et confrontée à la mort. Par son histoire, son utilisation très pop de la mythologie, la folie de certains dessins tout comme le côté assez intello de son approche métaréflexive, The Wicked + the Divine lorgne donc clairement du côté de Sandman et Death, tout en développant un univers et une tonalité qui lui sont propres.

Rock stars et archétypes

image planche laura amaterasu the wicked and the divine glenatGillen et McKelvie ont tous deux travaillé sur la série des Young Avengers, qui fut très justement saluée, ou encore sur la très musicale Phonogram, qui s’apparentait à de la critique musicale sous forme comics, et leur alchimie est palpable. Colorisés par le talentueux Matthew Wilson, les dessins de McKelvie prennent vie et acquièrent rapidement une dimension assez psychédélique qui ne fait qu’accentuer l’onirisme de l’ensemble, tout en conservant un aspect moderne et assez « jeune ». En cela, The Wicked + the Divine pourra plaire à un lectorat adolescent et étudiant élevé aux comics des années 2000-2010. Pour autant, et même s’il fait clairement référence à des stars telles que Rihanna ou Kanye West, la bande-dessinée ne cherche pas le mainstream ou la coolitude à tout prix et conserve tout du long une exigence véritable.

Ainsi, si les personnages de Laura et Sekhmet sont physiquement calqués sur Rihanna, et que la mégalomanie et les discours tonitruants de Baal rappellent volontairement ceux de Kanye West, sans compter des références à Bowie, aux Stones et bien d’autres, The Wicked + the Divine va bien plus loin que ses seules références. Utilisant la mythologie comparée chère à l’anthropologue Joseph Campbell, et des concepts développés par des théoriciens tels que Aby Warburg autour de la récurrence de certaines formes, certains motifs à travers les grandes périodes de l’histoire de l’art, Kieron Gillen livre une parabole un rien mystique sur la manière dont certaines stars de la musique semblent incarner à la perfection un des grands archétypes dérivés de la mythologie, à tel point qu’ils acquièrent au yeux de leurs admirateurs un statut de divinité absolue, donnant une grand messe chaque soir afin de communier avec leur public et l’élever par la musique. Un idéal qui a connu son apogée dans les années 60-70, en pleine période hippie, et qui a peu à peu évolué à mesure que le star system et l’industrie du disque modifiaient ce rapport de l’auditeur à la musique et aux artistes. Cependant, hier comme aujourd’hui, le culte de la célébrité est resté, et si les idoles de la jeune génération ne meurent plus forcément d’overdose, le caractère éphémère de leur gloire, qui peut cesser du jour au lendemain, permet aux auteurs de The Wicked + the Divine de jouer sur ces deux tableaux pour proposer une métaphore aussi efficace que marquante.

Ainsi, alors que Jim Morrison dégageait selon beaucoup une énergie dionysiaque sur scène, les dieux du Panthéon du comics de Gillen et McKelvie habitent littéralement l’enveloppe charnelle d’adolescents ou jeunes adultes et se produisent sur scène devant des fans en transe. Une métaphore qui fonctionne bien même si l’on regrette un peu que les auteurs ne nous donnent pas vraiment d’idée du type de musique qu’ils chantent, qui reste du coup très vague. Ce qui était peut-être volontaire : on a en effet un peu l’impression que les auteurs, en invoquant des artistes célèbres que l’on retrouve dans l’apparence ou les attitudes des uns et des autres, veulent que nous transférions l’image de ceux-ci sur les personnages. Ainsi, la jeune et rousse Amaterasu et son maquillage psychédélique pourront évoquer un mélange de Bat for Lashes, Florence + the Machine et Björk. On reste malgré tout un peu sur le sentiment que cette volonté de transfert est aussi une petite facilité de la part des auteurs leur permettant de ne pas s’aliéner les lecteurs en fonction de leurs goûts musicaux. Néanmoins, ce que chantent ces dieux n’est au final pas si important, les auteurs s’intéressant surtout à ce qu’ils incarnent.

Une histoire prenante posant les bases d’un univers complexe

image planche 2 the wicked and the divine glénatEt de ce côté-là, The Wicked + the Divine fonctionne plutôt bien : par le regard de la mortelle Laura, jeune admiratrice qui ne tardera pas à approcher ces divinités, le comics se penche sur le rapport à la célébrité et la vision qu’en ont les adolescents, qui vivent pour l’instant présent et se reconnaissent dans ces stars parfois extrêmes qui brillent de mille éclats et se consument sous leurs yeux. Très rythmé, ce premier tome ne perd pas de temps et introduit assez vite un mystère à résoudre, qui prendra la forme d’une enquête menée par Laura et une journaliste musicale pour innocenter Luci, alias Lucifer, une troublante divinité androgyne qui joue (littéralement) avec le feu et se retrouve accusée de meurtre.

Les rebondissements s’enchaînent, tout comme les bons mots, mais ce sont clairement les passages oniriques, au découpage très inspiré, qui l’emportent. Les différents dieux du Panthéon ne se dévoilent pas encore tous clairement, mais la manière de présenter leurs rapports, sous-tendus par des conflits ou des désirs inexprimés qui promettent de jaillir au grand jour, est définitivement intrigante et l’on ne peut qu’émettre des suppositions sur les multiples ramifications que promet l’histoire arrivés en fin d’album. Voilà donc un comics qui, tout en traitant d’un thème (la célébrité et sa vanité) vu et revu, parvient à tirer son épingle du jeu avec brio et place la barre assez haut pour la suite. Sans être aussi original que ce qu’ont pu en dire certains critiques (Sandman est passé par là il y a plus de 20 ans et son influence se fait assez fortement sentir), The Wicked + the Divine, tome 1 propose une vision psychédélique de la célébrité et de ce qu’elle représente aux yeux des gens, mais aussi de la force d’évocation des artistes et leur pouvoir.

Autant inspiré par notre époque contemporaine que par les flamboyantes 70’s de Ziggy Stardust (un personnage d’alien créé par David Bowie qui se présentait déjà, en 1973, comme une métaphore du caractère éphémère de la gloire et des idoles), le comics de Gillen et McKelvie parvient à faire une synthèse étonnante de ces différentes périodes musicales pour aboutir à une réflexion tout à fait pertinente sur la récurrence de certains archétypes au sein de la pop culture. Des visages et des corps différents, mais une même énergie « divine », qui traverse le temps et transcende la musique. On saluera également le travail effectué par Glénat sur cette édition, agrémentée d’une longue interview du scénariste Kieron Gillen en introduction et de tout un tas de petits bonus (dont des couvertures alternatives) à la fin.

The Wicked + the Divine : tome 1, Faust Départ de Kieron Gillen et Jamie McKelvie, Glénat, sortie le 26 octobre 2016, 179 pages. 17,50€

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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