[Interview] Raconter l’Affaire Dreyfus (2/2) : Jean Dytar explique ses choix

Le sénateur dreyfusard Scheurer-Kestner. Dessin à l'encre de la planche 87 de #J'accuse...! par Jean Dytar. © Jean Dytar/Delcourt, 2021.
Le sénateur dreyfusard Scheurer-Kestner. Dessin à l’encre de la planche 87 de #J’accuse…! par Jean Dytar. © Jean Dytar/Delcourt, 2021.

Voici la seconde partie de notre entretien avec Jean Dytar, auteur de la bande-dessinée #J’Accuse…! qui se concentre sur le traitement médiatique de la terrible affaire d’espionnage, en imaginant que les moyens de communication d’aujourd’hui étaient disponibles à l’époque… Dans la première partie de cet entretien, Jean Dytar nous a révélé certains de ses secrets de fabrication, notamment comment il a entrepris ses recherches historiques, structuré son récit et dessiné son livre (conséquent), publié en 2021 aux Éditions Delcourt. Dans cette seconde partie, nous allons l’interroger plus en détail sur son approche de l’Affaire Dreyfus elle-même, notamment sur ses principaux protagonistes. On verra notamment qu’il se distingue très nettement du film de Roman Polanski J’accuse (2019) qui faisait du lieutenant-colonel Marie-Georges Picquart une figure centrale des défenseurs d’Alfred Dreyfus (à l’encontre des faits historiques)…

Les parti-pris de l’auteur : la dimension publique de l’Affaire Dreyfus

Culturellement Vôtre : Comment vous l’avez expliqué dans la première partie de notre entretien, vous avez choisi de raconter l’affaire sous l’angle des médias de l’époque, ainsi que du point de vue du groupe réuni autour de Mathieu Dreyfus. Vous avez ainsi écarté les correspondances personnelles, mais aussi le déroulement de l’enquête du lieutenant-colonel Picquart au sein de l’armée. Pouvez-vous nous expliquer plus en détail les raisons ce choix ? A quel moment de la conception du livre s’est-il imposé ?

Le bordereau ayant conduit à l'accusation d'espionnage contre Alfred Dreyfus. Photographie datée du 13 octobre 1894. L'original a disparu entre 1900 et 1940.
Le bordereau ayant conduit à l’accusation d’espionnage contre Alfred Dreyfus. Photographie datée du 13 octobre 1894. L’original a disparu entre 1900 et 1940. Source.

Jean Dytar : L’Affaire est tellement vaste qu’il est impossible de tout raconter. Mon choix a été d’emblée de me situer sur la dimension publique de l’Affaire, et en contrepoint du côté des premiers défenseurs de Dreyfus. Les intrigues souterraines de Mathieu Dreyfus ou de Bernard Lazare s’articulent intimement avec la question du débat public, car elles ont précisément pour finalité de faire éclater le problème sur la place publique. Selon eux, le seul moyen pour que le procès de Dreyfus soit révisé, c’est que l’opinion publique soit convaincue qu’une erreur judiciaire a été commise et que la pression soit mise sur le ministère de l’Armée afin que l’on rejuge Dreyfus. Et pour que l’erreur soit manifeste, le démontage argumenté des insuffisances du premier procès ne suffit pas : il faut découvrir et dénoncer le véritable traître, Esterhazy. Or il y a eu deux façons de le découvrir.

La première, chronologiquement, c’est celle du lieutenant-colonel Picquart. Mais cette découverte est restée secrète, dans les arcanes de l’État-major, et Picquart a été mis à l’écart discrètement en Tunisie. Ce n’est pas la découverte de Picquart qui a permis le procès d’Esterhazy.

La seconde est la conséquence des actions de Mathieu Dreyfus et de Bernard Lazare : en ramenant Dreyfus sur le devant de la scène médiatique, par le paradoxal moyen d’une « fake new » (la rumeur de son évasion !), une succession de réactions en chaîne dans la presse a permis que l’écriture du traître soit rendue publique, comparée publiquement avec celle d’Alfred, et surtout reconnue par quelqu’un qui a pu l’identifier et en informer Mathieu. C’est bien Mathieu Dreyfus qui dévoile publiquement le nom d’Esterhazy et demande officiellement qu’une enquête soit ouverte. Donc, dans mon récit, il était logique que je ne fasse intervenir Picquart qu’au moment où son rôle est devenu public, soit après la révélation d’Esterhazy par Mathieu Dreyfus.

"Dreyfus est innocent : les défenseurs du droit, de la justice et de la vérité" (1899). Affiche dreyfusarde.
« Dreyfus est innocent : les défenseurs du droit, de la justice et de la vérité » (1899). Affiche présentant certains des principaux dreyfusards. On remarque le traitement de faveur du lieutenant Picquart, en encadré au centre, ainsi que les slogans « Vive l’armée ! » et « A bas les traitres ! » qui reprennent et retournent ceux des anti-dreyfusards.

Cependant, pour bien clarifier le rôle souterrain de Picquart, je voulais initialement introduire un texte de sa main qui était une confession de sa découverte et de ses relations avec sa hiérarchie, écrite à son ami et avocat Leblois au cas où il lui arrive quelque chose. Mais comme c’est un texte qui est resté dans les archives de Leblois, qui a été écrit à un moment précoce mais a été connu beaucoup plus tard, bien après la fin de cette histoire, j’ai estimé que je ne pouvais pas l’exploiter, car j’ai essayé de respecter les contextes d’énonciation, autant que possible.

Photographie d'Alfred Dreyfus en compagnie de Lucie, Pierre Léon et Jeanne, prise entre 1910 et 1935.
Photographie d’Alfred Dreyfus en compagnie de Lucie, Pierre Léon et Jeanne. Source.

Ainsi, je n’ai pas non plus exploité les témoignages issus des divers procès : ils m’auraient parfois été bien utiles, en les sortant de leur contexte d’énonciation, pour clarifier ou synthétiser tel ou tel moment.

Je n’ai donc pas davantage exploité les correspondances personnelles. J’aurais pourtant bien aimé insérer des courriers entre Alfred et Lucie Dreyfus, qui auraient apporté une émotion nouvelle (il y a même quelques mots de leur fils Pierre, alors âgé de six ou sept ans, qui croyait leur père en voyage !). Mais j’ai choisi de respecter mon cadre.

Deux exceptions : un courrier d’Alfred à Lucie est visible parce qu’un journal avait choisi de publier quelques correspondances personnelles afin d’humaniser Dreyfus auprès de l’opinion publique. Un autre courrier, du sénateur Scheurer-Kestner à Lucie, est aussi retranscrit car il est évoqué tant par Mathieu Dreyfus que par Scheurer-Kestner, et que c’est un moment de bascule important.

C V : Le film J’accuse de Roman Polanski est sorti en 2019, au moment de la création de votre livre. Est-ce que le choix de ce film d’aborder l’affaire Dreyfus par le biais de l’enquête de Picquart a eu une influence sur vos propres choix ? Par ailleurs, que pensez-vous du film ?

J D : Non, pas du tout. J’ai appris que Polanski faisait ce film alors que j’avais déjà commencé à travailler sur mon projet. J’avais aussi déjà mon titre ! Et je venais de terminer l’étape du prélèvement/montage d’extraits de textes quand le film est sorti. Je suis allé le voir, bien sûr, et j’ai été soulagé de constater que mon projet n’avait rien à voir avec son film, qu’il ne serait en rien redondant.

Jean Dujardin incarne le lieutenant-colonel Marie-Georges Picquart dans le film J'accuse de Roman Polanski.
Jean Dujardin incarne le lieutenant-colonel Marie-Georges Picquart dans le film J’accuse de Roman Polanski.

Ce que je pense du film serait un peu long à développer. A vrai dire, l’historien Philippe Oriol a écrit une recension du film qui correspond parfaitement à ce que j’en pense aussi. Je préfère vous y renvoyer. [Dans cette analyse fouillée et étayée de nombreux rappels des faits, l’historien montre comment le film J’accuse de Polanski, à la suite du livre qu’il adapte, a considérablement déformé le personnage historique du lieutenant-colonel Picquart pour en faire un protagoniste plus aimable, avec une trajectoire le conduisant à rompre avec son antisémitisme au terme de sa lutte contre l’injustice, ce qui n’était pas le cas du vrai Picquart. Ce dernier, en effet, est demeuré antisémite et n’a rompu avec son silence pour défendre Dreyfus uniquement lorsque ses propres intérêts étaient en jeu. Plus contestable, sinon plus grave, est la manière qu’a le film d’instiller l’idée que Picquart a eu un rôle central dans la défense de Dreyfus, au détriment de l’entourage de ce dernier, jusqu’à faire de lui l’inspirateur du célèbre article d’ Émile Zola, ndlr.]

Les protagonistes de l’Affaire Dreyfus

C V : Votre livre révèle au grand public des protagonistes de l’affaire Dreyfus oubliés ou méconnus, tel Bernard Lazare qui publia des livres pour démonter les accusations portées contre Dreyfus. Quelles sont les personnalités qui vous ont le plus touchées ?

J D : En premier lieu, je dirais Mathieu Dreyfus, le frère du capitaine et le premier artisan de sa libération. C’est d’ailleurs lui le fil conducteur de ce récit choral. Son témoignage, L’Affaire telle que je l’ai vécue, publié chez Grasset, est à la fois d’un grand intérêt documentaire, mais aussi humain : on y sent une grande sincérité. Mathieu est très descriptif, factuel, mais son récit laisse aussi place aux émotions, tout en pudeur, dans une langue élégante. Bien sûr, j’ai aussi un attachement particulier pour Bernard Lazare, à son engagement de l’ombre opiniâtre, pour la révision du procès Dreyfus mais aussi plus généralement contre l’antisémitisme. Zola, également d’un grand courage dans cette histoire, a pris toute la lumière, pour le meilleur et pour le pire, mais il s’est grandement appuyé sur le travail de fond fourni par Lazare.

Mathieu Dreyfus, frère d'Alfred Dreyfus. Planche 28 de #J’Accuse… ! de Jean Dytar © Éditions Delcourt 2021 – Jean Dytar
Mathieu Dreyfus, frère d’Alfred Dreyfus. Planche 28 de #J’Accuse… ! de Jean Dytar © Éditions Delcourt 2021 – Jean Dytar

J’ai aussi eu à cœur de mettre en avant d’autres figures moins connues encore, comme le commandant Forzinetti, directeur de la prison du Cherche-Midi qui fut le premier militaire à être convaincu de l’innocence de Dreyfus et à l’exprimer à qui voulait l’entendre. Touché aussi par le vénérable sénateur Scheurer-Kestner, dont la droiture morale a en quelque sorte été à la fois un élan pour faire avancer l’affaire et un frein car il n’était pas capable de transgresser une parole donnée ou des usages conformes au milieu dans lequel il gravitait. Tous ceux-là ont subi des conséquences personnelles ou professionnelles de leur engagement précoce.

J’ai aussi mis en avant d’autres personnalités moins directement impliquées, et moins connues que Clemenceau et Jaurès, comme la journaliste féministe Séverine, observatrice fine et l’un des rares personnages féminins que je mets en scène (ce qui nous dit quelque chose de qui avait accès à la parole publique à l’époque) ou le militant anarchiste Sébastien Faure, qui est parvenu à convaincre une grande partie de son camp que cette affaire n’était pas qu’un sujet entre bourgeois mais les concernait aussi. Mais j’ai aussi été touché par bien d’autres personnages qui n’apparaissent pas ou très peu, comme Léon Blum, Lucien Herr, ou Lucie et Alfred Dreyfus évidemment !

Les débats entre journaux au temps de l'affaire Dreyfus étaient-ils si différents des nôtres à la télévision? Planche 227 de #J’Accuse… ! © Éditions Delcourt 2021 – Jean Dytar
Des débats entre journaux mis en scène par Jean Dytar comme des confrontations à la télévision. Planche 227 de #J’Accuse… ! © Éditions Delcourt 2021 – Jean Dytar

« J’accuse…! » et le rôle d’Émile Zola dans l’Affaire Dreyfus

C V : Zola occupe une grande place dans votre récit, mais plutôt comme catalyseur (à travers son célèbre article et, surtout, son procès) que comme défenseur central. Vous avez, à ce titre, élargi la perception du grand public. Par ailleurs, vous le dépeignez comme une star jouant des moyens de communication comme on peut le faire aujourd’hui avec Instagram. Comment aborde-t-on une telle figure historique ?

J D : Je l’ai abordé comme les autres, en quelque sorte, sans considérer l’aura particulière que lui a conférée la postérité, mais en considérant, comme pour tous les personnages, son rôle précis et la façon dont il était perçu à l’époque. Ainsi, au moment du premier conseil de guerre de 1894, Zola était à Rome et je suis tombé sur un article du Figaro qui lui reprochait son narcissisme et son désir d’être médiatisé en permanence, avec notamment cette formule merveilleuse : « aujourd’hui, il possède l’art parfait de ne point nous désencombrer de lui chaque jour » ! On lui reprochait un comportement qui n’a fait que s’exacerber depuis, notamment à partir de l’apparition des réseaux sociaux, et je suis finalement à peine anachronique quand je le mets en scène en train de faire un selfie devant le Forum !

Découpage textuel de la planche comprenant la citation d'Émile Zola à Rome, pour #J'accuse...!. © Jean Dytar/Delcourt, 2021.
Découpage textuel de la planche comprenant la citation d’Émile Zola à Rome, pour #J’accuse…!. © Jean Dytar/Delcourt, 2021.
Planche finalisée avec le selfie de Zola à Rome, dans #J'accuse...!. © Jean Dytar/Delcourt, 2021.
Planche finalisée avec le selfie de Zola à Rome, dans #J’accuse…!. © Jean Dytar/Delcourt, 2021.

Cela n’empêche pas Le Figaro, quelques années plus tard, de publier les premiers articles de Zola consacrés à l’affaire. Des articles importants que je montre dans mon livre, quelques mois ou semaines avant le fameux J’Accuse…!. Zola est souvent réduit au J’accuse et à son procès dans cette affaire, mais il est l’un des premiers à défendre Scheurer-Kestner, à démonter la légende du Syndicat, ce lobby juif inventé par les antisémites, et à critiquer vertement le rôle de la presse dans l’évolution délétère du débat public autour de cette affaire.

Emile Zola photographié par Nadar en 1898.
Émile Zola photographié par Nadar en 1898. Source.

D’autre part, la question de sa célébrité n’est pas anodine dans l’impact décisif de son implication dans l’affaire : le coup d’éclat du J’accuse n’aurait pas généré de telles conséquences si Lazare, par exemple, l’avait rédigé au lieu de Zola. D’ailleurs, Lazare avait, lui aussi, accusé nommément quelques militaires de l’État-major dans sa brochure Comment on condamne un innocent, quelques jours à peine avant la célèbre une de L’Aurore, sans que sa brochure ne suscite le même effet. La question du statut de l’écrivain Zola dans la société de son temps, sa notoriété, savamment entretenue par lui-même, fut donc un élément décisif. C’est aussi pour cela, du reste, qu’il fut l’objet du plus grand nombre de caricatures haineuses.

Mais au-delà de Zola lui-même, le J’accuse fut aussi un coup médiatique pensé par des hommes de médias, et c’est aussi toute la modernité de ce moment : aujourd’hui on parlerait de « disruption ». Le titre même, qu’on doit à Clemenceau (tandis que le titre de Zola était « Lettre au président de la République »), sa typographie devenue célèbre, et même sa taille dans la page du journal, participent de l’impact dans les esprits. Il est repris dès le lendemain par La Libre Parole qui fait un J’accuse inversé en reprenant la même typographie. Ou même par le magazine satirique antidreyfusard créé par Caran d’Ache et Forain, Psst…! qui reprend la ponctuation du J’Accuse…! La direction de L’Aurore avait conscience de l’impact possible de cette une puisqu’elle a tiré ce jour-là dix fois plus d’exemplaires que d’ordinaire : le buzz était souhaité et il a eu lieu.

« J’accuse… ! » à la une de L'Aurore du 13 janvier 1898.
« J’accuse… ! » d’Émile Zola, à la une de L’Aurore du 13 janvier 1898. Source.

Donc Zola n’est pas Zola tout seul. Son implication dans l’affaire s’inscrit dans une trajectoire et dans un enchevêtrement de relations avec d’autres protagonistes. Comme c’est le cas pour chacun d’entre eux, d’ailleurs, évidemment. Et ce sont aussi ces trajectoires humaines qui m’ont intéressé, au-delà des grandes idées ou de la mécanique médiatique : faire ressortir l’humanité ordinaire de ces personnages pris, à un moment ou à un autre, dans une situation qui les dépasse tous. Par exemple, j’ai conservé une brève scène, peu utile du point de vue de l’avancée de l’affaire ou de l’intrigue, où l’on voit Lazare rejoindre Zola à Londres pour lui faire signer des documents et surtout partager un moment de la vie d’exil d’un Zola fragile et désorienté.

Créer, c’est faire des choix, quitte à avoir des regrets

C V : Comme faire des choix signifie faire le deuil d’éléments qui tiennent à cœur, mais qui ne peuvent trouver leur place dans le récit, de quoi avez-vous dû faire le deuil ? Si tel fut le cas bien sûr.

J D : J’ai fait le deuil de beaucoup de choses, effectivement, hormis celles déjà évoquées. Dans mon canevas initial, j’avais intégré beaucoup de pages où devait figurer le témoignage de Léon Blum issu de ses Souvenirs sur l’Affaire. Ses textes permettaient notamment d’évoquer le milieu littéraire et intellectuel autour de La Revue Blanche, qui est finalement peu présente dans mon livre. On y découvrait aussi le statut de maître à penser de Maurice Barrès pour les jeunes écrivains de la génération de Blum, avec qui l’affaire Dreyfus fut un moment de rupture important. Et Blum avait un recul politique qui lui permettait d’inscrire l’Affaire dans un contexte plus large, après le boulangisme et le scandale de Panama.

Planche 9 de #J’Accuse… ! de Jean Dytar © Éditions Delcourt 2021 – Jean Dytar
Planche 9 de #J’Accuse… ! de Jean Dytar © Éditions Delcourt 2021 – Jean Dytar

Mais précisément, s’il avait un recul plus conséquent, c’est que son témoignage datait de 1935, au moment de la mort de Dreyfus, soit pas loin de quarante ans après l’Affaire. Or, tous les autres témoignages que j’avais utilisés avaient été écrits pendant ou juste après l’Affaire, le texte le plus tardif datant de 1906. C’est la raison pour laquelle j’ai écarté à regret Léon Blum. La deuxième raison est que son rôle dans l’Affaire n’était pas d’un aussi premier plan que ceux de Mathieu Dreyfus, Bernard Lazare, Scheurer-Kestner ou Zola…

Un autre regret : n’avoir pas vraiment pu mettre en scène Lucie Dreyfus, du fait de son rôle essentiellement privé, même si elle apparaît et reste régulièrement évoquée. J’aurais aussi aimé déployer plus de choses durant l’automne 1898 et le printemps 1899 : notamment la façon dont le camp dreyfusard a exploité la figure du colonel Picquart pour en faire un deuxième martyr, plus héroïque pour la société d’alors que la figure de Dreyfus, et donc d’une certaine façon plus désirable, plus susceptible de faire basculer l’opinion du côté de la vérité et de la justice.

Il y avait aussi d’autres péripéties du côté judiciaire que j’ai dû passer sous silence, qui contribuaient pourtant à agiter le débat public, à rendre incertaine la demande de révision du procès de Dreyfus et participaient de la porosité problématique entre l’idéologie politique et l’exercice serein de la justice. Mais il fallait faire des ellipses pour le rythme du livre, pour conserver la tension dramatique sans la diluer dans trop de directions. C’était un choix de scénariste : après déjà tant de péripéties, une fois la procédure de révision du procès engagée, je voulais qu’on arrive relativement vite au conseil de guerre de Rennes.

#J'accuse...! de Jean Dytar, publié aux éditions Delcourt. © Jean Dytar/Delcourt, 2021.
#J’accuse…! de Jean Dytar, publié aux éditions Delcourt. © Jean Dytar/Delcourt, 2021.

C V : Ce qui frappe à la lecture de #J’Accuse…! c’est à quel point cette affaire a touché toutes les couches de la population française et a provoqué des débats par-delà l’antisémitisme (même s’il est central), dont les remous se font sans doute encore sentir aujourd’hui. Considérez-vous votre bande-dessinée comme une œuvre politique ? 

J D : Ce n’est pas une œuvre militante, mais politique certainement. Et j’espère que dans la période actuelle, cela peut être un livre utile, un livre qui aide à penser politiquement le monde dans lequel on vit. [Il faut ainsi rappeler que le candidat d’extrême-droite à l’élection présidentielle Eric Zemmour instille le doute concernant l’innocence d’Alfred Dreyfus, poursuivant à ce titre la propagande antidreyfusarde de l’Action Française dont Jean Dytar raconte les prémisses dans son livre, ndlr.]

C V : Votre prochain projet sera-t-il aussi inspiré par l’Histoire ? Et au parti-pris graphique encore différent ?

J D : Oui… et oui !…

Entretien réalisé par mail en février 2022. Retrouvez la première partie de cet entretien concernant la création de #J’accuse…! ici : Raconter l’Affaire Dreyfus (1/2) : Comment Jean Dytar a créé sa bande-dessinée. Nous remercions chaleureusement Jean Dytar pour sa disponibilité et sa passion communicative. Nous vous invitons à consulter son site, dans lequel il explique avec encore plus de détails ses recherches pour #J’accuse…! 

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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