Caractéristiques
- Titre : Journal d'Alfred Dreyfus, 1895-1896
- Auteur : Alfred Dreyfus
- Editeur : Éditions des Saints-Pères
- Collection : Manuscrits
- Date de sortie en librairies : 11 mars 2022
- Prix : 120€
- Acheter : Cliquez ici
- Note : 8/10 par 1 critique
Tandis que le polémiste d’extrême-droite et candidat à l’élection présidentielle Eric Zemmour continue à déclarer qu’il subsiste des doutes concernant l’innocence d’Alfred Dreyfus (alors que les défenseurs de l’accusé et les recherches historiques ont depuis longtemps prouvé le contraire), les Éditions des Saints-Pères éditent un manuscrit qui rappelle le long calvaire vécu par l’officier français d’origine alsacienne et de confession juive, victime d’une terrible machination. Nous avons déjà parlé de l’Affaire Dreyfus sur Culturellement Vôtre il y a peu de temps, à l’occasion de la critique de #J’accuse…! de Jean Dytar, une bande-dessinée qui raconte d’une manière actuelle comment cette affaire d’espionnage et de trahisons à déchaîné les passions, après le film de Roman Polanski (J’accuse) qui la racontait du point de vue, assez romancé, de l’enquête menée par le lieutenant-colonel Marie-Georges Picquart. Nous n’allons pas revenir sur l’Affaire dans cet article, seulement vous parler de ce document publié sous la forme d’un bel ouvrage numéroté : le journal du condamné, injustement accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne et condamné par une justice militaire ayant préféré envoyer un innocent au bagne plutôt que de révéler ses propres défaillances.
Le journal d’un condamné
Cette édition luxueuse du manuscrit d’Alfred Dreyfus propose de pénétrer dans l’intimité des pensées de l’officier dans le moment le plus sombre de sa vie, tandis qu’il est condamné à être emprisonné entre les murs de l’Île du Diable, au bagne de Cayenne (au large de la Guyane). Il faut l’imaginer seul derrière des hauts murs lui empêchant de voir la mer, sans même une revue pour garder contact avec le reste du monde. Dégradé, injustement condamné, humilié, ignorant tout de la lutte pour sa défense qui s’est engagée en France.
Au bagne, Alfred Dreyfus a pu écrire son journal au cours de sa détention entre 1895 et 1896, sur 32 feuillets recto-verso. Si vous ne pouvez pas acquérir l’édition des Saints-Pères que nous avons reçu, vous pouvez d’ailleurs le lire sur le site Gallica.fr de la Bibliothèque Nationale de France. Sa lecture est bouleversante, tant elle permet d’accéder à la vérité nue d’un esprit qui est soumis à l’horreur d’une condamnation pour un crime de trahison qu’il n’a pas commis, d’un homme qui ne voit d’autre issue que la mort sur cette île où est aussi condamné à la folie. Il écrit, le 13 décembre 1895 : « On finira certainement par me tuer ou par m’obliger à me tuer pour échapper à la folie. » Quelques temps plus tôt, le 6 octobre, c’est le climat et l’ennui qui le détruisent lentement : « La chaleur est terrible, les heures sont de plomb. Si je me laissais aller un seul instant, je serais par terre. C’est une lutte de toutes les heures, de tous les instants. » Le journal d’Alfred Dreyfus est celui d’une « agonie lente », selon ses mots du 29 septembre 1895, sans qu’il lui soit permis de mettre fin à ses jours.
La condamnation de Dreyfus est un enfer aux tortures d’autant plus perverses qu’il n’est à aucun moment frappé. Il est isolé à l’autre bout du monde, isolé des autres bagnards, sans perspective autre que les murs qui l’entourent, confrontés aux refus constants de ses gardiens lorsqu’il demande une revue ou même un bain… Il est victime de l’ennui, la dépression, le désespoir, la solitude le faisant divaguer, la fièvre et la maladie aggravant son état psychique ; en l’attente d’être sauvé et de lettres qui n’arrivent pas (ou si peu). Pourtant, Alfred Dreyfus s’accroche à la vie, sinon à l’espoir d’une révision de son procès, comme cela se ressent à la lecture de ces mots du 8 janvier 1896 :
Les journées et les nuits s’écoulent, terribles, monotones, d’une longueur interminable. Chaque heure paraît un siècle ; les aiguilles ne tournent plus. Mais en lisant, et en relisant les lettres arrivées […], j’ai compris combien ma disparition serait un choc terrible pour ma chère femme, pour toute ma famille. Il me faut donc vivre, tant que j’aurai des forces, tant que j’aurai un souffle, pour les soutenir dans leur noble mission.
Alfred Dreyfus
Une édition pensée pour conserver précieusement le souvenir de Dreyfus
Les Éditions des Saints-Pères se sont spécialisés dans l’édition de manuscrits d’œuvres célèbres, du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne à La Gloire de mon père de Marcel Pagnol, pour ne citer que ces exemples tirés de la littérature française. Leur but, c’est de procurer au lecteurs « ce sentiment d’intimité » avec les auteurs, « comme un éclair mettant en lumière le processus de création, ressuscitent virtuellement le passé » selon les mots d’Hanoch Gutfreund, doyen de l’université de Jérusalem qu’ils citent sur leur site web. Alors, est-ce réussi en ce qui concerne le journal d’Alfred Dreyfus ? D’emblée, l’objet s’impose par son luxe sobre, comme tous les livres de l’éditeur, à l’image de sa typographie dorée. On n’est pas dans le tape-à-l’œil : l’objet est pensé pour trouver sa place dans la bibliothèque d’une personne familière de l’Affaire Dreyfus. C’est un livre de grand format (25 x 35 cm) de 80 pages, à la couverture toilée au tirage bleu nuit, contenu dans un coffret fabriqué à la main. L’objet est de très belle facture, il s’en dégage une impression de pouvoir contribuer à garder en mémoire, précieusement, le souvenir de ce qu’un innocent a pu éprouver.
Pour l’effet produit de prime abord et notamment au toucher, c’est réussi : le coffret et la couverture toilés séduisent les doigts et la qualité du papier Avorio Fedrigoni renforce l’impression générale. Le fait que le livre est numéroté (de 1 à 1000) permet d’avoir le sentiment de faire partie des quelques privilégiés (le prix est tout de même de 120 euros) pouvant posséder le Journal d’Alfred Dreyfus dans leur bibliothèque.
Déchiffrer un manuscrit pour mieux s’identifier
La reproduction du manuscrit est d’une très belle qualité. Si on compare les pages du journal édité par les Saints-Pères à l’original conservé dans les archives de la BNF, on peut observer qu’il ne s’agit pas exactement d’un fac-similé, car les documents originaux ont été nettoyés : tampons d’archivage et taches d’humidité ont ainsi été effacés numériquement, ainsi que la note de 1935 qu’il faut conserver ce journal sur la page de garde. La comparaison avec la page de garde du journal disponible sur Gallica.fr permet de se rendre compte du nettoyage effectué. Pour autant, ce nettoyage ne nuit pas à l’immersion dans le manuscrit, car le but est seulement d’éliminer tout ce qui parasite sa lecture, assez difficile il faut l’avouer, car il faut parvenir à déchiffrer l’écriture d’Alfred Dreyfus. Le journal étant reproduit aux dimensions (à peu près) de l’original, il faut un peu écarquiller les yeux… On peut penser sur le moment qu’un agrandissement aurait été souhaitable, mais on n’aurait sans doute perdu en impression d’authenticité.
L’édition des Saints-Pères n’est donc pas à proprement parler un fac-similé, car une partie de l’histoire du document disparaît au cours de ce nettoyage : le papier n’est plus fragile, il n’est plus jauni, plus tâché, délesté des traces d’archivage. En fait, l’objectif de l’éditeur est plus littéraire qu’historique : faire entrer dans le processus d’écriture. Et de ce point de vue, on peut dire que le pari est réussi, car en faisant l’effort de déchiffrer l’écriture manuscrite d’Alfred Dreyfus, on apprend à la connaître comme on reconnaît l’écriture d’un proche. Elle nous devient familière et l’auteur, Dreyfus, nous devient ainsi plus familier. Il faut noter que le livre ne comprend pas de transcription du journal, ce qui est sans doute regrettable.
Un édition du journal d’Alfred Dreyfus sans appareil critique
Pour conclure cet article sur la belle édition du manuscrit du journal d’Alfred Dreyfus tenu entre 1895 et 1896 au bagne, il nous faut regretter que les Éditions du Saint-Père ne proposent pas un accompagnement à la hauteur du document reproduit. Une note de l’éditeur assez brève revient sur le contexte de l’Affaire Dreyfus et sur les conditions de l’écriture du journal d’une manière très générale, qui n’apportera pas beaucoup d’informations aux personnes intéressées. Alors, certes, la personne qui achète un tel livre est sûrement familière de l’Affaire Dreyfus et il n’est sans doute pas nécessaire de s’y attarder. Mais en ce cas, pourquoi se contenter pour autant de généralités rapidement expédiées ? Pourquoi inclure la longue lettre d’Émile Zola à l’épouse de Dreyfus en guise de postface ? Cette lettre est un très beau témoignage, bien sûr, mais il nous semble que ce n’est pas cela qui est attendu : quitte à accompagner le manuscrit du journal de Dreyfus, autant donner à mieux comprendre ce journal. Notamment en expliquant les conditions matérielles de son écriture, en racontant l’histoire de ce journal du bagne jusqu’à nos jours, jusqu’à cette édition. On pouvait aussi ajouter des notes permettant d’éclairer certains faits, mais aussi des détails tels que la mention « Brouillon » sur la page d’accueil qui incite à penser qu’Alfred Dreyfus l’a ajoutée a posteriori (?), peut-être lorsqu’il écrivait son récit de l’Affaire.
La quasi absence d’accompagnement critique donne l’impression que les Éditions des Saints-Pères ont presque refusé de faire de l’Histoire. Refuser de faire de l’Histoire, cela aurait sans doute été meilleur que de ne le faire qu’à tous petits pas. Refuser de faire de l’Histoire, cela n’aurait pas été déshonorant, car cela aurait permis d’affirmer que l’expérience proposée par l’éditeur est avant tout littéraire. En ce cas, pas besoin de raconter le contexte historique, pas même besoin de commentaire (même s’il eût été intéressant d’expliquer pourquoi il peut s’agir ou non de littérature). C’est ce manque de clarté de l’éditeur qui explique notre note.
Alfred Dreyfus n’a jamais eu l’intention de faire une œuvre de littérature, mais on ne peut nier que ses mots emmènent aujourd’hui dans un autre temps, un autre monde : celui d’une Troisième République française rongée par l’antisémitisme et les mouvements politiques réactionnaires, qui avait ses bagnes à l’autre bout de la planète. Pour l’expérience de l’immersion dans ce monde passé, il faut lire le journal du bagne d’Alfred Dreyfus.
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter les manuscrits d’Alfred Dreyfus conservés à la BNF.