[Critique] Le quatrième mur — Corbeyran & Horne, d’après Sorj Chalandon

image couverture le quatrième mur corbeyran horne marabullesAntigone de Jean Anouilh au Liban

Paru en 2013 aux éditions Grasset, Le quatrième mur de Sorj Chalandon avait connu un vif succès critique et remporté le Prix Goncourt des lycéens. Inspiré en partie de l’expérience de reporter de guerre de l’auteur, le roman n’est pas autobiographique à proprement parler, mais basé sur ce qu’il était et certains de ses souvenirs.

Il s’inventait ainsi un double de papier, Georges, étudiant à la Sorbonne et militant d’extrême gauche, qui se retrouve à essayer d’organiser une représentation de la tragédie Antigone dans la version de Jean Anouilh au Liban, en plein conflit armé, avec des comédiens issus des différents peuples en opposition. Un projet aussi fou qu’utopique où le héros se retrouvera confronté à lui-même et ira au bout de sa logique, comme l’héroïne grecque dans une certaine mesure. Sorj Chalandon s’est donc projeté dans Georges en le poussant dans des retranchements où lui-même n’est jamais allé, mais où il aurait pu s’aventurer dans d’autres circonstances.

Une allégorie sur la guerre, l’engagement et l’enfermement

image planche pages 80-81 le quatrième mur corbeyran horne marabullesTrois ans après la sortie du roman, les éditions Marabout ont eu l’idée d’adapter ce roman aussi dur que puissant sur la guerre, la résistance et la fraternité en format bande-dessinée au sein de leur collection hétéroclite Marabulles. Sorti en octobre dernier, Le quatrième mur par Eric Corbeyran et Horne s’est révélé l’un des albums francophones les plus forts et inventifs de l’année. En 136 pages, les deux acolytes, qui ont déjà collaboré sur de nombreux albums (du Maître du Jeu à Lennon, en passant par Malpasset et La Métamorphose de Kafka), parviennent à retranscrire l’essence de l’oeuvre de Sorj Chalandon tout en se l’appropriant de telle manière à en faire une oeuvre à part. Pour éviter de tomber dans le voyeurisme et maintenir une certaine distance face aux événements particulièrement forts et sanglants décrits, ils ont fait le choix du noir et blanc, qui se révèle un parti pris tout à fait judicieux. Horne adopte un trait charbonneux et s’autorise plusieurs passages oniriques particulièrement marquants, où le dessin se fait plus abstrait, avec des silhouettes en guise de personnages. Un style qui évoque directement celui de la couverture originale de la pièce de Jean Anouilh, et nous fait rentrer de plein pied dans le mythe. Un mythe qui se confondra de plus en plus avec la réalité de la guerre au Liban, emprisonnant le héros, qui ne parvient pas à retourner à sa vie de famille…

C’est là que la BD, comme c’était déjà le cas du roman, révèle toute son ampleur et sa force. Car si le “quatrième mur”, en théâtre, est celui, invisible, qui sépare la scène du public, donnant l’impression à ce dernier d’observer des personnages qui ne le voient pas, ce qui maintient ainsi l’illusion théâtrale (sauf lorsque ce mur est brisé à dessein, lorsqu’un comédien s’adresse directement aux spectateurs, voire interagit avec eux), Georges, lui, s’isole de plus en plus dans ce projet de pièce et dans sa fascination pour cette guerre. Une obsession qui le sépare progressivement des siens, plus particulièrement lorsqu’il rentre de son premier voyage au Liban, et montre tous les symptômes d’un syndrome de stress post-traumatique. Mais, au-delà du traumatisme de la guerre, l’histoire de Georges est celle d’un homme au service d’une utopie de fraternité, qu’il entend mener à bien même si elle ne doit durer que le temps d’un spectacle ; l’histoire d’un homme qui veut agir, et se retrouve happé par quelque chose de plus grand, qu’il ne peut que suivre jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix à payer.

Corbeyran et Horne rendent ainsi compte de la mécanique à l’oeuvre dans l’histoire de Sorj Chalandon ; mécanique dont les ressorts sont propres à la tragédie, mais qui mettent également en avant ce qui peut déclencher l’engagement au service d’un combat ou d’une guerre. Les tensions entre peuples ennemis, alimentées par des reproches réciproques et véhiculant leur lot d’absurdité, sont observées de manière pertinente et avec une pointe d’humour à certains moments. La ruse dont Georges et les comédiens doivent faire preuve afin de pouvoir attribuer les rôles aux personnes souhaitées, par exemple, en est l’exemple parfait. On ressent de manière viscérale ce qui rapproche les protagonistes, malgré leurs différences et le contexte politique, mais aussi ce qui fait qu’une communication réelle et durable ne peut être que temporaire, voire impossible, ce qui ne fait que renforcer le tragique de la situation et de l’intrigue.

Le combat de l’ombre et la lumière

image planche page 27 bd le quatrième mur corbeyran horne marabullesS’il est difficile d’évoquer la conclusion sans trop en révéler, les partis pris visuels de Horne prennent tout leur sens dans ces dernières pages, belles et terribles à la fois. Par sa dimension symbolique, son onirisme, comme son ancrage dans un conflit bel et bien réel, Le quatrième mur est une bande-dessinée forte et inspirée, où la question de la guerre est abordée dans toute sa complexité tout en s’écartant des carcans d’un réalisme documentaire. En se tournant vers le théâtre et le mythe, l’histoire de Sorj Chalandon renforce l’impact de l’allégorie qu’elle tisse et fait appel à l’intime, à la subjectivité.

Eric Corbeyran a bien su le saisir à travers son texte simple, épuré, jouant parfois sur le contraste sans jamais être démonstratif. Quant à Horne, son trait et l’évolution de son dessin rendent compte de cette nature archétypale, comme de la force vive qui se dégage de l’histoire et en constitue le moteur. Certaines séquences à Paris sembleraient presque simples, avec des personnages représentés d’une manière parfois un peu naïve qui tranche avec la dureté du récit ; les cases d’autres pages s’apparenteraient davantage à de mini-tableaux. Cette tension entre ombre et lumière, au coeur même de la bande-dessinée et de ses partis pris puisqu’elle symbolise le combat qui se livre en chacun d’entre nous, permet au Quatrième mur de transcender sa réflexion et d’atteindre une forme de pureté en touchant à l’universel. L’une des plus belles BD francophones de l’année.

Le quatrième mur d’Eric Corbeyran & Horne, d’après le roman de Sorj Chalandon, Marabout, collection Marabulles, sortie le 19 octobre 2016, 136 pages. 17,95€.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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