Une oeuvre aux multiples récompenses
Auteure de fantasy renommée, récompensée du prix du meilleur roman pas moins de 4 fois aux prestigieux Hugo Awards, Lois McMaster Bujold a publié le cycle de Chalion entre 2001 et 2005 ; une oeuvre en trois tomes dont les deux premiers volumes remportèrent les plus grandes récompenses des littératures de l’imaginaire.
Publiée aux éditions Bragelonne, cette volumineuse intégrale de 1260 pages réunit les différents romans, ainsi qu’une nouvelle inédite, « Le démon de Penric ». Des heures de lecture en perspective et, surtout, la découverte d’un univers unique, à mille lieux des poncifs du genre, qui cherchent parfois à reproduire une formule éprouvée en déclinant à l’envie certains motifs. S’il est question dans Chalion d’un royaume imaginaire, où règne une étrange religion qui provoquera des guerres, Lois McMaster Bujold développe d’un tome à l’autre une vision véritablement personnelle afin de construire, bloc par bloc, une oeuvre exigeante, quitte à décontenancer certains lecteurs, qui pourraient s’attendre à une intrigue enchaînant les rebondissements à la George R. R. Martin, avec un rythme plus accrocheur.
Un univers complexe régi par une étrange religion
Bujold préfère prendre le temps de poser les bases de son univers et de nous présenter ses personnages et on ne saurait le lui reprocher tant cette minutie dans la construction fait sens et donne un impact d’autant plus fort aux événements et retournements imprévus lorsque ceux-ci surviennent, pour peu que le lecteur prenne son mal en patience. On découvre alors un monde certes purement imaginaire, mais qui n’est pas sans échos avec le nôtre. Le quintarianisme, la religion qui le régit et se révèle être le véritable point commun des 3 volumes puisque le dernier, La chasse sacrée, ne se déroule pas à Chalion mais dans une autre contrée, est décrite de manière particulièrement saisissante, de façon à irriguer en profondeur chacune des ramifications des différentes intrigues. Elle est ce qui conditionne le fonctionnement des royaumes décrits et la place des personnages en leur sein, déterminant donc en partie leurs motivations, créant des tensions qui entraîneront une foule de bouleversements…
On peut donc lire à travers cette dimension essentielle de l’intrigue un certain regard que pose l’auteur sur les problèmes engendrés par la religion, mais cette vision, qui n’est jamais manichéenne et prend au contraire en compte les différentes dimensions de la question, n’est pas simplement calquée sur notre monde : l’auteure a imaginé en détails toutes les spécificités de ce culte, ses dieux et la culture qui en découle, déployant des trésors d’imagination et effectuant un travail d’orfèvre rendant l’ensemble de son univers crédible et vivant. Ses personnages, complexes et attachants, peuvent alors s’y déployer et nous entraîner avec eux dans leurs aventures, où la petite histoire des uns et des autres rejoint un ensemble plus complexe.
Des romans à la construction implacable
Le Fléau de Chalion nous introduit donc dans le royaume par le biais de Cazaril, un ancien soldat et courtisan s’étant fait de nombreux ennemis. Jeté aux fers, tombé aux mains de tortionnaires encore plus redoutables, c’est un véritable survivant, qui cherche seulement à s’assurer une position suffisamment stable pour être à l’abri des ennuis tout en restant discret. Nommé secrétaire personnel et tuteur d’Iselle, jeune fille de sang royal et soeur du prochain héritier au trône à la suite d’un concours de circonstances, il se retrouve soudain dans l’oeil du cyclone puisque les responsables de son infortune se trouvent à la cour. Cependant, ses ennuis personnels ne sont rien comparé à la menace bien plus importante qui pèse sur la famille royale et, par extension, tout le royaume. Spiritualité et magie noire seront de mise et, une fois la machine lancée, Lois McMaster Bujold avance chacun de ses pions au bon moment, provoquant des réactions en chaîne qu’elle narre avec une maîtrise remarquable. La construction de ce premier roman, comme du second, pourrait ainsi s’apparenter à un jeu d’échec, avec un avantage considérable ici : l’auteure n’oublie pas d’apporter de l’émotion à l’intrigue, sans chercher à en faire trop pour autant. Cazaril, comme Ista, l’héroïne de Paladin des âmes (le 2e tome), possèdent suffisamment de qualités pour que l’on s’y attache, et ils sont développés de telle sorte à ne pas rester de simples archétypes, ce qui renforce l’identification.
En ce qui concerne Ista, on saluera le choix de l’auteure de proposer une histoire que l’on pourrait qualifier d’initiatique et qui est centrée sur un personnage féminin d’une quarantaine d’années, chose assez marginale dans l’univers de la fantasy, qui cherche souvent à plaire aux jeunes femmes avec des personnages à même de les interpeller. Ce second volume, qui n’est pas une suite directe du premier à proprement parler puisqu’il présente une intrigue différente et peut ainsi se lire indépendamment, malgré la présence de certaines références ou personnages communs, est d’ailleurs sans doute encore plus captivant que son prédécesseur par la manière dont son intrigue se déroule de manière implacable, avec certains rebondissements réellement inattendus, qui donneront une belle claque aux lecteurs.
Un 3e volume plus déroutant mais non moins fascinant
Le troisième tome, qui ne se déroule pas à Chalion donc (le royaume ne sera cité que deux fois de manière assez vague par les personnages), est sans doute le plus déroutant du lot, et demandera plus de temps afin de rentrer dans l’intrigue. Les lecteurs s’intéressant davantage à la pure action pourront être un peu déçus, car le récit se concentre principalement sur le quintarianisme, et la manière dont il a remplacé ce qui, transposé dans notre monde, serait le paganisme. Bujold s’inspire en partie de la spiritualité amérindienne et imagine des guerriers spirituels liés à l’âme d’un animal qu’ils invoquent afin de décupler leurs pouvoirs, dans les grandes lignes. Le récit se déroule ainsi avant les deux premiers romans du cycle, et comme l’action a lieu autre part, les liens avec le reste de la trilogie est plus lâche, bien qu’il éclaire en réalité les événements à venir, nous permettant d’apprécier encore davantage les mécanismes régissant cet univers, dont on peut ainsi comprendre l’évolution.
Enfin, Le démon de Penric est une nouvelle assez longue (qui pourrait presque être considérée comme un court roman, à bien y regarder) racontant l’histoire, là encore initiatique, d’un jeune homme auquel une prêtresse transmet le « démon » qui vivait en elle avant de mourir, une créature qui le liera aux cinq dieux du panthéon du quintarianisme et lui donnera de précieux pouvoirs. Ce récit finalement assez simple est construit et narré de manière efficace, avec une conclusion simple et émouvante qui plaira sans mal aux lecteurs.
Le cycle de Chalion est donc sans conteste l’une des plus belles oeuvres de fantasy qu’il nous ait été donné de lire depuis le début des années 2000. Une saga riche, intransigeante avec le lecteur, mais qui sait récompenser celui-ci en l’entraînant dans un monde complexe peuplé de personnages intéressants, où les rebondissements découlent d’une construction logique savamment mise en place, tout en prenant le lecteur par surprise. A conseiller aux lecteurs voulant sortir des sentiers battus.
Le cycle de Chalion : l’intégrale de Lois McMaster Bujold, Bragelonne, sortie le 30 novembre 2016, 1267 pages. 25€.