Baigné dans la rassurante cohérence de son monde, l’individu prisonnier du système totalitaire ignore le territoire qu’il habite, seule existe pour lui sa carte (pour reprendre les termes d’Alfred Korzybski), c’est-à-dire la représentation du monde qui lui est imposée. Conséquence de la rupture du lien entre les mots et les choses, les mots de la carte peuvent être décollées et recollées sur un autre territoire : « Brazzaville et Léopoldville étaient en danger. On n’avait pas besoin de regarder une carte pour savoir ce que cela signifiait1 » écrit à ce titre George Orwell dans 1984, comme si la carte était imprimée en chaque individu, modifiable à volonté au gré des besoins, sans rapport avec le territoire censé être représenté. C’est ce rapport entre l’espace nommé et le territoire réel qui sera questionné dans cet article à travers une petite enquête sur la ville où l’écrivain Philip K. Dick a situé la fausse petite ville des années cinquante de son roman Le Temps désarticulé (Time Out of Joint, 1959), Kemmerer dans l’État du Wyoming. Pourquoi ce choix? Telle est la question posée par cette analyse qui propose d’éclairer les rapports entre l’œuvre d’imagination et le réel.
Lieux et souvenirs
Les relations entre les lieux, les choses et leurs désignations (enjeu de toute écriture) est au cœur même du roman Le Temps désarticulé, dans lequel ce sont des mots sur des étiquettes qui déterminent des espaces et des choses mais ne leur accordent guère de réalité durable puisqu’ils s’évanouissent et disparaissent. Le nom même de la ville est facultatif : Ragle Gumm se rend compte qu’il n’avait jamais songé à se demander ni le nom de la ville où il habitait, ni celui du comté ou de l’État dont elle fait partie, tellement son existence était noyée dans la vie uniformisée des suburbs de l’ère Eisenhower, réminiscence de son enfance…
Il regardait ses parents se diriger vers le drugstore du centre commercial Ernie et pensait aux reprises des rasoirs électriques. Sept cinquante pour votre vieux rasoir quelle qu’en soit la marque. Aucun soucis oppressant : le plaisir d’acheter. Les brillantes enseignes au-dessus de sa tête, les mouvantes publicités de toutes les couleurs. Éclat et splendeur. Il déambulait entre les longues voitures pastel, levait les yeux vers les enseignes, lisait les mots qui se bousculaient dans les vitrines. Café-filtre : 69 cents la livre. Mince, quelle affaire ! se disait-il.
Pour illustrer cet extrait du chapitre XIV du Temps désarticulé, voici une photographie prise dans les années cinquante à Kemmerer, la petite ville réelle sur l’emplacement de laquelle la fausse ville de Ragle Gumm a été construite dans la fiction de Dick. Avec la patine de son passé, cette carte postale véhicule cette nostalgie que l’écrivain a mise en scène, où les récits de fictions et les souvenirs se confondent et se projettent sur les images des territoires disparus.
Kemmerer, la petite ville réelle du Temps désarticulé
Il est intéressant de noter qu’au contraire du Temps désarticulé, le nom de Seahaven s’étale partout dans le film The Truman Show (Peter Weir, 1998) qui s’inspire largement de l’œuvre de Dick. Les auteurs de ce film ont choisi de privilégier le suspense au lieu de la surprise, le spectateur découvrant avant Truman Burbank que Seahaven est une ville imaginaire de Floride qui n’existe que dans un gigantesque studio hollywoodien. Dans le roman de Philip K. Dick, le lecteur découvre la vérité en même temps que Ragle Gumm, c’est-à-dire que la fausse ville des années cinquante qui l’emprisonne et le protège est située dans un espace précis des États-Unis « sur le modèle de plusieurs agglomérations soufflées aux premiers jours de la guerre » (chap. XIII) à l’emplacement de la ville de Kemmerer dans le comté de Lincoln, au sud-ouest du Wyoming.
D’une population de 2600 habitants environ aujourd’hui, la ville de Kemmerer est fondée par Patrick J. Quealy2 en 1897 ; elle est donc âgée d’à peine plus de soixante ans lorsque Philip K. Dick écrit son Temps désarticulé. Ce détail est important, car tout espace est, aussi, du temps accumulé, sédimenté, comme en prend conscience Ragle Gumm lorsqu’il explore les « Ruines » de la ville authentique. L’écrivain a ainsi fait le choix d’inscrire sa fiction sur les vestiges d’un monde disparu, non seulement par l’action des bombes fictives des « lunatiques », mais par celle du temps : celui d’une époque investie par l’esprit pionnier que la petite ville incarnait comme tant d’autres villes fondées dans l’Ouest.
Comme bien d’autres, la bourgade de Kemmerer a été fondée afin de permettre une exploitation de son sol, ici par la Kemmerer Coal Company3 , entreprise exploitant les ressources en charbon de la région et propriétaire des terres sur lesquelles furent bâties la ville. Les photos du début du XXe montrent une petite bourgade de western typique aux maisons en bois alignant leurs façades le long des rues principales, avec pour seules constructions imposantes le Kemmerer Hotel (1898) et la First National Bank (1907) construits en pierre dans le style des villes de l’Est. Il y a donc, sous le passé de la ville des années cinquante authentique dont Ragle Gumm découvre les traces, un passé plus ancien renvoyant à une autre nostalgie, celle d’une conquête de l’Ouest dont une ville telle que Kemmerer marque les derniers temps.
Pourquoi choisir l’État du Wyoming?
Admis dans l’Union en 1868, l’État du Wyoming incarne cette époque de la conquête du territoire Américain. Philip K. Dick n’a jamais mis les pieds au Wyoming. Il est par ailleurs plutôt l’habitude de situer ses romans, lorsqu’il souhaite les ancrer dans le réel, dans le territoire de la côte Ouest qu’il connaît bien et habite (près de San Francisco, Berkeley et Point Reyes dans les années cinquante et soixante, Los Angeles et Anaheim dans les années soixante-dix). Pourquoi diable avoir choisi le Wyoming ? Ce choix ne se comprend qu’en observant une carte : parfait produit du quadrillage du territoire initié par Thomas Jefferson, le Wyoming est un parallélépipède dont les côtés sont constitués des 41°N et 45°N de latitude, et des 104°03’O et 111°03’O de longitude. Il est un rectangle quasi parfait au milieu des autres États. C’est ce quadrilatère du vide qui a sûrement séduit l’écrivain, symbole de la réduction du territoire à une carte, de la tentation d’abstraire l’espace jusqu’à en faire une page blanche où l’homme pourra bâtir son monde. Le Wyoming est en effet le produit le plus pur du Public Land Survey System (PLSS) initié par Thomas Jefferson, dont l’importance dans la construction de l’espace américain doit être rappelée. Catherine Maumi écrit à son propos :
Le vaste quadrillage imaginé par Jefferson doit faciliter autant que possible l’ouvrage, en offrant simultanément l’arpentage, le relevé précis de l’ensemble du territoire, sa cartographie, sa subdivision en lots égaux et sa distribution équitable aux pionniers intéressés. La grille, qui se matérialisera progressivement sur le continent par les routes ou rues rectilignes. les champs carrés cultivés, ainsi que par les pointillés réguliers des bornes, sera alors considéré comme le symbole de la victoire de la volonté humaine sur la sauvagerie naturelle. Toute progression de la ligne droite dans le chaos de la wilderness marque en effet l’avancée opiniâtre de la nouvelle civilisation sur les terres de l’Union. Elle est un vecteur essentiel de la métamorphose du land en landscape, en ce paysage de la pastorale idéalisée du jardin d’Éden.4
Cette « progression de la ligne droite dans le chaos de la wilderness » est celle de Ragle Gumm quittant clandestinement sa ville à bord d’un camion, au cours d’un trajet en ligne droite semblant sans fin qui doit le mener vers sa libération, après avoir tourné en rond dans sa ville. On retrouvera dans The Truman Show cette opposition entre circularité et progression en ligne droite, (comme nous le montrerons dans un essai prochain). Mais continuons à creuser ce choix opéré par l’écrivain : si l’aléatoire ou la sonorité du nom ont peut-être présidé au choix de la ville de Kemmerer, il n’en est pas de même de l’État du Wyoming, dont la nature et la situation géographique servent complètement la narration. Et pour cause, s’étendant des Hautes Plaines du Dakota du Sud et du Nebraska jusqu’aux montagnes Rocheuses de l’Idaho, le Wyoming demeure encore aujourd’hui l’un des territoires les moins peuplés des États-Unis. De plus, près de la moitié du territoire est la propriété du gouvernement fédéral américain, notamment en raison de ses multiples réserves naturelles. Cette prédominance des propriétés fédérales justifie que l’armée d’« Un Monde Unique Et Heureux » a choisi cet État pour accueillir la fausse ville emprisonnant Ragle Gumm, car la sécurité de cette illusion nécessite le contrôle d’un territoire immense autour de son point central.
Comment la science-fiction réactualise la notion de frontière
C’est cette étendue que tente de traverser le personnage dans la dernière partie du roman. Il se rend vite compte que cela serait impossible sans véhicule, car l’étendue et son hostilité, mais aussi les montagnes et le froid, interdisent toute traversée à pied. C’est la nature même du territoire choisi qui permet de limiter les actions du personnage et de définir à travers elles les limites du monde faux. Pas besoin d’océan et de phobie de l’eau, à la différence de The Truman Show.
C’est la nature des limites qui est questionnée par des films tels que The Truman Show et Dark City (Alex Proyas, 1998), ainsi que par les romans de Philip K. Dick Le Temps désarticulé ou Ubik (1970). Par une sorte de démonstration par l’absurde permise par la science-fiction, ces récits interrogent la notion de frontière, séparation entre ce qui est contrôlé et ce qui ne l’est pas (ou du moins pas encore) : séparation entre deux pays, mais aussi séparation entre la civilisation et les terres dites sauvages, entre le prévu et l’imprévu, le créé et le naturel. Les questionnements de ces récits réactualisent, par leur déplacement grâce à la science-fiction, les interrogations des colons s’établissant dans le territoire américain jusqu’aux recoins les plus reculés de leurs cartes, afin d’imposer le quadrillage de leurs villes là où il n’y avait sur le papiers qu’un découpage abstrait. Rien ne devait pouvoir aller à l’encontre de leur volonté d’habiter le territoire.
Cette extension de l’espace construit est l’inflation qui menace les créateurs des faux mondes, comme l’apprendra à ses dépends l’adolescent Jory d’Ubik : « Quand vous avez pris l’avion de New-York jusqu’ici j’ai créé des centaines de kilomètres de paysage, ville après ville – j’ai trouvé ça très épuisant. Il a fallu que je mange énormément pour y arriver. En fait c’est pour ça que j’ai dû liquider les autres si vite. J’avais besoin de me remonter. » (Ubik, XV) Tout comme le ravitaillement en ressources des premiers trains traversant les États-Unis d’Est en Ouest nécessitait la construction de villes parfois éphémères pour qu’il puisse continuer sa marche, Jory dépense des moyens colossaux ! D’une manière analogue, l’inflation provoquée par la croissance et les désirs de Truman Burbank dans le film The Truman Show aurait pu conduire Christof à la nécessité de création d’un monde le long du voyage de sa vie. Mais il y a d’autres moyens de maintenir un golem dans les limites d’un espace donné, notamment en jouant avec ses failles psychologiques, ses besoins affectifs, ses fantasmes : Ragle Gumm s’est emprisonné lui-même par sa nostalgie.
Article publié le 20 octobre 2018
Extraits du Temps désarticulé de Philip K. Dick, Éditions Calmann-Lévy, traduit de l’Américain par Philippe R. Hupp, 1975.
Cet article sur le roman Le Temps désarticulé fait partie du dossier sur l’écrivain Philip K. Dick, ses œuvres et les films qui l’adaptent ou s’en inspirent.