La misère sociale comme horreur contemporaine
Traducteur et adaptateur pour le cinéma et la télévision, Alex Jestaire s’est fait remarquer en tant qu’auteur en 2007, avec la publication de son roman Tourville, oeuvre-fleuve ultra-référencée de plus de 770 pages à la ponctuation chaotique, présentant le flux de pensée délirant d’un intermittent du spectacle rentrant dans sa ville natale après être devenu quasi-clochard à Paris. A mi-chemin entre Philip K. Dick, David Lynch et David Foster Wallace, ce premier pavé dans la mare avait suscité des réactions diverses, de l’éloge pur et simple à la critique acerbe accusant l’auteur d’être un poseur se prenant pour le prochain Palahniuk. Surtout, on avait reproché au livre d’être beaucoup trop long.
D’où la surprise de le retrouver en cette rentrée littéraire avec un court roman de tout juste 118 pages, première partie d’un cycle, Contes du soleil noir, qui comptera pas moins de 5 livres à paraître Au Diable Vauvert tout au long de l’année. Ce volume d’introduction, par son titre même, évoque immédiatement l’oeuvre du même nom du subversif auteur anglais J.G. Ballard, et son adaptation cinématographique par David Cronenberg, qui est cité en référence sur le quatrième de couverture aux côtés de Stephen King et Clive Barker. On nous le dit, Alex Jestaire s’inscrit dans une horreur contemporaine, « une horreur de fin de civilisation ». Une horreur qui joue, non pas sur le gore et le suspense, mais davantage sur un sentiment de peur viscéral, psychologique, lié notamment à un contexte social alarmant, et à une société dont la connexion de plus en plus accrue à de multiples écrans n’a en aucun cas pallié la solitude de ses citoyens.
Un flux d’infos en continu
Lors de l’introduction, le narrateur, Monsieur Geek, évoque le Soleil Noir, qui semble être le nom que l’auteur donne à la folie, qui guette l’univers d’Alex Jestaire et peut toucher n’importe qui. On notera d’ailleurs que l’auteur faisait déjà référence à ce Soleil Noir dans Tourville, qui tournait déjà beaucoup autour de ce thème, et des dérives d’une société-spectacle où la télévision est reine. Dix ans après la parution de cette première oeuvre, les réseaux sociaux ont gagné du terrain et c’est sur Internet que les choses se passent. D’où le choix de ce narrateur geek, spécialiste du data mining, et dont le rôle sur la Toile et au sein du récit (où il reste en retrait) se révèle on ne peut plus symbolique. La télévision n’en est pas moins centrale dans Crash, puisque c’est par le biais des JT en continu de BFM et des nombreuses émissions autour de l’actualité et ses catastrophes que l’héroïne de cette première histoire, Malika Benwalid, victime d’un AVC au volant et laissée dans un état végétatif, montrera des signes de conscience.
Ce parti pris ne tient en rien du hasard à l’ère de la TNT, où les personnes précaires et isolées se réfugient souvent devant leur télé, source de réconfort, mais aussi d’angoisse. Alex Jestaire se sert de ces références pour dresser un portrait triste et glaçant de la misère sociale en France à notre époque, dont le visage prend les traits de Malika, mère célibataire de 34 ans surendettée, épuisée, déjà au bord du rouleau avant même le fameux crash qui intervient à l’issue du premier chapitre.
Cependant, l’auteur offre une échappatoire à Malika par le biais de la télévision, qui lui ouvre une porte sur des mondes tour à tour merveilleux et angoissants, dans lesquels son identité, fluctuante, se fond de telle sorte qu’il est souvent difficile (voire parfois impossible) pour le lecteur de faire le distingo entre ce qui relève de souvenirs réels de Malika, ou bien d’éléments biographiques ou psychiques intégrés aux programmes qu’elle regarde, retravaillés par les images. Car la jeune femme, si elle réagit au flux continu défilant devant ses yeux, ne regagnera jamais pleinement conscience. Ce que nous lisons, c’est donc sa perception altérée des choses ; la perception de quelqu’un prisonnier de lui-même, qui n’est pas vraiment là, et qui pourtant, par moments, semble avoir une certaine conscience des choses, et même être capable de sortir (littéralement) d’elle-même et de s’évader, même si cela n’est en fin de compte qu’illusoire.
Une oeuvre onirique et anxiogène
Alex Jestaire développe ainsi un roman en grande partie onirique, immergeant le lecteur dans des paysages mentaux tour à tour sordides et sublimes, faisant naître des images d’une beauté apocalyptique. En partant d’une réalité dure et terne, il parvient à créer en quelque sorte une poétique tournant autour de ce flux continu d’informations, que cela soit celui de la télé, devant laquelle est rivée Malika, ou celui du Net et du deep web, qui est le terrain de jeu de Monsieur Geek. Il n’est pas question pour l’auteur de rendre la misère sociale glamour et plaisante, mais il s’attache en revanche à montrer comment l’on peut projeter des parts de soi dans ce que l’on regarde, mais aussi chercher par ce biais à échapper à une réalité peu reluisante. En amateur de SF, Jestaire ne pouvait également que s’inspirer d’auteurs s’étant eux-mêmes intéressés aux médias pour mieux traduire les névroses de leur temps. Certaines de ces œuvres ont d’ailleurs rejoint la réalité.
William Gibson imaginait-il, lorsqu’il écrivit Neuromancer au début des années 80, que trente ans plus tard cette réalité virtuelle qu’il avait imaginée serait finalement assez proche de ce que nous connaissons aujourd’hui, et qui n’est qu’un début ? Rapprocher folie et Internet n’est pas une nouveauté et fait également sens puisque les névroses et psychoses semblent s’être « adaptées » à ce nouveau média et moyen de communication. Qui n’a pas entendu parler de ces personnes pétant un câble du jour au lendemain et dont les délires se trouvent influencés par leur rapport au Net, comme ils l’étaient par la télévision auparavant ? Quand certains pensent que le monsieur de la télé leur parle, d’autres craignent qu’on ne pirate leurs pensées par Internet. Une petite recherche dans les tréfonds des moteurs de recherche, dans les souterrains d’obscurs forums de discussion, vous en convaincront facilement si vous en doutez encore, et la littérature de genre s’est bien entendu déjà saisie de ce type de phénomènes psychiatriques.
En cela, Alex Jestaire n’a rien inventé, mais fait preuve d’une véritable inspiration dans ce court roman à l’écriture fluide et souvent hypnotique, où il parvient à condenser ses réflexions avec brio. Contes du soleil noir : Crash se révèle ainsi une proposition fort intrigante, onirique et anxiogène à la fois, qui augure de nombreuses possibilités pour la suite, laquelle devrait présenter des histoires à priori indépendantes, articulées autour du même narrateur.
Contes du soleil noir : Crash d’Alex Jestaire, Au Diable Vauvert, sortie le 12 janvier 2017, 118 pages. 9,99€.