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[Critique] Kate Moss – Enquête sur un mythe de Françoise-Marie Santucci

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construction d’une image à l’étude

Je lis peu de biographies et, malgré mon amour pour la mode, celles des top-models ne font généralement pas partie de celles que je serais encline à ouvrir. Une succession de détails people, non merci, je me contente fort bien des potins qui inondent le Web et qui ne sont plus cantonnés aux pages des tabloïds. De temps en temps, évidemment, ça fait du bien et on clique volontiers sur les liens avec cette espèce de plaisir coupable distinctif. Mais je ne paierai jamais pour lire ce genre de choses, pas plus que je ne perdrai mon temps avec ce type de produits commerciaux rédigés à
la hâte pour voguer sur la popularité de telle star.

Le livre de Françoise-Marie Santucci est fort différent cependant : il s’agit d’un véritable essai, écrit avec finesse et dont l’angle interpelle immédiatement. Comme l’indique son titre, le but de Kate Moss – Enquête sur un mythe n’est pas tant d’énumérer les événements marquants de la vie de la top mais plutôt de s’interroger sur la construction d’une image érigée en mythe, dont on connaît tous les contours mais presque rien du reste. Malgré son immense notoriété, les milliers de photos sur lesquelles elle apparaît, ses amants célèbres et ses frasques que personne n’ignore, on ne sait au fond pas grand chose de Kate Moss. Tout en ne laissant personne indifférent, il n’y a en surface pas grand chose à penser d’elle. Son éternelle nonchalance nous tient à distance, de sorte qu’on ne saurait la trouver méprisante ou sympathique. Est-elle généreuse ou arrogante dans la vie ? Aucune idée.

L’éclat du silence

kate-moss-vogue_Italy_Oct06-mario_testino1A l’heure où les stars veulent se montrer proche de leurs admirateurs, dévoilent de manière plus ou moins sincère des pans de leur intimité, la top-model parvient à garder tout son mystère et, alors que cette opacité aurait pu jouer contre elle, elle ne fait que renforcer son aura. Cette loi du silence est certes reconnue comme une tactique éprouvée par certains artistes pour briller et suciter l’intérêt, interroger, mais le cas Kate Moss est différent.

Alors que Mylène Farmer, pour ne citer qu’elle, a des mots pour s’exprimer à travers ses chansons, laisse transparaître une émotion à fleur de peau à chacune de ses apparitions, la top-model n’a que des images et garde ses sentiments pour elle. Plus fascinant encore est comment des événements de sa vie non maîtrisés se transforment sous nos yeux en « films ». Lorsqu’on les voit, elle et Pete Doherty (son boyfriend jusqu’en 2007) s’aimer et se déchirer ou qu’elle est surprise en train de préparer des rails de coke (le Cocaine Kate de 2005), on n’a jamais vraiment l’impression d’accéder à son intimité. Elle échappe continuellement et tout ce qui la concerne devient légende.

Le reflet d’une époque

kate-moss-craig_mcdean2004-hollywood1C’est en ce sens qu’on peut parler de « mythe » et la lecture du livre de Santucci est passionnante car la journaliste de Libération s’interroge sur ce que celui-ci révèle de notre époque. « Une culture qui ne connaît pas ses mythes est impuissante » disait le célèbre anthrolopologue et mythologue américain Joseph Campbell. Et malgré l’apparente futilité du sujet (qu’est-ce qu’une star issue du milieu de la mode, qui porte des vêtements mais ne crée rien pourrait bien nous apprendre ?),
Kate Moss est sans conteste le reflet d’une époque et de sa mutation.

Lorsqu’elle apparaît dans les pages des plus grands magazines de mode au tout début des années 90, elle est le premier mannequin brindille face aux voluptueuses supermodels des 80’s que sont Naomi Campbell, Claudia Schiffer ou Linda Evangelista pour n’en citer que quelques unes. Elle débarque au moment où le grunge explose et devient un style à part entière, anti-conformiste et scandaleux puisque, de plus, il ne permet pas de vendre des produits de luxe. Sous l’objectif de la photographe Corinne Day, elle apparaît comme une femme naturelle, sans artifices, vêtue de fripes anonymes (lorsqu’elle n’est pas dénudée) dans des décors anti-glamour. L’approche, documentaire, sera assimilée à celle d’un Larry Clark, la polémique enflera, on en fait le porte-drapeau de l’heroin chic à cause de sa maigreur et de sa mine déconfite, on l’accuse pour les mêmes raisons d’encourager l’anorexie des adolescentes et la pédophilie (elle n’a pas de poitrine mais est sexualisée).

Ce parfum de soufre ne la quittera plus, cela ne l’empêchera pourtant jamais de faire la une des magazines de mode, de représenter les marques les plus luxueuses (Calvin KleinLongchamp, Chanel, Dior…), de n’en faire qu’à sa tête. Elle sort successivement avec Johnny Depp et les grands rockeurs
britanniques de sa génération, le rock devient inséparable de son image, sans que jamais elle ne pousse la chansonnette ; des sculpteurs et artistes contemporains s’emparent d’elle, elle devient muse.

Alors que sa silhouette est unique dans le milieu de la mode dans les années 90, les années 2000 auront vu la généralisation de la maigreur sur les podiums et dans les pages des magazines. Les corps sont androgynes, de plus en plus anonymes. Si les années 80-90 étaient celles de la starification des models, les créateurs reprennent le dessus lors des années 2000, les corps deviennent transparents, seuls les vêtements comptent et seules quelques tops accèdent au statut de star. Les égéries des grosses campagnes publicitaires sont principalement des actrices, des chanteuses… ou les Kate Moss, Christy Turlington, toujours là vingt ans après.

Un portrait socio-culturel passionnant

kate-moss 2008 black and white picDe cette analyse subtile et toujours détaillée, fouillée, Françoise-Marie Santucci tire un portrait complexe qui dépasse largement la simple biographie (laquelle est par ailleurs très complète). Elle fait ressortir les aspérités de la top et du milieu de la mode, dénonce aussi bien l’hypocrisie des médias que celle des représentants de la mode au sujet de l’anorexie… Parsemant son livre de références rock savamment utilisées pour analyser l’évolution de la société au fil des décennies qu’a connues Moss jusqu’à l’ère de télé-réalité des années 2000, la journaliste dresse un portrait socio-culturel des plus percutants, toujours plus passionnant au fil des pages.

Evidemment, les détails biographiques, parfois inédits ou bien mis en perspective de manière singulière, feront le bonheur des admirateurs et de tous ceux qui veulent en apprendre plus sur Kate Moss. Qu’on la tienne en estime ou non, on découvrira des aspects de sa personnalité insoupçonnés, on en sortira avec une image plus complète, ou différente de celle qu’on avait auparavant. Françoise-Marie Santucci ne signe ni un portrait à charge ni à décharge : si on sent que la top la fascine et lui est éminemment sympathique sur certains points, elle reste toujours objective, critique et c’est pour cette raison que son livre réussit là où tant d’autres biographies de célébrités ont échoué.

Kate Moss – Enquête sur un mythe n’est pas une ode à la top-model, ni un ouvrage polémique sur ses faits et gestes. Il est l’étude d’une personnalité dont la nature nous échappe continuellement et qui, par là-même, devient universelle, bigger than life, fascinante. Si les contours de Kate Moss la femme se dessinent parfois au fil des pages, les creux sont nombreux et c’est de ceux-là que la journaliste tire la densité de son essai, en ausculptant les projections et fantasmes qu’ils provoquent dans l’imaginaire collectif. « Plus je m’expose, plus je deviens invisible » déclarait Kate Moss en 1995. Le livre de Françoise-Marie Santucci est le récit de cette disparition paradoxale et, pour cette raison, on le dévore comme on dévorerait un roman.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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