Une nouvelle série qui impose de suite son style
Il faudrait vivre au fond de la plus reculée des grottes pour ne pas constater les dérives liées aux réseaux sociaux. Alors que le point d’orgue médiatique fut tout trouvé avec l’affaire dite du «périscope», mettant en scène un Serge Aurier tellement abruti qu’on a encore du mal à réaliser la portée d’une telle faute, il faut préciser que ce n’est pas là un simple souci technologique. Twitter, Facebook, Instagram, toutes ces possibilités d’échanger ne sont pas les seules responsables d’un problème bien plus grave. On vous voit lire et relire ces phrases, en vous demandant si vous ne vous êtes pas trompés d’article. Non, on va bien aborder Real Account T1, édité chez Kurokawa. Un manga qui, nous allons le voir, s’inscrit dans le genre du survival game afin d’aborder un fait social inquiétant.
Real Account T1, c’est l’histoire d’un réseau qui, subitement, décide de faire payer à l’Humanité les tares qu’elle ne cesse d’y démontrer. La situation se déroule au Japon, alors que l’application Real Account, aka ReA, s’est invitée sur tous quasiment tous les téléphones portables de l’archipel. Ataru Kashigawi est l’un des possesseurs de ces smartphones, et ce moyen de communiquer lui a permis de s’inventer une identité virtuelle fantasmée, éloignée de sa situation dans un réel qu’il juge trop banal. Seulement, un jour se produit l’improbable : Ataru fait partie d’un groupe de dix mille personnes projetées au cœur même de Real Account. Une situation surréaliste, qui très vite va totalement dégénérer. En effet, ils sont accueillis par Marble, la mascotte de ReA, et celle-ci a mis au point une série de jeux véritablement mortels…
The year is 20XX
Real Account T1 prend place en plein dans une année laissée à l’imagination du lecteur (20XX), comme pour mieux désamorcer une distanciation liée à l’éloignement temporel, ou à celle d’un ancrage réaliste pas toujours pertinent. Un choix intéressant, qui pousse à se focaliser sur l’histoire, ses problématiques, ses personnages. Ceux-ci sont rapidement digérés, et pour cause : Ataru Kashiwagi est un personnage principal attachant et bien écrit. Il sera bientôt rejoint par Koyori, qu’on devine être la buddy à tendance petite amie en devenir. Une relation certes classique (sur ce premier tome du moins) cependant force est de constater qu’elle fonctionne notamment grâce à la tension qui les entoure. Mis à part ces deux êtres, le reste du casting sert avant tout un propos, et le moins que l’on puisse écrire est qu’on l’a apprécié.
Coupons court aux accusations qui pourraient intervenir de la part des habituels esprits obtus, eux-même très souvent issus des réseaux sociaux (comme quoi, le manga est pertinent). Non, Real Account T1 n’est pas une œuvre sortie tout droit d’un esprit réactionnaire, anti-ceci, pro-cela. Le mangaka Okushô ne se place pas du côté de la mascotte complètement cinglée, en aucun cas. L’intrigue donne évidemment dans le grand guignolesque, exagérant les pires agissements pour mieux mettre le doigt là où ça fait mal. Marble, sorte de mélange entre un smiley douteux et un roi gluant issu de Dragon Quest, est l’hôte d’un carnage assez terrible, dont le but reste mystérieux mais qui sert un constat implacable quant à notre utilisation des réseaux sociaux. Une fois les dix mille personnes embarquées dans la matrice de ReA, les règles sont annoncées. Et elle font très, très mal.
Marble Madness
Dans Real Account T1, chaque utilisateur du réseau social est rattaché à ses followers. En effet, s’il meurt dans la matrice, il provoque une réaction en chaîne qui tue aussi ses « fans » dans le réel. Ce qui provoque évidemment une fuite en avant des « amis ». Cependant, si un participant n’a plus de suiveur c’est la mort immédiate. Un concept maléfique et ingénieux, qui provoque la première constatation du manga : les followers ne sont aucunement une source de sûreté, qu’elle soit sociale ou, ici, vitale. Bien entendu personne n’a envie de crever parce qu’un gugusse fait l’objet d’un abonnement. Dès lors, Real Account T1 déploie son jeu de massacre d’une grande puissance. Les masques tombent en même temps que les corps inertes, dans des gerbes de sang qui soulignent idéalement la violence fondamentale de l’œuvre.
Real Account T1 est un survival game, les décès ne sont pas dus au hasard mais au résultat d’un jeu cruel. Plus précisément, c’est une série d’épreuves bien tendues qui attendent les participants, et dès la première on est happé par leur fonctionnement, leurs conséquences et ce qu’en tire l’auteur Okushô, véritable révélation soit écrit en passant (Real Account T1 est son premier manga). Imaginez : on vous demande de juger votre propre beauté (beau, banal, laid), d’arrêter cet avis sur un dossard inaccessible pour une assemblée qui, de son côté, se doit de vous juger le plus objectivement du monde : un détecteur de mensonge prend place sur le crâne des jurés. S’ils mentent c’est la mort assurée. On n’ira pas plus en avant dans la description factuelle, histoire de vous laisser l’entier plaisir de la découverte, mais sachez que le jeu est un outil parfait pour démontrer à quel point notre société a pu créer des êtres humains certes connectés, mais aussi déconnecté… de la réalité.
RT + Fav si vous voulez vivre
Répétons-le ici, Real Account T1 ne cherche aucunement à vous faire penser que les réseaux sociaux sont le Mal absolu. Ataru se sort des différentes épreuves en les utilisant à bon escient, des solutions qui démontrent qu’Okushô n’est pas un simple « anti ». Il est juste critique de certains comportements effectivement désespérants qui, en Occident du moins, ont pu s’installer durablement à cause d’une apathie civique terrible. Dès lors, Real Account T1 s’installe certes au Japon, mais est tout à fait pertinent aussi hors de l’archipel, où les sociétés diffèrent mais l’âme humaine reste la même. Une constatation qui s’ajoute à celle d’une écriture plutôt maîtrisée, avec peut-être deux ou trois répliques un peu sorties de nulle part, mais dans l’ensemble cela reste très satisfaisant. Le rythme, lui, est carrément trépident, on souligne la très bonne décision de ne pas faire traîner en longueur l’introduction : on en vient vite à l’essentiel, et tant mieux car ce dernier a de la matière à développer.
Ajoutons à ce constat bien positif un dessin de belle qualité, assuré par un Shizumu Watanabe (My girlfriend is a fiction) qui trouve, dans le concept de Real Account T1, une occasion de confronter son style comico-action à des situations pas vraiment légères. En résulte une sorte de paradoxe maîtrisé entre le fond et la forme, et cela apporte une force toute particulière au manga. Au final, voilà une découverte très agréable, et une série (actuellement en cours au Japon) qui fait son entrée dans nos « marquages à la culotte façon Sergio Ramos ».
Real Account T1, un manga écrit par Okushô, dessiné par Shizumu Watanabe. Aux éditions Kurokawa, 192 pages, 6.80 euros. Sortie le 10 novembre 2016.