Nous avons publié le mois dernier une critique de la biographie en bande-dessinée George Sand, Fille du siècle écrite par Séverine Vidal et dessinée par Kim Consigny (publiée le 28 avril aux Éditions Delcourt). Nous avons d’autant plus été touchés par ce livre que nous avons découvert que la vie de George Sand (1804-1876) et l’ampleur de ses engagements étaient finalement assez peu connus de nous. C’est une figure historique qui dépasse très largement le cadre de la littérature romantique à laquelle elle est associée, avec pseudonymes et habits masculins.
Extraits de George Sand, Fille du siècle (Delcourt)
Comme les autrices de George Sand, Fille du siècle l’ont montré, le récit de sa vie renvoie aux femmes et hommes du présent des échos très actuels, car le récit de sa vie est un hommage à la lutte toujours renouvelée pour la liberté. C’est sans doute ce qui explique un certain engouement éditorial envers son œuvre et une volonté pédagogique de la faire découvrir, dont témoigne la publication cette année d’une autre biographie en BD, George Sand, Ma vie à Nohant scénarisée par Chantal van den Heuvel et dessinée par Nina Jacqmin, publiée par Glénat. Nous ne l’avons pas lue, mais une comparaison serait intéressante.
La vie de George Sand résonne avec notre présent. Était-elle pour autant féministe ? Pour répondre à cette question comme à d’autres, il faut des experts sandiens comme Sylvie Veys, car je suis complètement novice en la matière. J’ai donc eu recours aux réponses aux questions posées aux membres émérites de l’association des Amis de George Sand, qui publient régulièrement les Cahiers George Sand. Si vous avez des questions, rendez-vous dans l’espace F.A.Q. de leur site1. Grâce aux éléments recueillis, voici un tour d’horizon du vaste territoire que constitue la vie de George Sand, ses œuvres, ses relations et son temps, qui pourra notamment être utile aux lycéen.ne.s et étudiant.e.s. Il nous permettra de mieux comprendre les difficultés et les dilemmes de la personne qui décide de raconter la vie d’une telle figure historique. Et peut-être vous donnera envie d’aller d’entrer au cœur des sources historiques. Dans cette première partie : comment écrire une biographie ?
Quelles sources utiliser pour écrire une biographie de George Sand ?
Avant de se lancer dans un marathon d’écriture, il faut prendre en compte l’importance des recherches documentaires à mener sur George Sand. Comme la scénariste Séverine Vidal l’explique dans un entretien publié sur le site des Éditions Delcourt2, il est d’autant plus difficile de ne pas se noyer dans la masse de sources qu’il ne faut pas seulement faire des recherches sur la romancière, mais aussi sur le contexte dans lequel elle vécut :
« Beaucoup de choses ont été écrites à son propos, sa vie est très documentée : j’ai dû faire un gros travail de tri et faire des choix. Et comme je ne suis pas historienne, il y a eu un travail pour associer mes recherches sur la vie de Sand à d’autres recherches sur la vie sociale et politique du siècle qu’elle traverse. C’était dense ! J’ai adoré ce travail de défrichage. »
Une source primaire essentielle à défricher est la Correspondance générale de Sand, éditée par Georges Lubin (25 tomes)3. Mais on peut commencer par lire l’album Lettres de George Sand. Histoire d’une vie. 1804-1876, qui présente un choix de lettres de Sand, un ouvrage illustré et préfacé par Georges Lubin4. Bien sûr, il existe des biographies (voir la F.A.Q.), mais il est essentiel de prendre garde aux partis-pris.
Les limites de l’autobiographie et de l’autofiction
On peut supposer que le récit de la vie de l’écrivaine à sans doute été facilité par le fait que George Sand elle-même a écrit une Histoire de ma vie, dont la bande-dessinée raconte les circonstances d’écriture, particulièrement émouvantes. En effet, cette autobiographie a sûrement permis aux autrices de comprendre le regard de George Sand sur elle-même, de pénétrer dans son intériorité… Mais comme le rappelle Séverine Vidal, George Sand se livre dans Histoire de ma vie « en contournant sciemment certains thèmes (notamment ses amours, qui ne sont qu’évoquées). »
Faut-il pour autant rejeter l’autobiographie comme source pour les biographes? Sylvie Veys cite à ce titre Maurice Tœsca qui écrivait que « L’Histoire de ma vie peut bien comporter quelques erreurs de dates ou de lieux, nous devons tenir compte des éléments sentimentaux et psychologiques qu’elle nous révèle.5 » Il ajoute que « tout ce que George Sand écrit sur son fils, sur ses amis, sur ses propres passions et sentiments, sur ses jugements, je le considère comme essentiel, comme vrai du moment qu’elle le dit, du moment qu’elle a voulu que l’on pense cela.6 »
Autrement dit, si vérité il y a, c’est celle de l’image de soi qui est transmise. Encore faut-il s’entendre sur les termes, comme le souligne Sylvie Veys : il faut distinguer « la vérité (la vision que l’auteur a d’elle) et la véracité des faits (la reprise ou non dans le roman d’éléments historiques réels). » La spécialiste rappelle ce que Maurice Tœsca écrivait au sujet d’Histoire de ma vie :
« Il faut faire confiance aux écrivains qui prennent le soin de rédiger leurs Mémoires. Leurs arrangements des faits ont une signification. S’ils ont cherché à donner d’eux tel visage, c’est qu’ils tenaient à ce visage, – et c’est cela l’important. Un être n’a qu’une vérité, celle qu’il entend qu’on attache à sa personne.7 »
Si Séverine Vidal et Kim Consigny n’avaient eu pour seule source Histoire de ma vie, elles auraient privilégié la vérité de George Sand, au détriment de ce qu’elle ignorait ou avait choisi de ne pas évoquer dans son autobiographie. Au détriment, donc, de la véracité des faits. Correspondances, journaux intimes et fictions permettent-ils de mieux saisir l’individu qui écrit ? Nous évoquerons le cas des correspondances plus loin pour nous concentrer ici sur le cas des autofictions de George Sand, c’est-à-dire des œuvres de fiction dans lesquelles la romancière se met en scène (Lettres d’un Voyageur, Elle et lui…) ― un genre qui se développera considérablement au siècle suivant (de Marcel Proust à Christine Angot).
Comme le rappelle Sylvie Veys, il importe de « faire une distinction entre une autobiographie assumée comme l’est Histoire de ma vie (où l’auteur conclut avec le lecteur ce que Philippe Lejeune appelle un pacte autobiographique, c’est à dire un engagement de dire sa vie honnêtement et le plus véridiquement possible) et une œuvre de fiction où l’auteur se met en scène. » Parmi ces autofictions, les biographes de George Sand s’intéressent particulièrement à Elle et lui qui évoque sa relation avec Musset (1810-1857) et Lucrezia Floriani qui renvoie à sa rupture avec Chopin (1810-1849).
Non seulement il convient de ne pas oublier qu’il s’agit de fictions inspirées d’évènements personnels, mais aussi il serait dommage « de traiter l’image que George Sand donne d’elle-même dans Elle et lui sans en faire une comparaison avec celle que donne d’elle Musset dans La Confession d’un enfant du siècle », comme le souligne Sylvie Veys. La prise en compte de la temporalité de ces deux récits permet peut-être de mettre à jour un peu de la véracité des faits, mais surtout la vérité des deux auteurs, sur soi et sur l’autre. La spécialiste de Sand explique :
« La Confession d’un enfant du siècle a été écrite par Musset immédiatement après sa rupture avec Sand. Il n’a pas de distanciation par rapport aux événements et souhaite donner une belle image de la femme qu’il aime encore certainement. Il n’écrit donc pas ce livre comme une vengeance. Le but de Sand n’était pas non plus de se venger, quoique certains l’ont dit. Mais lorsqu’elle écrit ce livre en 1858, presque 25 ans se sont écoulés depuis les faits. Elle a eu le temps de réélaborer, consciemment ou inconsciemment, son histoire et d’en donner la version qu’elle juge juste, non pas tant dans les faits que dans les caractères des personnes justement. »
Comment interpréter les évènements d’une vie ?
Concernant la rupture entre George Sand et Chopin, à propos de laquelle « il y a autant de versions que de sandiens », comme le souligne Sylvie Veys, l’interprétation donnée dans la bande-dessinée de Séverine Vidal et Kim Consigny semble conforme aux faits tels qu’ils peuvent être déduis des sources les plus fiables.
Mais celles-ci sont peu nombreuses, car « Sand a détruit toute la correspondance échangée avec Chopin et celui-ci était tellement pudique que sa propre correspondance n’est pas une bonne source de renseignements », souligne Sylvie Veys. Nous vous renvoyons à la longue réponse de la spécialiste à un internaute lui demandant les raisons les plus probables de cette rupture entre Sand et Chopin.
Les autrices de George Sand, Fille du siècle ont tenté de coller au plus près des faits supposés, sans céder aux charmes des interprétations abusives, comme celles prétendant que Chopin « avait soutenu Solange parce qu’il l’aimait secrètement et qu’ils avaient peut-être même été amants. Même s’il est sûr que Chopin s’entendait bien avec Solange et avait beaucoup de tendresse pour elle, il n’y a pas réellement d’éléments étayant cette thèse », comme le rapporte Sylvie Veys.
Il peut être aussi tentant de prendre au pied de la lettre certains propos de George Sand dans sa correspondance sous-entendant des tendances suicidaires, notamment lorsqu’elle écrit au docteur Pagello (février ou mars 1834) :
« Dès le jour où j’ai aimé Alfred [de Musset] j’ai joué à tout moment avec le suicide. Je me suis habituée à dire, encore un mois, encore une semaine, et puis deux balles dans la tête ou une dose d’opium dans l’estomac… J’ai été aussi loin dans le désespoir qu’une âme humaine peut aller. »
De nouveau, il importe de distinguer ce qui relève de l’image que George Sand veut transmettre d’elle-même et la véracité des faits. Dans une lettre à Sainte-Beuve datée du 14 avril 1835 et une autre à Boucoiran (le 10 sept 1834), elle écrit aussi : « N’ai-je pas fini ma tâche, et si la fatigue m’a anéantie, ne suis-je pas libre de partir? »
Or, comme le souligne Bernard Hamon dans la F.A.Q. des Amis de George Sand, aucune tentative de suicide n’est connue, ce qui laisse supposer qu’il s’agissait de moments de dépression, « mais encore faut-il faire la part du romantisme ambiant, de ses déceptions sentimentales Musset, Mérimée, etc. » Tout biographe est confronté au désir d’interpréter certains « blancs » de l’histoire de la vie de l’écrivaine, de faire ici le choix de dépeindre une George Sand véritablement acculée au point d’être tentée de se suicider, ou au contraire forçant le trait dans ses lettres à la manière romantique.
Pour raconter la vie de George Sand, il faut faire des choix
Délicate est aussi la description de la relation entre la romancière et l’actrice Marie Dorval (1798-1849), l’une et l’autre soupçonnées de lesbianisme par certains de leurs contemporains : « j’ai pris le parti de raconter entre Marie Dorval et Sand une histoire qui est plus qu’une amitié passionnée », raconte la scénariste Séverine Vidal qui ajoute : « je les imagine amoureuses. C’est ce qui me semble transpirer de leurs échanges épistolaires. »
La biographie romancée, telle que Séverine Vidal la pratique, permet en effet de proposer un récit à la place des lacunes qu’il y a dans les archives, de solliciter un imaginaire plus ou moins légitime en fonction du postulat adopté. En somme, la scénariste émet des hypothèses comme les historien.ne.s, mais possède la liberté supplémentaire de pouvoir « faire comme si ».
Du degré de vérité contenu de cette interprétation, la lectrice ou le lecteur ne peut en juger que s’il possède les informations nécessaires (soit par ses propres connaissances, soit par les informations apportées par le livre).
Or, quelle était vraiment la nature des relations entre George Sand et Marie Dorval? Pour tenter de vérifier la validité de l’hypothèse de Séverine Vidal, il faut se plonger dans la Correspondance générale éditée par Georges Lubin, faute d’édition séparée de celle entre Marie Dorval et George Sand. On peut aussi se reporter aux analyses qui ont été publiées sur ce sujet, dont celle de Marjolaine Forest disponible en ligne8, qui se conclue par de nouvelles questions, qui sont autant de nouvelles pistes de recherches :
- « Pour Dorval, s’agirait-il du plaisir de se mettre en scène dans une relation lesbienne, à la “mode” des années 1830 fascinées par l’ambiguïté sexuée ? S’agirait-il d’un moyen “publicitaire” d’entretenir sa carrière ? »
- « Pour Sand, les interrogations apparaissent plus nombreuses et plus complexes : les lettres écrites à Dorval sont-elles un moyen pour l’insoumise de défier les prédéterminations de ses contemporains ? Pour l’individu en quête de soi, de réinventer sa propre identité ? Pour l’écrivain, de jouer avec le mot qui dit l’amour ? Pour la dramaturge, d’imaginer les possibles de la mise en scène de soi et de l’autre ? Pour l’intellectuelle, de (re)penser les divers modes du lien affectif à l’autre ? »
On comprend d’autant mieux la nécessité pour la scénariste Séverine Vidal d’effectuer un choix, de proposer une interprétation, à moins d’utiliser un dispositif lui permettant de mettre en scène ces zones de flou. L’autrice a fait ses choix, à propos desquelles les spécialistes sandiens débattent sans doute.
Raconter une vie, c’est l’interpréter. Or, cette vie s’inscrit dans un contexte qui est celui de son époque, ici la France de Napoléon 1er au début de la Troisième République, ce qui n’est pas moins complexe que les complications de la vie intime de l’écrivaine… Comment aborder l’individu au sein de l’Histoire « avec sa grande H », comme l’écrivait Perec ? C’est la question posée par la seconde partie de cet article, qui évoquera notamment les idées politiques de George Sand et permettra (peut-être) de répondre à la question : était-elle vraiment féministe ?
Seconde partie : Le féminisme et l’égalité
Toutes les citations de Séverine Vidal et Kim Consigny sont extraites de l’entretien publié le 28 avril 2021 sur le site des Éditions Delcourt, que nous vous invitons à lire dans son intégralité.
Lisez le site des Amis de George Sand et les Cahiers George Sand pour poursuivre votre exploration.