Caractéristiques
- Traducteur : Henri Parisot
- Auteur : Lewis Carroll (texte), Benjamin Lacombe (illustrations)
- Editeur : Soleil Editions
- Collection : Métamorphose
- Date de sortie en librairies : 4 décembre 2015
- Format numérique disponible : Non
- Nombre de pages : 290
- Prix : 29,95€
- Note : 10/10 par 1 critique
Paru début décembre à l’occasion des 150 ans du chef d’oeuvre de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles illustré par Benjamin Lacombe est un beau livre comme on les aime. Réalisée avec soin, cette édition est tout d’abord un véritable plaisir pour les yeux : de la couverture, en forme de carte à jouer, aux rabats à déplier, en passant par la qualité d’impression irréprochable des illustrations et le jeu sur la typographie, cette Alice se découvre avec émerveillement, avant même d’entamer la lecture. Il s’agit sans conteste d’un objet qu’on gardera précieusement dans notre bibliothèque et qu’on pourra sortir pour le seul plaisir d’en admirer les pages.
Lewis Caroll et la « vraie » Alice
Commence alors la lecture de la préface de Benjamin Lacombe, qui revient sur la « véritable » Alice, celle pour qui Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll, inventa ce récit fantastique, tout d’abord intitulé Les aventures d’Alice sous terre : Alice Liddell. Revenant brièvement sur ses relations avec la fillette, alors âgée de dix ans et du mystère et de l’ambivalence qui entourent celles-ci, de même que la personnalité d’homme-enfant de Carroll, l’illustrateur précise que si l’auteur britannique s’est sans doute inspiré de la personnalité de la fillette, les illustrations originales de John Tenniel s’inspiraient d’une autre petite fille : Beatrice Henley, une petite blonde à la longue chevelure, d’allure beaucoup plus conventionnelle que la brunette à la coupe carrée qu’était Alice Liddell. L’Alice du livre est finalement l’enfant idéale telle que la rêvait Lewis Carroll, ce professeur de mathématiques excentrique et extrêmement timide qui semblait se sentir bien plus à son aise en compagnie de petites filles qu’avec bien des adultes.
On a tout dit à propos de la passion de Dodgson pour les fillettes, qu’il photographiait également, dans des poses alanguies et parfois nues, avec l’accord de leurs parents. S’il est impossible de savoir ce qu’il en était aujourd’hui, il est également bon de savoir que photographier des enfants nus n’était pas forcément vu comme quelque chose de malsain à l’époque victorienne. Et, petite anecdote (qui n’est pas dans le livre) : lorsqu’un jour une personne fit un commentaire déplaisant à Lewis Carroll par rapport à l’une des photographies, qui la mettait mal à l’aise, celui-ci fut tellement horrifié qu’il envisagea de détruire tous les clichés qu’il avait pris et il en retourna un bon nombre aux parents des enfants. Cependant, on ne peut ignorer l’ambivalence qui se dégage d’une partie de ces clichés, dont une toute petite partie est reproduite dans les annexes. Les relations entre l’auteur et Alice Liddell se troublèrent en 1865 pour une raison inconnue et Mrs Liddell finira par lui interdire de voir ses enfants et brûlera l’abondante correspondance qu’il avait entretenue avec la fillette. Le mystère demeure complet et les théories se sont multipliées au fil du temps pour expliquer ce changement brutal. Certains prétendent qu’il aurait demandé la jeune fille en mariage…
Peu importe la vérité, ce qui est sûr, c’est que Lewis Carroll, comme on pourra le constater au travers d’une poignée de ses lettres à ses amies-enfants, à découvrir en annexe, avait une forte capacité à se mettre dans la peau d’un enfant, ce qui explique la grande réussite du livre. Cette préface, qui rappelle également que toutes les interprétations possibles et imaginables ont été formulées au sujet d’Alice au pays des merveilles, sans jamais parvenir à en épuiser le sens, nous permet également de mieux appréhender l’approche de Benjamin Lacombe pour illustrer cette oeuvre incontournable de la littérature anglo-saxonne.
Une lecture riche et subtile de l’oeuvre
L’illustrateur s’est ainsi en partie inspiré des photographies de Lewis Carroll pour certaines poses d’Alice et a cherché à retranscrire l’ambivalence du conte, son inquiétante étrangeté. Si le livre conviendra tout à fait à un enfant, celui-ci n’a pas nécessairement été pensé pour les enfants et contient des références picturales s’adressant avant tout aux adultes : au peintre Balthus, notamment, qui représentait beaucoup de jeunes filles boudeuses et alanguies. Les enfants ne comprendront pas, également, la représentation de la Tortue fantaisie, un veau avec une conserve de soupe Campbell’s en guise de carapace. Il faut savoir que la « Mock Turtle Soup » à laquelle l’oeuvre de Lewis Carroll fait référence était une soupe Campbell’s qui a fait son apparition au moment de l’écriture d’Alice. Recopiant la texture de la distinguée soupe de tortue qui était très prisée de la haute société victorienne, cette soupe bon marché était constituée d’abats de veau. C’est donc cette référence peu connue que Benjamin Lacombe illustre avec brio, plutôt qu’une référence au Pop Art d’Andy Warhol.
En ce qui concerne les illustrations, celles-ci se divisent en deux catégories : celles en pleine page et en couleurs (des peintures) et celles insérées à l’intérieur du texte, des dessins à l’encre de Chine appelés des cabochons, en rouge et noir. On y retrouve une Alice assez ressemblante à celle de Tenniel, aux traits plus précis et répondant au style immédiatement reconnaissable de Benjamin Lacombe. Les peintures sont remarquables et les dessins à l’encre de Chine souvent très drôles. On lit dans ces illustrations qui titillent l’imagination une grande connaissance de l’artiste de l’oeuvre de Lewis Carroll, sur laquelle il a effectué des recherches approfondies. Fidèles à l’univers carrollien, ces images sont aussi belles que subtiles. Comme le texte, elles renferment une certaine ambivalence, une étrangeté qui en fait tout l’intérêt.
Contrairement à un dessin d’Alice en brune aux cheveux carrés (fidèle en cela à Alice Liddell) qu’il avait dessinée en compagnie du chat de Cheshire à l’occasion d’une exposition en lien avec l’oeuvre de Lewis Carroll quelques années plus tôt, ces illustrations ne sont cependant pas dérangeantes, les parents peuvent donc acquérir le livre sans crainte pour leurs enfants. En effet, l’illustration en question était beaucoup plus provocatrice puisqu’on pouvait y voir le chat de Cheshire (un homme avec un costume et un masque de chat), glisser une jambe entre les cuisses ouvertes de la petite fille, étendue sur un fauteuil rouge et qui apparaissait comme désarticulée. Inquiétante et faisant ouvertement référence aux prédateurs sexuels, cette image n’était de toute évidence pas destinée aux enfants. Rien de tel dans cette édition, qui colle au plus près du texte de l’écrivain tout en se l’appropriant avec talent.
Comme Alice change de taille à plusieurs reprises dans l’histoire, qu’elle est toujours en mouvement, Benjamin Lacombe a eu l’idée brillante d’insérer plusieurs rabats à l’intérieur du livre : des pages qui s’ouvrent ou bien se déplient à la verticale à des moments-clés du récit. Dans le même ordre d’idée, la typographie suit également ces variations puisque certains mots ou certaines phrases sont écrits à des tailles différentes, avec une forme particulière. Cette idée, présente au sein du manuscrit de Lewis Carroll, mais qui fut en grande partie abandonnée pour les différentes versions imprimées, Benjamin Lacombe se l’approprie avec brio, donnant au livre un aspect ludique des plus plaisants.
Enfin, il faut saluer le choix de la traduction d’Henri Parisot, qui apporta des solutions brillantes aux très nombreux jeux de mots imaginés par l’auteur britannique, pour la plupart intraduisibles et qui donnèrent du fil à retordre à plus d’un traducteur émérite. Grâce au travail de Parisot, le lecteur peut avoir accès aux double-sens d’Alice au pays des merveilles, assez exquis dans la forme.
Que vous ayez déjà lu l’oeuvre de Lewis Carroll ou simplement vu le dessin de Walt Disney, cette édition d’Alice au pays des merveilles illustrée par Benjamin Lacombe sera une belle addition à votre collection personnelle ou fera un excellent cadeau. Réalisée avec un soin particulier, elle témoigne encore une fois de la qualité de la collection Métamorphose des éditions Soleil, des livres, pas uniquement destinés aux enfants, qui font preuve d’une poésie certaine. Quant aux amateurs de l’oeuvre de l’illustrateur, ils seront conquis par ce livre, fidèle à l’oeuvre d’origine, dans lequel ils retrouveront son style si particulier. D’ailleurs, ils sont semble-t-il nombreux à s’être précipités chez le libraire le plus proche puisqu’au moment où nous écrivons ces lignes, cette édition est déjà en rupture de stock. 150 ans après sa naissance, Alice semble plus que jamais vivante.