Retour sur le film pop féministe de 2021
Sorti en mai 2021 pour la réouverture des salles après le deuxième confinement en France, Promising Young Woman d’Emerald Fennell est un exemple intéressant de revenge movie pop-féministe. Bien que non dépourvu de défauts et de certaines limites (nous y reviendrons), ce long-métrage aux allures de comédie noire où l’horreur n’est jamais bien loin derrière l’humour, attaque en mode franc-tireur la fameuse « zone grise » responsable de la culpabilisation de beaucoup de victimes de viol ou d’agression sexuelle tout en revisitant la pop culture et l’imaginaire des années 90 à la manière d’un Quentin Tarantino au féminin.
Retour sur une œuvre imparfaite mais singulière, sacrée meilleur scénario original aux Oscars 2021.
Attention, il s’agit d’une analyse. A ce titre, le texte qui suit est rempli de spoilers – y compris sur la fin du film.
La justicière était en rose
Comme Revenge de Coralie Fargeat, exemple français assez inspiré et remarqué en 2017, l’anti-héroïne de Promising Young Woman, Cassandra « Cassie » (Carey Mulligan) fait de son hyperféminité (tenues moulantes, robes à fleurs, chouchous et autres accessoires girly couleur rose bonbon ou pastel) une arme à part entière pour se venger et faire la nique aux agresseurs ordinaires qui profitent des jeunes femmes en état d’ébriété en soirée. Surtout, Cassie est hantée par le suicide de sa meilleure amie, Nina, qui a abandonné ses études de médecine après une soirée trop arrosée qui s’est achevée par un drame pour la jeune femme. On s’apercevra au détour d’un dialogue dans le 3ème acte que la jeune femme, qui ne s’est jamais remise de la mort de son amie défunte, fait corps avec la personnalité de celle-ci pour la venger du crime dont elle a été victime… tout en se rachetant de ne pas avoir été à ses côtés pour empêcher sa mort. Traitée de fille facile, violée et humiliée car trop sexy et » libre » en fac de médecine face à des étudiants qui étaient tout sauf des anges, Nina a fini par mettre fin à ses jours au terme d’une année de slut shaming – le terme prend ici tout son sens.
Il y a dans la métamorphose de Cassandra (que nous ne verrons jamais du temps de la fac) quelque chose d’éminemment fort et touchant, à mi-chemin entre la possession et l’incantation. Cassandra endosse la personnalité de son amie pour la retenir et fait de son corps un vaisseau à travers lequel Nina pourra littéralement se relever et tenir enfin tête à ses agresseurs et à toutes les personnes qui ont participé aux événements ou détourné le regard. Il y a là quelque chose qui rappelle l’amitié de Donna Hayward et Laura Palmer dans Twin Peaks de David Lynch et Mark Frost, d’autant plus qu’Emerald Fennell reprend l’image du collier avec la moitié de cœur si important dans Twin Peaks et son prequel Fire Walk With Me et qui devient ici le signe de l’amitié entre Cassie et Nina et de la fusion de leurs deux personnalités. En guise de clin d’œil direct, la réalisatrice filmera d’ailleurs à la fin le collier avec la moitié du cœur sur un monticule de terre et de cendres. Dans la série de Lynch et Frost, Donna, jeune fille sage comme Cassie, révélait une nature de femme fatale à la mort de sa meilleure amie (victime de viols répétés), endossant par moments sa personnalité alors qu’elle tentait de percer le secret de son meurtre, tout en tombant dans le même temps amoureuse de James, dont Laura était amoureuse de son vivant.
Cependant, dans la série des années 90, cette métamorphose était transitoire et laissait ensuite place à un triangle amoureux entre Donna, James et Maddie, la cousine et parfait sosie de Laura en brune, jusqu’au meurtre de cette dernière. Dans les épisodes où elle se métamorphose, finalement, on pourrait dire que Donna s’affirmait et cherchait sa personnalité véritable et sa sensualité en s’affranchissant de son image de première de la classe effacée. Dans le livre Twin Peaks : le dossier final de Mark Frost (2018), qui permet d’apprendre ce que sont devenus les personnages après la saison 2, on apprenait également que Donna avait quitté Twin Peaks et s’en était sortie, choisissant d’honorer la mémoire de Laura en aidant des adolescents et jeunes adultes toxicomanes.
Dans Promising Young Woman, Cassandra tient davantage du fantôme vengeur dont la personnalité s’efface entièrement au profit de Nina… ce qui était déjà le cas du vivant de son amie. Bien qu’ayant survécu à Nina, sur laquelle elle avait veillé en mettant un terme à ses propres études, elle est absente à sa vie et à son entourage ; vivante, mais pas vraiment là, comme le révèle d’ailleurs, avant le 3ème acte, l’exclamation soulagée de son père quand elle leur présente un petit-ami : « Nina était comme notre fille, mais bon sang, qu’est-ce que tu as pu nous manquer, toi aussi ! » Cet élément aura son importance pour la suite de notre analyse car, après avoir vu le film et sa conclusion, il est clair que la mission que s’est donnée Cassie est son moteur principal, sa survie étant secondaire.
Des archétypes féminins utilisés comme armes de destruction massive
Mais revenons aux armes que s’est choisies Cassandra : celles de l’hyperféminité et des différents archétypes féminins glamour des années 90 – décennie-référence du film, dans laquelle Cassie est bloquée depuis la mort de Nina, même si nous comprendrons assez vite que plus de 7 ans se sont écoulés entre sa mort et les événements du film. D’une scène à l’autre, Cassandra se métamorphose et incarne différents archétypes, dont aucun ne correspond véritablement à sa personnalité véritable. Carey Mulligan révèle ici des qualités de toile blanche assez impressionnantes tant l’image qu’elle dégage diffère d’une séquence à l’autre. C’est que Cassandra, à l’image de la femme fatale lynchienne, est en fin de compte à la fois actrice et metteur en scène d’un bout à l’autre, manipulant ses cibles avec une maîtrise assez effarante. « I’m every woman, they’re all in me… », serait-on tentés de fredonner en la voyant jouer ainsi tour à tour à la working girl lessivée, la lolita, la party girl ou encore à la jeune femme bohème chic. La réalisation d’Emerald Fennell enchaîne des plans et gros plans morcelés sur l’héroïne qui jouent sur la sexualisation de la femme dans la pop culture pour mieux les retourner. L’héroïne façonne en effet son image pour orienter volontairement la vision que les autres personnages ont d’elle et attirer des cibles pour lesquelles elle joue les appâts… tout en restant sujet d’un bout à l’autre, tandis que les mâles qu’elle attire voient un objet.
Son look devient alors (doublement) un outil de vengeance, mais aussi une arme d’empowerment, puisqu’elle prend ainsi le pouvoir là où la société (les anciens de la fac, la doyenne de la fac, une ancienne camarade moralisatrice…) remettait en cause l’intégrité morale de son amie. On peut même dire, au vu des événements, que Cassandra choisit d’instrumentaliser son apparence de sorte à en faire une arme de destruction massive dans son plan à la mécanique implacable.
Si les notions de regard féminin ou masculin peuvent être traîtres quand on parle de cinéma (les gender studies étant aujourd’hui en partie dans le champ des études sociologiques et parfois séparées des études de cinéma), il s’agit ici d’un exemple assez flamboyant de female gaze, où le personnage principal semble prendre les rênes du film de manière meta (ce que confirme la fin) pour jouer avec les attentes des spectateurs. Dans tout ce premier acte, la mise en scène pop et la direction artistique sucrée – Cassandra travaille dans un coffee shop, comme une héroïne de comédie romantique des années 90-2000, beaucoup de plans pourraient presque passer pour des pubs de luxe tant tout est net, travaillé et sans fioritures apparentes – sont au diapason avec un scénario et des dialogues malins, qui vont jusqu’à citer la campagne de pub américaine des années 90 « You Got milk? », pour laquelle beaucoup d’acteurs et actrices célèbres (Sarah Michelle Gellar, les actrices de Friends…) ont participé en jouant avec l’humour second degré et un côté sexy pour vanter les mérites des produits laitiers. Dans le dernier acte qui se passe dans le chalet pour l’enterrement de vie de garçon de la cible principale de Cassandra, la réalisatrice enchaîne les gros plans sur les visages et notamment les lèvres de l’héroïne et des hommes présents (y compris au ralenti) à la manière d’un clip sexy de pop mainstream ou hip hop en conservant toujours le sens de l’ironie.
L’ironie autour de la sensualité féminine et les préjugés qui l’entourent est présente dès la scène d’ouverture en boîte avec les gros plans ridicules sur les fessiers et entrejambes masculines (retournement du male gaze, de manière très ouverte, en ce sens, Promising Young Woman est un film très contemporain) sur fond de Charlie XCX, « Boys ». Les mots « I was only thinking about boys » est la première chose que nous entendons, ce qui fait écho aux rumeurs contre la défunte, qui aurait loupé son année car elle aurait été trop occupée à faire la fête et à coucher avec les gars de la promo alors qu’en réalité, elle était traumatisée par un viol doublé d’une humiliation publique, le crime ayant été perpétré devant témoins et filmé – ce que l’héroïne ignore au début. Le titre Promising Young Woman est également une référence directe aux humiliations vécues par Nina, mais aussi à la situation de Cassandra, dont la vie semble s’être arrêtée en même temps que celle de son amie.
Les années 90 à la loupe : une décennie plus ambivalente qu’il n’y paraît ?
Promising Young Woman prend les années 90 (et plus secondairement la première moitié des années 2000) comme décennie de référence dans laquelle est restée plongée son anti-héroïne et cela n’est pas un hasard : nous sommes en plein revival et nostalgie des années 90 et, par ce parti pris, la réalisatrice entend montrer, comme la série Little Fires Everywhere (produite par Reese Witherspoon et diffusée sur Amazon Prime chez nous) l’ambivalence de cette ère du girl power à l’aune de notre ère post-#MeToo.
Le film s’adresse directement aux trentenaires nostalgiques des années 90 (dont l’auteure de ces lignes fait partie), indépendamment de leur sexe pour montrer que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, toute la violence qui est dénoncée dans la société actuelle était déjà présente à l’époque. Les années 90 sont révélées ici comme étant une décennie paradoxale : ère du girl power, des super models et des icônes féminines et féministes glamour, mais où les femmes étaient également déjà humiliées pour leur sexualité et ces mêmes aspects glamour que l’on revendiquait comme de l’empowerment. Le film (et c’est heureux) a le bon goût de ne jamais tomber dans le piège de la critique du néo-féminisme bas du front et de dire qu’une tenue glamour et féminine serait un signe d’esclavage moderne – ce qui irait dans le même sens que la moralisation culpabilisatrice que le film dénonce. Mais il y a dans ce parti pris un goût assez affirmé de la provocation, la réalisatrice jouant très vite sur le contraste entre l’hymne romantique au sexe doux et consenti « 2 Become 1″des Spice Girls et la situation décrite : l’héroïne ivre morte (croit-on) dans un taxi avec un jeune cadre fêtard qui entend bien profiter de son état en la ramenant chez lui et qui suit directement l’ouverture, où l’homme et ses amis en mode afterwork repèrent la jeune femme seule et affalée sur le canapé du club, à moitié inconsciente. Les Spice Girls comme prélude à un viol, il fallait en effet oser… mais en même temps, cette utilisation est très (im)pertinente pour une scène illustrant directement la problématique du consentement dans certaines situations où l’on fait souvent valoir ce qu’on nomme la « zone grise ».
Une fois arrivés chez l’homme, il est évident que celui-ci agit en toute connaissance de cause puisque la jeune femme, vêtue de son tailleur strict avec le chignon à moitié défait, semble à peine capable de bredouiller quelques mots et de garder les yeux ouverts. Celui-ci semble ravi de pouvoir se lâcher et descendre sa petite culotte sur ses chevilles, jusqu’à ce que la fausse ivrogne se redresse, très consciente, pour lui demander ce qu’il est en train de faire.
La réaction choquée de l’homme à ce moment montre bien que le type n’est pas un prédateur de type serial killer avec son couteau dans une ruelle sombre, mais un violeur « ordinaire » : quelqu’un qui compte sur l’état d’inconscience des femmes pour ne pas avoir à faire face à sa conscience… ni à un être humain qui serait en capacité de répondre à son désir car cela lui fait en réalité bien trop peur. La différence entre le fantasme de la Belle au Bois Dormant (commun chez les hommes comme les femmes) et ce qui se passe dans le film étant qu’il ne s’agit pas ici d’un jeu de rôles/de simulation partagé puisque l’héroïne feint d’être dans un état qui ne lui permettrait pas de donner réellement son consentement. Il s’agit là du premier retournement du film : Cassandra se joue des hommes comme notre jeune cadre (d’autres types d’hommes deviendront ensuite ses cibles) pour leur donner une leçon fichtrement dissuasive. Le film pose également par la même occasion que le viol, ce n’est pas nécessairement un fou inconnu qui se jette sur les femmes ou les menace à la pointe d’une arme – idée qui peut être inconfortable.
Ici, l’agresseur ne tape ni ne menace à aucun moment celle qui aurait pu être sa victime : il profite d’un état dont il n’est, en effet, pas responsable, en conservant tout juste une vague « illusion » de consentement minimum – la jeune femme bredouillant quelques mots – pour parvenir à prendre son pied. Mais le scénario et la réalisation ne ménagent aucune ambiguïté sur le fait qu’il se ment (à peine) à lui-même et est bien plus conscient de son comportement que ce que la fameuse « zone grise » pourrait laisser supposer. L’état de la jeune femme lui sert finalement d’excuse, pour ne pas dire d’écran de fumée, pour ne pas avoir à affronter sa responsabilité.
Lorsque Cassandra sort de chez le jeune yuppie le lendemain matin, une reprise de « Raining Men » résonne… Encore une allusion au girl power si l’on se souvient que Geri Halliwell avait repris le tube des années 80 pour la B.O. du premier Bridget Jones en 2001.
Emerald Fennell règle son compte au mythe de la zone grise
La zone grise en question fait d’ailleurs l’objet de l’une des principales attaques du film, un mythe que le film entend clairement dézinguer en en appelant à la responsabilité de toutes les personnes qui seraient susceptibles de détourner le regard ou de se voiler la face. Un parti pris salvateur même si, à notre époque, il pourrait y avoir un risque de tomber dans un écueil moralisateur – et le film possède quelques défauts à ce sujet dont on parlera plus en détail plus loin. Mais le double modèle du revenge movie et de la comédie noire satirique fait que l’on peut accepter en partie certains des travers ultérieurs du film, qui a ici une dimension avouée de catharsis féminine – même s’il est dommage que tous les hommes de l’âge de l’héroïne soient finalement classés dans la même catégorie – une généralisation que l’on pourrait facilement retourner contre le film, qui, derrière ses excès, est très douloureusement pertinent sur beaucoup de points.
Une bascule s’opère au terme du premier acte quand l’héroïne apprend que le violeur de son amie, devenu médecin, va se marier. Jusque-là, elle jouait des tours aux hommes pour faire de la « sensibilisation choc » en les mettant face à leur propre part de déni et d’hypocrisie, face à l’irresponsabilité de leur comportement. Quand elle se redresse et arrête de jouer le jeu de la nana saoule ou défoncée, la honte change littéralement de camp, pour reprendre une formule féministe ô combien salvatrice. A partir du moment qu’elle sait que son ancien camarade de fac s’en est trop bien tiré, elle passe en mode vengeance. Le film emprunte alors un chapitrage à la Kill Bill (autre référence reprise dans le dernier acte à travers le costume d’infirmière coquine de Cassandra), un trait barré apparaissant à l’écran à chaque fois qu’elle a réglé son compte à une personne liée aux événements.
La scène avec l’ancienne camarade de fac de Cassie (interprétée par Allison Brie) et Nina est la première scène où la zone grise est clairement évoquée. De manière frappante, l’héroïne fait face à des femmes lors des deux scènes les plus marquantes sur la question. Après que Cassandra ait saoulé son ancienne camarade après l’avoir invitée au restaurant, elle l’interroge sur les événements de cette première année de fac. « Je ne suis pas la seule qui ne l’ait pas crue », se lâche alors la jeune femme à l’apparence très chic et policée. « Si tu as la réputation de coucher à droite à gauche, il ne faut pas s’étonner que personne ne te croit s’il se passe quelque chose. C’est le garçon qui criait au loup. (…) C’est pas moi qui invente les règles. Quand on se retrouve bourrée à ce point, des choses arrivent. Si tu bois jusqu’au black-out, ne t’attends pas à ce qu’on te soutienne si tu as une relation non consentie. »
Cette séquence illustre un point de vue partagé par malheureusement beaucoup de personnes, même si toutes ne le crient pas sur les toits. En ce sens, l’approche de l’héroïne est intéressante : elle donne sa chance à son ancienne camarade, en estimant qu’elle a pu changer de perspective avec l’âge et l’expérience, mais en même temps, elle la fait boire (donc la manipule clairement) pour qu’elle révèle ce qu’elle pense réellement derrière son apparence de femme respectable, derrière son apparence d’animal « social ».
Le film n’est pas forcément une attaque contre la classe supérieure en tant que telle (même si malheureusement, les agressions sexuelles en fac de médecine ne tiennent pas du mythe, mais c’est un autre sujet…), mais contre un système (patriarcal) établi qui permet à ces violences de se perpétuer. Le choix scénaristique du milieu des protagonistes (et des coupables et complices qui s’en sont sortis) est ainsi à voir en ce sens, et non comme une représentation « statistique » de la réalité. Il y a également, bien entendu, le fait que le corps est le domaine de la médecine, ce qui rend la thématique du viol d’autant plus marquante. Ce choix possède en tout cas une portée symbolique forte, puisqu’il permet de montrer des personnages qui se cachent derrière un être « social » civilisé, qui n’empêche pas qu’ils portent en eux une ambivalence – le film faisant ici le choix de montrer toute la violence que ce genre de petits jugements et préjugés assassins contient puisqu’il s’agit d’armes de destruction massives qui achèvent de nombreuses victimes de viol, lesquelles font déjà face à leurs propres réactions et émotions contradictoires. Le cas tragique d’Audrie Pott et Daisy Coleman vient à l’esprit. Ces deux adolescentes avaient été violées la même année dans deux villes différentes des Etats-Unis. Toutes deux ont fini par se suicider, la seconde après avoir créé une fondation et après que cette histoire ait fait l’objet du documentaire Audrie & Daisy sur Netflix.
La scène avec la doyenne de la fac suit la même logique : la fac a détourné le regard, refusé de se mouiller car il n’y avait pas de « preuves suffisantes » (ce que la présentation des faits par l’héroïne réfute clairement) et dit que cela était « parole contre parole », un autre argument-type lié à la zone grise même si, en effet, l’absence de preuves matérielles (il y en a dans le film), constitue un problème dans certaines circonstances. La dimension satirique renforce ici l’horreur de la situation : plusieurs garçons du dortoir ont été témoins de la scène et ne sont pas intervenus, se contentant de regarder. La doyenne se défend en disant qu’ils reçoivent ce genre de plaintes « tout le temps », « 1 à 2 fois par semaine » – ce qui correspond plus ou moins aux chiffres des études des violences sur les campus américains. Derrière le film de genre, la réalité est là, glaçante.
Bien sûr, sur la question du bénéfice du doute évoquée à travers la séquence, on ne saurait dire qu’une accusation devrait suffire à condamner quelqu’un. Mais l’héroïne pointe le doigt sur plusieurs éléments qui méritent réflexion.
1/Du point de vue de la justice, l’enquête est souvent bâclée (s’il y en a une) et les démarches tellement difficiles pour les victimes que beaucoup renoncent (ou finissent par se suicider) et, même en la présence d’un faisceau d’éléments incriminants pour les accusés, le « bénéfice du doute » ou les circonstances atténuantes priment souvent. C’est clairement ce que dit le film, également, à travers la séquence de l’avocat repenti. Bien entendu, il est difficile de généraliser et les choses changent et évoluent depuis plusieurs années (on soulignera aussi qu’il existe des différences notables dans les systèmes judiciaires français et américain, même si le film pose des questions qui peuvent très bien s’appliquer aux deux), mais c’est un élément qui est sujet à réflexion et sur lequel Cassie pointe un doigt accusateur. [quelques références françaises pour ceux qui souhaitent aller plus loin : statistiques officielles des violences contre les femmes, statistiques de condamnation pour viol, article du Parisien sur les raisons du faible nombre de condamnations, ndlr]
Bien qu’elle ne saurait être socialement acceptable, la violence de l’héroïne qui jaillit ici et à travers le reste du film fait écho à la force du sentiment d’injustice ressenti par beaucoup de femmes, qui préfèrent ne pas engager de poursuites pour se protéger de cette incroyable violence qui opère à plusieurs niveaux et qui fait qu’une victime de viol aura souvent le sentiment d’avoir à se défendre pour prouver qu’elle n’est pas manipulatrice ou coupable de ce qui lui est arrivé parce qu’elle aurait été trop libre dans ses mœurs ou trop instable psychologiquement. A ce sujet, la sortie, la même année, du dernier film d’Yvan Attal, Les choses humaines, qui a fait débat (et que nous n’avons pas encore vu) est intéressante puisque le film adopte le point de vue contraire, celui de l’accusé… Preuve s’il en est que l’on peut tout à fait montrer et interroger les deux points de vue aujourd’hui.
2/Quand elles ne sont pas directement concernées, beaucoup de personnes ont du mal à prendre conscience de ces biais ordinaires… C’est la raison pour laquelle l’héroïne fait croire à la doyenne qu’elle a emmené sa fille ado dans le dortoir des garçons : sa panique révèle qu’au fond, elle sait bien que ce genre de choses peut arriver et mérite d’être pris au sérieux. Mais beaucoup de gens ne cherchent pas à se mettre à la place des personnes qui ont besoin d’aide par une sorte de mécanisme d’autoprotection au mieux, par indifférence au pire.
3/Quand on est ado, on est souvent naïf et si l’on se trouve être une fille, on sera traitée d’idiote pour être tombée dans un traquenard ou traitée de fille facile en fonction de son look ou de son apparence.
Si le film ne se départit pas de son ton sarcastique de comédie noire, on grince plus souvent des dents que l’on ne rit, mais il y a quelque chose d’ouvertement jubilatoire à voir l’héroïne ainsi régler son compte à des préjugés tenaces sans jamais se départir de son sang-froid. L’emballage pop de l’ensemble y est aussi pour beaucoup et il est d’autant plus libérateur ici que la forme vienne appuyer le fond plutôt que de nous en distraire. En ce sens, le film est parfaitement maîtrisé.
La confrontation avec Al, le violeur de Nina dans le chalet pour l’enterrement de vie de garçon, donne lieu, quant à elle, à une explication horrifique de ce qu’il peut se passer dans la tête d’une victime. Le scénario que met en place Cassandra a pour but de le pousser à avouer ce qu’il a fait sans se chercher d’excuses, ce qu’il est incapable de faire. La transition de la farce à l’horreur psychologique pure est, là encore, d’une maîtrise assez bluffante.
« Elle était juste… Nina. Et d’un coup, elle ne l’était plus. Elle était quelque chose d’autre, elle t’appartenait. Ce n’était plus son nom qu’elle entendait quand elle marchait, c’était le tien. Ton nom, tout autour d’elle, sur elle, tout le temps. Et cela l’a complètement vidée. Donc quand j’ai de nouveau entendu ton nom, ton putain de nom, je me suis demandé quelle était la dernière fois où quelqu’un avait prononcé le sien ou y avait pensé, en dehors de moi ? Et cela m’a rendue si triste car Al, c’est toi qui devrait avoir son nom écrit partout sur toi ».
Cassie voudra appliquer un châtiment (on le comprend) assez similaire à celui que réserve Lisbeth Salander à son violeur dans Millenium, mais elle ne le pourra pas puisqu’elle meurt étouffée par Al qui réussit à se dégager de ses menottes. Ce qui ne l’empêchera pas d’achever son plan préparé en amont par-delà la mort.
La méthode Cassandra : retourner les armes des agresseurs contre eux
La méthode de Cassandra consiste à utiliser les armes des coupables (agresseurs ou personnes ayant refusé d’intervenir) ou leurs réactions contre eux. A son ancienne camarade de fac, elle verse une drogue dans son verre de sorte à ce qu’elle se réveille à côté d’un inconnu dans une chambre d’hôtel en ayant perdu tout souvenir de ce qu’il s’est passé entre-deux – rien en réalité. A la doyenne de la fac, elle fera croire qu’elle a amené sa fille adolescente et naïve dans le même dortoir des garçons où Nina s’était fait violer… Le but avoué à chaque fois est de confronter les protagonistes à leur hypocrisie morale pour provoquer une prise de conscience qui a tout d’une vengeance consommée très froide. L’épisode le plus choc sera bien entendu l’infiltration de la bachelor party du futur marié sous l’apparence d’une strip-teaseuse déguisée en infirmière sexy qui finira par menotter l’ancien violeur avec ses menottes peluche roses avant de sortir seringue et divers instruments de torture façon Daryl Hannah dans Kill Bill dans le but de lui faire avouer son crime.
Dans la réalité, on opterait bien entendu pour l’éveil des consciences, le fait de se mettre à la place des personnes porteuses de ces préjugés (répandus et qui ne concernent pas, loin de là, que quelques masculinistes ou incels no life bloqués sur leur ordi) pour les aider à changer de perspective. Mais le film prend en compte quelque chose d’important ici : le désir de vengeance souvent inavoué que peuvent ressentir certaines victimes de viol et qu’elles finissent parfois, malheureusement, par retourner contre elles-mêmes… bien plus souvent que contre leurs agresseurs, rappelons-le.
C’est l’un des principes du revenge movie, quand il n’est pas complaisant, et cela fait partie de la dimension libératrice du genre, même si certains hommes ont du mal avec ce concept par lequel ils se sentent menacés. Et pourtant, les films mettant en scène des hommes qui se font vengeance après le meurtre sanglant de leur femme/fille (ou même de leur chien, comme dans John Wick) ne sont souvent pas sujets à débat et sont même appréciés des deux sexes. C’est aussi là que Promising Young Woman est doublement intéressant : il s’attaque aux angles morts (point aveugle ou « blindspotting » en anglais, du nom d’un autre bon film d’auteur américain récent) des hommes comme des femmes aujourd’hui trentenaires et ayant grandi dans les années 90. Le film met à jour de cette manière une terrible vérité, assez peu articulée : dans un viol, la violence psychologique (y compris dans les réactions de l’entourage ou des témoins) fait tout autant dégâts, si ce n’est plus, que la seule violence physique.
Le viol est quelque chose d’insidieux, qui s’infiltre dans l’esprit et tue à petit feu si la personne qui en a été victime ne trouve pas de soutien ou n’arrive pas à désactiver cette violence psychologique, qui n’est pas seulement celle de l’agresseur, mais aussi celle d’un système dans son ensemble. Promising Young Woman montre que la « culture du viol » existe bel et bien et s’attaque donc à ce système, ici condensé de manière symbolique dans le microcosme d’une fac de médecine américaine lambda. La culture du viol ne signifie pas ici que le viol serait « valorisé » stricto sensu dans notre société, mais que, de manière insidieuse, nous sommes, indépendamment de notre sexe, encouragés à porter des accusations ou tout du moins des jugements contre les victimes lorsque celles-ci ne sont pas des « vierges effarouchées » – quoi que cette expression signifie vraiment… Des jugements et doutes qui, malheureusement, correspondent à la ligne de défense des agresseurs et renforcent le sentiment de honte et culpabilité des victimes, dont l’écrasante majorité, rappelons-le, ne portent pas plainte. Bien sûr, ces préjugés existent aussi (de manière différente puisque attachés aux clichés de la masculinité/virilité de notre société) à l’encontre des hommes victimes de violences sexuelles. Simplement, ce n’est pas ici le sujet du film, qui s’intéresse aux violences contre les adolescentes ou jeunes femmes : des femmes déjà sexualisées, qui ne sont plus des enfants, et qu’on peut d’autant plus facilement culpabiliser.
Le comportement de Cassandra est montré comme volontairement ambivalent, entre la compassion dont elle fait preuve envers l’avocat par exemple, et son comportement de justicière au bord de la folie qui agit en kamikaze. Cassandra ne cherche pas à être douce et sympathique. Elle se fiche de rester dans un moule que l’on souhaiterait lui imposer, même si elle connaît les « codes ».
Ce parti pris, délicat mais assez jubilatoire, fonctionne en partie en raison du genre du revenge movie et du ton de comédie noire de l’ensemble, mais engendre un certain malaise, qui est ici clairement recherché (à bon escient), bien que pas toujours bien maîtrisé dans le dernier acte, là où un film comme La vie de David Gale d’Alan Parker (2001), qui posait la question du « tous les moyens sont-ils bons pour défendre une cause ? » portait involontairement préjudice à ses intentions louables malgré un élément de tragédie intéressant.
Ici, dès que Cassandra regarde l’horrible vidéo du viol de son amie, il devient clair qu’elle ne pourra jamais retourner en arrière et qu’elle ne compte plus forcément s’en sortir, mais juste faire en sorte que les coupables paient. Se sentant coupable de ne pas avoir été là, elle ne fait plus qu’une avec Nina depuis longtemps et a sans doute décidé d’aller la rejoindre comme la fin le révèle implicitement. Il y a là quelque chose qui peut d’ailleurs rappeler le final de la dernière saison de The Handmaid’s Tale, qui augure d’une 5ème (et dernière ?) saison fort pessimiste.
Nous sommes dès le départ dans la vision des choses de Cassandra, nous ne sortons jamais de son regard (y compris dans la scène finale, où elle apparaît comme un metteur en scène omniscient) et il y a là quelque chose qui peut parfois mettre mal à l’aise, même si toutes ses réactions sont finalement très cohérentes. Là où ce parti pris pose problème, c’est quand le film semble (sans doute involontairement) généraliser son propos dans sa dépiction des hommes trentenaires.
Ryan (Bo Burnham), un faux chic type très convaincant…
Ryan ou le trentenaire faux sensible et vrai lâche
Là où le film pourrait clairement être attaqué et est sujet à réserve est que le personnage qui semble le plus sensible ici, Ryan, le petit-ami pédiatre de Cassandra qui était également en fac de médecine avec elle, s’avère sans doute le plus lâche et se révèle être témoin et complice indirect au même titre que les autres. Sa réaction finale prouve d’ailleurs que, bien qu’il ne soit pas un violeur, il n’en demeure pas moins un vrai pervers narcissique. Quand la police vient le voir, il couvre d’ailleurs ses camarades de peur de voir sa réputation entachée. Ironiquement, il s’agit du seul personnage masculin de son âge en lequel elle ait confiance jusqu’à la terrible découverte de la vidéo des événements, filmée à l’insu de Nina, mais envoyée à toute la promo à l’exception de Cassie.
De ce simple fait, le film, qui était sur un équilibre précaire mais fonctionnait parfaitement, pourrait être accusé d’être un peu trop radical, surtout que Cassandra menace d’envoyer la vidéo aux contacts du jeune pédiatre et lui dit clairement que les mentalités ont évolué depuis leurs études : une référence directe au mouvement #MeToo. En même temps, il s’agit d’un retournement de thriller courant : c’est le personnage qui semble le plus innocent qui est en réalité coupable. Cependant, n’y-a-t-il pas une vraie maladresse quand on entend l’une des actrices du casting (Laverne Cox) dire dans les bonus du Blu-ray qu’il y a des personnes merveilleuses qui ont fait des erreurs par le passé et qui n’en demeurent pas moins de bonnes personnes, comme Ryan ?
Dans le film, qui est une comédie satirique et macabre, la réaction de Ryan ne laisse aucun doute sur le fait qu’il n’a jamais remis en cause son propre comportement (ou a du moins préféré ne plus y penser) et mérite donc son châtiment final lorsque la police débarque pour l’arrêter lui et ses anciens camarades. Ce parti pris se défend (la scène est d’ailleurs bien écrite, comme le reste du film), mais il serait mieux passé s’il y avait eu un autre personnage masculin du même âge réellement bienveillant auquel le public masculin aurait pu s’identifier sans se sentir directement pris à partie – ce qui n’était pas nécessairement une volonté de la réalisatrice. Mais, de fait, tous les hommes trentenaires du film apparaissent comme de parfaits salauds pour le public ou des crétins finis. Si Cassie, qui semblait revivre avec Ryan, avait décidé de continuer sa mission vengeresse malgré la présence d’un petit-ami bienveillant, le film aurait sans doute gagné en force. En force tragique cependant, là où Promising Young Woman choisit de finir sur une tonalité de comédie noire enjouée pour que la fin résonne malgré tout comme une victoire. Peut-être était-ce là la vraie raison de ce parti pris un peu plus simplificateur que le reste du métrage ?
Un film sous forme de catharsis
Ce parti pris de justicière au bord de la folie est cependant hautement intéressant. Nous sommes dans la tête d’une femme dont l’esprit a « vrillé » et qui est en même temps d’une intelligence redoutable. Si l’on considère certains excès (minoritaires) de certaines féministes qui peuvent déboucher sur une généralisation ou un rejet des hommes, le film a l’intelligence de poser la question : ces femmes que l’on considère comme « hystériques » ou « folles », comment en sont-elles arrivées là, à ce degré de colère et de détresse ? Il y a là quelque chose de profondément triste, mais qui cache quelque chose qui mérite d’être dit, révélé, sur la violence psychologique de notre société autour du viol et de la notion de consentement. Ce qui ne signifie pas pour autant défendre la justice personnelle. Là encore, le revenge movie autorise une catharsis qui, dans le cadre de la société et de faits réels, ne saurait être admis. Emerald Fennell explore ici, finalement, l’inconscient de ces 30 dernières années et de notre société en cette ère post-#MeToo.
Au final, les reproches que l’on pourrait adresser à Promising Young Woman sont sans doute ceux que l’on pourrait faire à une partie du cinéma engagé de ces 10 dernières années. Pourtant, ce qui fait la différence ici, c’est que le film d’Emerald Fennell est conscient des dangers qui le guettent et s’en sort dans l’ensemble assez bien si l’on considère les multiples écueils dans lesquels il aurait pu tomber. Même si l’on regrette l’absence de personnages masculins trentenaires positifs, la comédie satirique a ici pour but de grossir certains problèmes présents dans notre société. Et puis, si les hommes ont le droit de s’autoriser des excès en la matière, y compris de manière humoristique (Calmos de Blier, par exemple), pourquoi pas les femmes ? Malgré cette réserve, force est de constater qu’il y a quelque chose de libérateur à voir certains arguments culpabilisateurs envers les femmes et les victimes de viol attaqués avec une telle énergie, à travers toute une galerie de situations-types que le film va confronter en mode franc-tireur. Le plus étant qu’il y a aussi une vraie force émotionnelle dans certaines scènes, que ce soit l’amitié-fusion de Nina et Cassie ou la terrible scène chez l’avocat, hanté par le fait d’avoir privilégié sa prime pour abandon des charges et d’avoir permis au coupable de s’en tirer.
Sans doute Promising Young Woman aurait-il pu être un grand film de 2021 s’il n’avait pas eu peur, en abordant son dernier acte, de sa puissance tragique, en faisant un choix narrativement réducteur. En l’état, il s’agit d’un film puissant et malade, qui se conclut sur un semi-échec flamboyant qui mérite tout notre respect au milieu de films souvent bien intentionnés mais tièdes.