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[Critique] On n’est jamais bizarre sur Internet (ou presque) — Felicia Day

image couverture on n'est jamais bizarre sur internet ou presque felicia day bragelonneQui est Felicia Day ?

Si vous n’êtes pas immergé dans la culture geek, le nom de Felicia Day ne vous dit peut-être spontanément pas grand chose. Pourtant, vous l’avez probablement déjà vue dans des séries télé comme Buffy contre les vampires (dans la saison 7), EurekaSupernatural, ou encore dans la websérie Dr. Horrible Sing-Along Blog réalisée par Joss Whedon en 2009, où elle tenait le principal rôle féminin aux côtés de Neil Patrick Harris et Nathan Fillion. Mais Felicia Day est bien plus qu’une simple actrice hollywoodienne : elle a lancé sa propre websérie sur YouTube en 2007, à une époque où les gens avaient encore du mal à réaliser qu’il était possible de partager d’autres contenus sur cette plateforme que les habituels LOL cats ou reprises maladroites des chansons de rupture de Taylor Swift.

Qui plus est, The Guild était une websérie résolument geek inspirée par le jeu en ligne World of Warcraft (WOW pour les intimes), remplie de vocabulaire spécifique au gaming et de gags dont certains demandent une certaine connaissance du jeu et du fonctionnement d’une guilde afin d’être pleinement appréciés — bien que l’intrigue soit aisément compréhensible, ainsi que le ton général, même sans être gamer. Avant d’avoir recours au Plan B qu’était Internet — en utilisant en partie son propre argent afin de financer le projet — elle essaya dans un premier temps de pitcher la série à des producteurs de télévisions, qui, pour faire simple, lui ont rit au nez, persuadés qu’ils étaient qu’un tel concept ne trouverait pas son public.

Puis, Kim Evey, l’une de ses amies, qui devint par la suite une collaboratrice au long cours, lui suggéra de diffuser les épisodes sur YouTube, et elle réalisa alors que le Web était le meilleur endroit pour diffuser The Guild, puisque les gamers et la majeure partie de la communauté geek passe beaucoup de temps en ligne. Elle ne savait pas comment procéder au départ, car il n’y avait pas encore vraiment de modèle économique pour ce type de format, mais elle a appris sur le tas en compagnie de son équipe, et l’accueil fut bien meilleur que ce qu’elle aurait pu rêver. A tel point que YouTube propulsa même la websérie sur sa homepage et que XBox la contacta afin de financer une partie de la seconde saison et lui proposer de la diffuser sur XBox Live Marketplace.

The Guild dura le temps de 6 saisons (toutes sont disponibles en ligne) et elle écrivit même des comics inspirés de l’univers de la série. Lorsqu’elle lança par la suite la chaîne YouTube Geek & Sundry avec Kim, elle avait déjà été adoubée « Reine des Geeks », et son compte Twitter atteint aujourd’hui les 2,96 millions de followers. On peut donc sans trop de mal la qualifier de personnalité influente. Ce qui est bel et bien la raison pour laquelle elle a écrit, à l’âge de 35 ans, ce livre de mémoires, On n’est jamais bizarre sur Internet (ou presque), sorti aux États-Unis en 2015 et publié aujourd’hui chez Bragelonne. Donc, pour répondre à la question que vous vous posiez peut-être en cliquant sur cette page si vous n’étiez pas familier de Day : non, il ne s’agit pas d’un livre superficiel et marketé afin de surfer cyniquement sur le raz-de-marée geek qui a déferlé sur l’industrie du divertissement ces dernières années, transformant ce qui était alors considéré comme une niche en véritable empire.

D’enfant prodige à Reine des Geeks

felicia day and cast the guild web series
Felicia Day dans le rôle de Codex, entourée du cast de The Guild. Felicia Day as Codex and The Guild’s cast.

Bien que l’interrogation puisse être légitime, on réalise très vite à la lecture que derrière ce titre accrocheur se cache un livre assez unique. On n’est jamais bizarre… est en réalité à mi-chemin entre l’autobiographie et le livre de développement personnel, à la différence près que Felicia Day n’est en aucun cas un gourou qui essaierait de vendre aux lecteurs une méthode censée les transformer en millionnaires geek, bien qu’elle ait lancé son entreprise avec succès. Néanmoins, le message au coeur du livre reste que l’on peut être un outsider et parvenir à le tourner à son avantage, même si vous ne savez pas exactement comment faire au départ, et même si vous connaissez l’échec au cours de votre parcours, avant de remonter en selle. Une outsider : c’est exactement ce qu’était Felicia Day avant de lancer The Guild,  une websérie qu’elle a écrite, produite, dans laquelle elle tenait le rôle principal et pour lequel elle a elle-même assuré la communication en envoyant des centaines de messages privés sur Facebook à des blogueurs afin de les convaincre d’en parler et de chroniquer les webisodes.

Prodige des maths et du violon ayant reçu une éducation à domicile pour cause de « parents hippie », folle d’Internet — qu’elle utilisa bien avant tout le monde — elle quitta Los Angeles afin de devenir actrice après un double cursus en maths et violon — diplôme qu’elle obtint avec les plus hautes distinctions. Elle joua de nombreux petits rôles dans des séries télé, mais, en dehors du rôle secondaire d’une Potentielle dans Buffy, on la choisissait le plus souvent pour jouer le rôle de la secrétaire foldingue dingue de chats qui sortait une réplique marrante dans tel épisode, et comptait souvent sur les publicités pour payer son loyer. Donc, pour faire simple, sa carrière la frustrait et elle développa une sévère addiction au jeu. Pas le genre de jeu qui vous conduit au casino, mais bien le jeu vidéo en ligne, puisque Felicia Day se passionne pour le gaming depuis son adolescence.

Elle faisait à ce moment-là partie d’une guilde WOW et s’y perdit avant de parvenir à écrire le script de ce qui devint — vous l’avez deviné — la websérie The Guild, qui est fortement inspirée de son experience en la matière. Et, alors que le succès lui souriait enfin et qu’elle avait l’occasion de tenir des rôles plus importants à la télévision tout en continuant de développer la websérie et sa « marque », elle continua à souffrir de sérieux troubles anxieux car son intransigeance la poussait à redouter le pire si jamais elle arrêtait de tout gérer à la fois, ce qui la conduisit à faire une grave dépression en 2013, en plus de multiples problèmes de santé. Mais, encore une fois, elle se releva et semble aujourd’hui avoir enfin trouvé sa place et la juste distance au sein de Geek & Sundry, qui représente une somme de travail considérable, non seulement pour elle, mais aussi pour toutes les personens impliquées.

Un parcours semé d’embûches auquel on peut facilement s’identifier…

comic con san diego 2011 felicia day
Felicia Day au Comic Con de San Diego en 2011. Felicia Day at the Comic Con in San Diego in 2011.

Donc, tous ces différents aspects (l’enfance atypique faite de passions « bizarres », le syndrome de l’enfant prodige, les galères d’actrice, le miracle Internet, l’addiction et la dépression) sont convoqués au sein du livre pour former ce que l’on pourrait appeler « la route semée d’embûches » de Felicia Day — soit the road of trials, le chemin mythologique du héros si cher à Joseph Campbell. Cette référence est tout à fait appropriée au sens où il y a sans aucun doute possible une qualité de « conte initiatique » qui émerge d’On n’est jamais bizarre sur Internet (ou presque), à la différence près qu’il s’agit d’une histoire vraie. Après tout, depuis son enfance, Day a longtemps été quelqu’un qui cherchait à faire plaisir  — ce qui est le cas de nombreux enfants prodiges — et elle a souvent dépensé beaucoup d’énergie afin de recevoir des compliments, doutant facilement d’elle-même si jamais ceux-ci ne venaient pas assez rapidement. A côté de ça, elle a aussi été capable de s’accrocher à ses idées tout en refusant de compromettre sa vision, tout aussi dur que cela ait pu être à certains moments.

De son enfance à la trentaine, nous apprenons donc à connaître cette drôle de dame et la voyons évoluer et apprendre à gérer ses doutes tout en prenant d’assaut Hollywood et Internet, sans carnet d’adresses. Il s’agit d’une lecture réellement inspirante, principalement en raison de la sincérité de Felicia Day, qui réserve également au lecteur quelques moments plus bruts, malgré les nombreux passages hilarants contenus dans le livre. De nombreuses personnes veulent souvent paraître cool, mais accepter de se montrer vulnérable, oser parler d’addiction aux jeux vidéo ou quelque chose d’aussi tabou que la dépression, qui a tendance à rendre les gens méfiants, voire carrément mal à l’aise, est quelque chose d’assez courageux, même à notre époque — ou peut-être encore davantage à notre époque dominée par le culte de la perfection Instagramée.

C’est donc avec un certain soulagement que nous accueillons les acteurs, artistes et personnalités influentes qui osent montrer qu’ils sont en réalité de vrais gens. En ce sens, les mémoires de Felicia Day aideront sans doute de nombreuses personnes qui ont été confrontées aux mêmes types de problèmes. Et son livre est inspirant car sa personnalité déterminée est la preuve que si vous travaillez dur et osez vous mettre à la tâche sans jamais abandonner, vous finirez bien par atterrir quelque part et vous faire une place qui soit la vôtre.

… et un livre drôle et inspirant

san diego comic con 2011 felicia day

Bien sûr, l’une des plus grandes qualités du livre est son humour à base d’auto-dérision, qui vous fera rire aux éclats plus d’une fois. La première moitié du livre, où Felicia Day raconte son éducation atypique, est ainsi assez hilarante. Elle a conservé les journaux intimes qu’elle tenait enfant, et a intégré certaines photos au fil des pages, où l’on peut lire certaines des choses les plus drôles ou mignonnes qu’elle ait pu écrire à son unique confident. Prenez cet extrait : « Tu sais ce que j’aimerais le plus au monde (à part la stabilité biologique et environnementale pour toujours) ? Voyager dans le temps comme dans un saut quantique. Ca serait fabuleux ». Elle a aussi inséré tout un tas de photos rigolotes façon GIFs, où on la voit enfant, ou bien simplement illustrées de ce qu’elle appelle des « messages de mugs », c’est-à-dire le genre de phrases efficaces ou un peu gnangnan parfaites à imprimer sur votre tasse préférée pour vous motiver devant votre café. Bien entendu, il est aussi beaucoup question de gaming.

Elle a rejoint sa première guilde en ligne vers l’âge de 15 ans (le jeu Ultima), et ces personnes qu’elle ne connaissait que virtuellement devinrent importantes pour elle à l’époque. Elle finit d’ailleurs par les rencontrer en vrai à un moment donné… ce qui s’avérerait un moment assez gênant sur le coup, un peu à l’image de ce que l’on voit dans la saison 1 de The Guild. Les fans de la websérie en apprendront plus sur les événements qui l’inspirèrent pour les webisodes, et encore davantage sur la manière dont le programme fut réalisé et son évolution. On n’est jamais bizarre sur Internet (ou presque) est donc résolument un livre qui vous scotche davantage page après page, même en étant au départ un peu méfiant quant au contenu potentiel du livre. Felicia Day n’est pas seulement une actrice et scénariste très drôle, elle est aussi une auteure honnête et une figure inspirante qui n’essaie pas de se cacher derrière sa coolitude, même si (avouons-le !) elle est en effet assez cool.

Elle a souvent recours à l’auto-dérision au sein de la narration, et sait aussi se montrer plus directe lors des passages les plus sombres, ce qui permet de s’identifier facilement à elle. Son parcours parfois difficile— avec une « issue » positive, si l’on peut dire, puisque la carrière de Day est loin d’en être à sa fin — et son éternel enthousiasme donnent ce sentiment exaltant que vous pouvez viser la lune. Il s’agit donc typiquement du genre de livre que vous pourriez avoir envie de lire si vous vous trouvez au milieu d’un projet de longue haleine, qui pourrait se révéler génial, mais sera sans doute difficile à réaliser ; ou bien si vous n’avez pas encore osé prendre l’initiative afin de réaliser vos rêves.

Enfin, cette autobiographie est également un témoignage fort intéressant autour de la Web culture, la communauté des geeks et gamers, et notamment la place des femmes au sein de celle-ci, mais aussi dans l’industrie du divertissement, sans oublier un regard porté de l’intérieur sur le phénomène GamersGate, contre lequel Felicia Day s’est élevée. Un livre que nous vous recommandons donc sans hésiter, et qui est tout sauf « un livre geek de plus ». Ah oui ! Joss Whedon a aussi écrit une chouette préface pour cet ouvrage.

On n’est jamais bizarre sur Internet (ou presque) de Felicia Day, Bragelonne, sortie le 17 mai 2017, 320 pages. 16,90€ N.B. : Retrouvez cet article en anglais ici.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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