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[Critique] The Train : June 8, 1968 — Fusco, Terpstra & Parreno

Caractéristiques

  • Auteur : Paul Fusco, Rein Jelle Terpstra & Philippe Parreno
  • Editeur : Editions Textuel
  • Collection : Photographie
  • Date de sortie en librairies : 6 juin 2018
  • Format numérique disponible : Non
  • Nombre de pages : 144
  • Prix : 49€
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 9/10

Regards croisés sur un moment-charnière de l’Amérique

6 juin 1968, Robert F. Kennedy est assassiné le soir de sa victoire aux primaires démocrates de Californie. Le 8 juin 1968, un convoi funéraire ramène sa dépouille de New-York pour ses funérailles à Washington D.C. A son bord, le photographe Paul Fusco de l’agence Magnum, chargé de prendre des photos de la cérémonie. Lorsqu’il aperçoit des milliers d’Américains réunis le long des rails pour rendre un dernier hommage au candidat démocrate, il sort son appareil et réalise plusieurs centaines de clichés en couleur exceptionnels, témoignant de l’attachement du peuple américain endeuillé à la famille Kennedy. Un témoignage aussi de l’Amérique de la fin des années 60 dans toute sa diversité qui reprend, en quelque sorte, « le point de vue du mort », puisque le sujet de cette série photographique, illuminant chaque cliché par son absence, est bel et bien le défunt Bobby.

A l’occasion des Rencontres d’Arles qui se sont déroulées cet été, Paul Fusco s’est associé au photographe Rein Jelle Terpstra et au réalisateur et vidéaste Philippe Parreno afin de donner différents points de vue autour de cet événement ainsi que sur cette série de photos longtemps restée méconnue. Terpstra s’est attaché à retracer le trajet précis du train afin de retrouver les personnes présentes le long des rails ce jour-là, et réunir les photos qu’ils ont prises pour immortaliser le passage du train. Une manière d’inverser le point de vue, et de rendre compte du regard des Américains sur cet instant fugitif, de donner la voix au peuple. Parreno, qui a réalisé plusieurs expositions et performances au Centre Georges Pompidou a, de son côté, souhaité réinterpréter et reconstituer en vidéo la série de Fusco en s’attachant donc au « point de vue du mort ». L’exposition née de la réunion de ces trois points de vue a donné naissance à ce beau livre publié aux éditions Textuel, ouvrage de photographie unique à l’édition de toute beauté avec sa couverture entièrement toilée, plus que simple catalogue.

Le peuple américain de 1968 au centre des regards

image so long bobby kennedy the train june 8 1968 paul fusco
© Paul Fusco/Magnum Photos

Divisé en trois parties et agrémenté de trois interviews (une par artiste), The Train : June 8, 1968 est un ouvrage bilingue anglais-français, alliant témoignage unique d’un jour historique survenu à une période charnière de l’histoire des Etats-Unis, et regard rétrospectif sur celui-ci. Le peuple américain était, on le sait, profondément attaché aux Kennedy et les assassinats successifs de Jack et Bobby furent vécus comme un véritable traumatisme national, renforcé par l’enlisement des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam. Cette période de désillusion, faisant suite à une époque idéalisée — surnommée « Camelot » suite à une interview de Jackie Kennedy dans laquelle elle évoquait une chanson de comédie musicale qu’affectionnait son mari — a donné naissance à une vague de contestation sans précédent, artistiquement et politiquement très prolifiques tandis que de l’autre côté de l’Atlantique, la jeunesse française des beaux quartiers et les ouvriers faisaient la révolution avec Mai 68. Lorsque de la révolte et la colère renaît l’espoir…

Et, justement, si des photos de Paul Fusco se dégage bien évidemment une certaine tristesse, on ressent avant tout un immense amour et une très grande solidarité, un témoignage de reconnaissance aussi envers la famille Kennedy. En étudiant attentivement les photos, on remarque clairement des personnes de différentes classes sociales, certaines à priori relativement aisées ou appartenant à la classe moyenne, d’autres issues des classes populaires, voire carrément défavorisées. Les paysages se succèdent mais, de cliché en cliché, on ressent ce profond sentiment d’unité, cette force et ce courage du peuple américain de la fin des années 60.

Le convoi funéraire de Bobby Kennedy dans l’imaginaire collectif

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© Paul Fusco/Magnum Photos

Du point de vue photographique, les photographies de Fusco émeuvent par leur spontanéité et leur qualité fugitive : prises sur le vif, du matin jusqu’à la lumière déclinante du jour, elles sont parfois légèrement floues, et résolument vivantes. Le mouvement du train, l’agitation de la foule se font alors le témoin de cette vie irrépressible qui continue, par-delà le drame et le chaos de l’époque. Tandis que la qualité « sur le vif » de certaines est évidente, la disposition des citoyens sur certaines d’entre elles semblerait presque très construite et témoigne aussi de l’organisation des uns et des autres, qui avaient pris leur journée, en couple, entre voisins ou en famille, pour être présents et avoir une bonne vue du train lors de son bref passage. Il est également difficile de ne pas penser, au regard de ces photos, que cette série de Fusco a profondément imprégné l’imaginaire collectif entourant cette période-clé des Etats-Unis.

Cela est d’autant plus évident quand l’on pense aux différentes visions artistiques nées de ces événements durant les décennies suivantes, et avec lesquelles ces images résonnent profondément. Car, si les clichés de Fusco ne furent pas publiés tout de suite après les funérailles de Bobby Kennedy — juste une petite poignée donnèrent lieu à un petit encart en fin de mois sans que grand monde ne les remarque — elles reçurent enfin l’attention qu’elles méritaient au moment de la célébration des 20 ans de la mort du sénateur, en 1998, lorsqu’une jeune éditrice décida de leur dédier un reportage dans la revue George. Une exposition à la Photographer’s Gallery de Londres suivit, ainsi que le tirage d’un livre en édition limitée.

La solidarité et le partage au-delà du drame

Après s’être longuement attardés sur cette première partie, il est ensuite d’autant plus émouvant de découvrir les photos réunies par Rein Jelle Terpstra au cours d’un long travail de recherche de 2014 à 2018. On y découvre des visions fugitives du train, mais aussi des photos des moments partagés avant : un pique-nique en famille, un instant de communion silencieuse et, bien entendu, la longue attente, lorsque chacun guette l’arrivé du convoi funéraire. Des photos parfois légèrement blanchies par le temps, quelques diapositives annotées, et qui, là encore, se font le témoin d’un instant partagé resté gravé dans les mémoires des personnes présentes ce jour-là. Enfin, les captures du film de Philippe Parreno offrent une vision plus cinématographique, mais cherchant à capter ce même sentiment de spontanéité, tout en réinterprétant certains clichés précis de Fusco.

La force de ces regards croisés se répondant les uns les autres participe au caractère exceptionnel de ce livre, à la fois émouvant et pertinent, où l’art permet de poser un regard fort sur l’Histoire et de jeter un pont entre présent et passé, tout en donnant à voir ceux que l’on ne voit que trop peu dans ces moments-là : le peuple. Un beau cadeau pour quiconque s’intéresse à l’Histoire des Etats-Unis et à la fin des années 60.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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