Caractéristiques
- Titre : #J’Accuse…!
- Auteur : Jean Dytar
- Editeur : Delcourt
- Collection : Mirages
- Date de sortie en librairies : 1er septembre 2021
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 312
- Prix : 29,95€
- Acheter : Cliquez ici
- Note : 10/10 par 1 critique
C’est un étrange objet que Jean Dytar et les Éditions Delcourt ont fabriqué : un coffret renfermant la bande-dessinée #J’Accuse… ! sous la forme d’un livre-ordinateur, au clavier imprimé à l’intérieur de la boite… D’emblée s’impose l’idée d’un monde rétrofuturiste dans lequel les moyens de communication actuels auraient existé à la fin du XIXe siècle. S’agit-il bien de #J’Accuse… ! qui, comme l’indique son titre, raconte en bande-dessinée l’affaire Dreyfus ? Oui, c’est le récit parfaitement documenté, rigoureusement historique, de la célèbre affaire d’espionnage au sein de l’armée française, qui déchaîna les passions entre l’arrestation de Dreyfus et sa grâce présidentielle.
#J’Accuse… ! est une œuvre historique avec des anachronismes subtilement pensés pour interroger les représentations passées et actuelles de l’affaire Dreyfus, afin de mieux redonner aux évènements leur impact. Le récit de l’affaire Dreyfus par Jean Dytar prend en effet la forme d’une série de pages web du XIXe siècle regroupant, dans l’ordre chronologique de l’affaire, les faits et leur perception par les protagonistes et les observateurs… et une observatrice, Séverine la journaliste féministe.
« Rigueur historienne car aucun fait n’a été inventé ni modifié pour les besoins du récit. De plus, tous les propos transcrits dans l’ouvrage ont littéralement été tenus par leurs auteurs, chaque page étant référencée : en effet, les textes sont extraits de témoignages de quelques protagonistes majeurs (Mathieu Dreyfus, Bernard Lazare, Auguste Scheurer-Kestner, Émile Zola) ou d’articles prélevés dans environ 300 journaux. Rigueur aussi dans la restitution visuelle, qui joue avec l’esthétique des gravures de presse ou les typographies de l’époque. »
Jean Dytar
Nous allons voir dans cette critique de pourquoi il faut lire cette bande-dessinée passionnante au dessin si juste (jusque dans les gestes des témoins « interviewés »), mais surtout pourquoi #J’Accuse… ! est une fascinante œuvre d’Histoire en forme de coup de poing subtil dans nos écrans innombrables.
Comment raconter l’affaire Dreyfus en bande-dessinée ?
Sur son site, Jean Dytar a pris le temps d’expliquer sa recherche et son utilisation des sources, nous vous invitons à le consulter car il est absolument passionnant. Il témoigne de l’ampleur du travail et de la réflexion de l’auteur-dessinateur, dont Cécile Desbrun avait déjà chroniqué sa très belle bande-dessinée historique Florida (Delcourt, 2018), qui racontait une tentative de colonisation française en Floride par des Protestants au XVIe siècle. Agrégé d’arts plastiques et enseignant pendant une dizaine d’années, Jean Dytar avait déjà réalisé des bandes-dessinées situées dans l’Iran du XIe siècle (Le Sourire des marionnettes, 2009) ou l’Italie du XVIe (La Vision de Bacchus, 2014). C’est dire s’il aime l’Histoire et s’il se passionne pour les questions posées par les représentations visuelles du passé.
Or, à travers le sujet terrible, largement documenté mais aux ramifications complexes de l’affaire Dreyfus, Jean Dytar a trouvé comment questionner les images et les mots. Ceci, sans jamais plomber la lecture, car #J’Accuse… !, se lit comme un polar, se dévore comme une série télé, devient addictif comme lorsqu’on ne cesse de parcourir le web.
« Le caractère hybride de ce livre est manifeste dans sa matérialité même : en s’ouvrant comme un ordinateur portable, le livre/écran se donne à lire en le sortant de son écrin, tandis qu’un clavier invite à une illusoire interactivité » explique Jean Dytar. Ainsi, dès la prise en main du livre lui-même, les lecteurs sont invités à faire « comme si » les médias d’aujourd’hui existaient à l’aube du XXe siècle, à la manière de Peter Watkins racontant la Commune de Paris sous la forme d’un reportage tourné en 1871, dont les premières scènes exposent l’artifice (La Commune, Arte, 2000).
Il faut préciser qu’à la différence de Peter Watkins, Jean Dytar ne montre pas toutefois les personnages avec des caméras ou un smartphone dans les mains, tous les décors et objets étant conformes à la réalité historique : c’est seulement la manière de communiquer les informations aux lecteurs qui emprunte les codes des médias d’aujourd’hui (articles web, vidéos, posts sur les réseaux sociaux, etc.). « Cet artifice non dissimulé permet d’abord de transmettre les textes d’époque dans une forme incarnée, vivante et aussi variée que possible », mais ce n’est pas tout, car il nous permet de faire comme un écart vis-à-vis de notre temps, de nos médias, un écart dans le temps jusqu’au temps de l’affaire Dreyfus.
Raconter la « Belle Époque » à la manière du web du XXIe siècle
« Ce choix me paraissait une façon intéressante de mettre en perspective le passé depuis le présent, mais aussi en miroir le présent depuis le passé » explique Jean Dytar sur son site, dans lequel il expose plus en détail les conditions de création de cette grande œuvre historique. Oui, grande, osons le mot tellement les faits passés semblent se dérouler sous nos yeux, comme un flux d’informations, de désinformations, de débunkages, de polémiques politiciennes, de vagues puantes d’antisémitisme et de racisme, de contre-attaques pour sauver l’État de droit et appeler à la raison… On parcourt les pages de la bande-dessinée sans s’arrêter, pris dans le flot des évènements, comme lorsqu’on scrolle sans cesser un fil Twitter ou Facebook, ou qu’on traverse le web de lien en lien.
D’ailleurs, on retrouve toute la diversité du web actuel et de ses moyens de communication tout au long du récit, relookés façon « Belle Époque » : posts sur le Trombinoscope (Facebook), retweets du Gazouilli (Twitter), vidéos sur Les Bons Tuyaux (YouTube), derniers articles d’actualité sur Hourra ! avec publicités d’époque (Yahoo !), avec en prime Zola qui publie un selfie de son séjour à Rome. Ce dernier exemple, qui pourrait être ridicule, permet habilement à Jean Dytar de donner à mieux percevoir ce qui pouvait irriter les contemporains de l’écrivain. Car, nous l’avons oublié, mais les dépêches envoyés régulièrement par Zola pour informer de son voyage n’étaient pas moins perçues comme des publicités narcissiques que les selfies publiées sur Instagram par les stars, influenceuses ou influenceurs actuels. Or, c’est à cela que sert le parti-pris d’anachronisme de Jean Dytar : redonner aux faits du passé leur impact d’origine.
#J’Accuse… !, une enquête sur les images en forme de feuilleton
Par son dispositif anachronique et le choix des sources de son récit (des journaux et témoignages d’époque), Jean Dytar a tenté de « placer les lecteurs dans une position ouverte qui pouvait être celle de citoyens ordinaires attentifs au débat public à l’époque, comme nous pouvons l’être aujourd’hui en tant qu’auditeurs, téléspectateurs, internautes… ou toujours lecteurs bien sûr. » L’auteur et son œuvre, #J’Accuse… !, nous invitent ainsi à garder les yeux et les oreilles bien ouverts, la pensée rationnelle en alerte et il s’agit, à ce titre, d’un support idéal pour l’éducation aux images par des enseignants, sans tomber dans le didactisme plan-plan. Jean Dytar permet ainsi de confronter et d’analyser les effets de textes mis en scène comme des vidéos diffusées sur une télévision anachronique ou sur Les Bons Tuyaux, « avec ou sans public, en situation de débat ou en journal télévisé, en reportage ou en zapping », comme le souligne l’auteur qui a tenu à diversifier les procédés.
Ainsi, la représentation d’articles de journaux comme des articles de sites web permet « notamment de mettre en scène un extrait de texte coupé par l’écran, suggérant que l’article se poursuivrait si on pouvait scroller la page », tandis que celle des témoignages ou des reportages sous forme de vidéos permet « des effets d’interaction, de commentaires, ou de prise de parole face caméra, et là aussi l’illusion du scrolling… ». Ce qui aboutit à un livre très dynamique, les procédés permettant à Jean Dytar de jouer avec le rythme :
« Il y avait une volonté de chercher à chaque fois le dispositif le plus approprié pour mettre en scène tel ou tel texte de façon pertinente, ou percutante, ou cohérente, ou qui allait pouvoir produire des effets de résonance particulier. Ou encore tout simplement avec la volonté de rythmer le livre, de passer d’un registre à un autre, de créer des moments de respiration ou au contraire un tempo très enlevé, voire saturé. »
Jean Dytar
Ce foisonnement et ces effets de rythme participent de la fascination de #J’Accuse… ! et font du livre de Jean Dytar un monde que l’on parcourt en quête de vérité à perdre haleine. L’auteur retrouve ici la forme romanesque née des journaux du XIXe siècle : le feuilleton dont les rebondissements et les sous-intrigues incitait les lecteurs à acheter le journal pour connaître la suite. Les Misérables (Victor Hugo, 1863), rappelons-le, était un feuilleton. D’ailleurs, parmi les journalistes cités dans #J’Accuse… ! il y a le journaliste Gaston Leroux, créateur de Rouletabille dont les enquêtes haletantes furent publiées dans des journaux après l’affaire Dreyfus, entre 1907 et 1922.
Le feuilleton, qui a retrouvé un âge d’or avec les innombrables séries d’aujourd’hui, est aussi le modèle des révélations et polémiques à répétition de notre temps. Or, #J’Accuse… ! permet de décrypter ce storytelling à travers une affaire passée, qui était déjà un feuilleton en son temps.
Exercer son esprit critique aujourd’hui grâce à l’Histoire
L’affaire Dreyfus demeure choquante et ses soubresauts toujours sensibles dans la société française actuelle, où les spectres de l’Action Française née en ce temps rôdent en pleine campagne présidentielle. Ce qui fait la terrible efficacité de la bande-dessinée de Jean Dytar, graphiquement impeccable, au noir et blanc brut comme des gravures d’antan, c’est qu’elle révèle à quel point certaines polémiques présentes rappellent (je m’exprime ici à titre personnel) l’atmosphère nauséabonde de ces années d’affaire Dreyfus. C’est à ce titre une œuvre politique sans cesser d’être rigoureusement historique, justement parce que #J’Accuse… ! invite à ne pas faire de l’Histoire un monument à contempler sans réfléchir ou à apprendre par cœur, sans réfléchir également.
Sans tomber dans l’instrumentalisation des faits historiques, car tout ce qu’il montre est cohérent avec son contexte, Jean Dytar évoque des images récentes de débats, de procès ou de manifestations, simplement par la représentation du passé avec des formes actuelles. Ainsi, l’auteur donne à voir différemment des images bien connues des livres d’école, dont la dégradation de Dreyfus, d’une autre manière par des cadrages et des angles différents, ainsi que des moyens de diffusions qui seraient les nôtres. L’artifice, l’écart, incitent à la réflexion, à donner à éprouver dans son corps les faits historiques à partir de nos pratiques personnelles du début du XXIe siècle, au point de ressentir ce que l’affaire Dreyfus a comme échos aujourd’hui, plus d’un siècle après son éclatement.
Il faut saluer non seulement le travail et le talent de Jean Dytar, mais aussi la confiance des Éditions Delcourt qui ont osé croire au projet de l’auteur au point de lui donner corps avec ce beau coffret, mais aussi ont proposé une application de réalité augmentée (Delcourt Soleil +) qui permet d’accéder aux sources des journaux numérisés par Gallica, ainsi qu’à de brèves notices biographiques, dès qu’on scanne la page choisie. C’est un plus qui permet à tous non seulement d’accéder aux sources de Jean Dytar, mais aussi d’exercer son esprit critique vis-à-vis de son propre travail d’interprétation graphique de ces documents et de leur mise en scène dans #J’Accuse… !.
Tout ce dont nous avons parlé dans cette longue critique fait que #J’Accuse… ! est une œuvre unique dans la bande-dessinée et importante pour notre « hygiène mentale », pour reprendre le nom d’une excellente chaîne YouTube de Christophe Michel consacrée à l’esprit critique et la pensée rationnelle. Par l’artifice affiché de son dispositif anachronique, #J’Accuse… ! permet de questionner la notion de vérité à la manière du génial Peter Watkins dans ses films, pour mieux la révéler.
Toutes les citations de Jean Dytar sont extraites du dossier passionnant consacré à #J’Accuse… ! sur son site Internet.