Appliquer le principe des brèves de comptoir à l’univers de la mode, il fallait y penser, Loïc Prigent l’a fait ! J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste, paru aux éditions Grasset, réunit 2000 « petites phrases » entendues dans les coulisses de la mode, notamment au cours des défilés ou pendant leur préparation, lorsque l’hystérie est à son comble aussi bien parmi les créateurs que les mannequins, journalistes, attachées de presse et autres petites mains des grandes maisons.
Florilège de petites phrases en direct des défilés
Ces déclarations anonymes, présentées hors de tout contexte, et que le journaliste mode appelle avec à propos des « pépiements », comme les bruits élégants que font les petits oiseaux, ses nombreux abonnés ont pu les lire de manière régulière sur son compte Twitter, mais leur habile agencement met en avant les contradictions d’un milieu qui assume tout avec panache : son exigence, sa futilité, son hypocrisie, ou encore son cynisme. Assassines ou lancées de manière sérieuse et sincères, elles dressent un portrait aussi drôle qu’extravagant d’un milieu fermé en décalage constant avec la réalité, mais qui sait également faire preuve d’une lucidité souvent désabusée.
On passe ainsi des mannequins anorexiques (« Bonjour on voudrait une salade et quatre couverts » « — Une salade pour 4 ? » « Oui ») aux journalistes et attachés de presse au bout du rouleau (« Je suis attachée de presse, je ne sais même plus quand je mens. » « —M’en parle pas, je suis journaliste, c’est pire. »), sans compter les créateurs briefant les mannequins avant le défilé (« Marchez comme si votre mère venait de vous déshériter il y a une heure et que ça n’avait aucune importance »). Certaines phrases suintent le mépris de classe (« Mon chauffeur est indemne de toute culture »), ou la méchanceté étudiée (« Elle a un visage Clarins mais un corps Subway »), d’autres font frissonner en imaginant un monde à la Brazil, avec ses vieilles dames allant au chirurgien comme on se brosse les dents (« Tout le monde peut être sublime. Peu importe son corps de départ »). Certains thèmes se dégagent nettement, comme l’obsession de la minceur et du bon goût, la décadence assumée du milieu (« Ma plus grande peur, c’est de me réveiller après une cuite sans me rappeler ce que j’ai fait. Et je connais très bien cette peur »), la frontière très mince entre journalisme de mode et publicité déguisée, ou encore les jeunes rédacteurs fraîchement sortis d’école de journalisme et déjà spécialistes en copier-coller.
Grandeur et décadence en 2000 tweets
Le fait qu’aucune phrase, aucun dialogue ne soit contextualisé ou attribué à qui que ce soit pousse le lecteur à inférer de quelle catégorie de personnes il pourrait s’agir (rédactrice mode, attachée de presse…) et dans quel contexte ces déclarations ont pu être formulées (entre deux avions, en plein jet-lag, à la sortie d’un défilé…), ce qui se révèle assez jubilatoire. L’agencement de ces petits bouts arrachés en toute (in)discrétion est également pour beaucoup dans l’impact de certaines phrases, et donc dans le plaisir pris à la lecture. Ainsi, certains motifs se répètent, comme les discours surréalistes autour de l’inspiration derrière telle collection ou défilé, qui ont pu être inventés de toutes pièces par les créateurs ou leurs attachés de presse à l’attention des médias ou de leurs riches clientes, mais auraient tout aussi bien pu être lancées comme des vannes par les uns ou les autres, fatigués de toujours devoir trouver de nouvelles réponses à donner à cette sempiternelle question. L’enchaînement de ces phrases farfelues, qui disent tout et leur contraire, met alors en valeur l’absurdité inhérente au milieu de manière assez irrésistible, tandis que le découpage par année permet de prendre conscience de la vitesse à laquelle les tendances passent. Pourtant la mode reste la même, à bien y regarder : la même folie, les mêmes discours, le même rush pour boucler la collection avant le défilé, la même cohue à la Fashion Week parisienne…
Certaines phrases viennent confirmer certains clichés, tels que l’anorexie des mannequins ou la langue de bois à tous les étages, d’autres constituent des punchlines tellement efficaces qu’elles pourraient mettre K.O. n’importe quel rappeur actuel. Cependant, malgré ce choix de phrases férocement drôles, Loïc Prigent ne cherche pas à démonter le milieu pour autant, lui qui en explore les différents rouages depuis des années, notamment au travers de ses séries documentaires pour Arte (Le jour d’avant, Signé Chanel…) et Canal +, qui posent sur la mode un regard d’une rare pertinence. Il l’explique très bien en avant-propos, le charme de la mode vient aussi et peut-être avant tout de son côté « hors-sol », où « on lâche toute notion de réel comme un lest inutile ». Certaines phrases prononcées peuvent paraître hallucinantes de méchanceté, de bêtise ou d’ignorance, mais elles sont également un moyen de relâcher la pression dans un milieu qui va à cent à l’heure et vise la perfection. La mode ne serait pas la mode sans ces petites piques cruelles ou son décalage revendiqué avec le réel, dont émergent pourtant, à travers ces « pépiements », une certaine forme de lucidité, voire de poésie. En cela, J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste dresse un portrait aussi décomplexé que fascinant d’un monde qui ne vit que pour la prochaine collection. Un livre qui se picore par petits bouts, et que l’on a envie de faire durer pour prolonger le plaisir.
J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste de Loïc Prigent, Grasset, sortie le 7 septembre 2016, 269 pages. 18€