Jo Witek est loin d’être à son coup d’essai en matière de roman pour ado. Elle nous livre cette année Le Domaine aux éditions Actes Sud Junior, un thriller autour d’une romance passionnelle et de l’ornithologie. En prenant des éléments basiques (un ado solitaire d’un milieu modeste face à une horde de riches héritiers), l’auteure a pris un pari risqué : revisiter un thème rebattu sans que cela soit trop déjà-vu et appliquer les codes du thriller, genre généralement réservé aux rayons adultes. On peut tout de suite dire que c’est réussi et cela pour plusieurs raisons.
Un traitement original
Le Domaine nous raconte l’histoire d’un jeune homme, Gabriel, qui accompagne sa mère dans une grande maison en pleine nature ; elle y sera domestique tout au long de l’été. Bien que profondément gêné par cet emploi qu’il juge dégradant, il accepte de venir pour les étendues de forêts et de lagunes ; Gabriel a une passion singulière pour un ado de son âge : l’ornithologie. Alors qu’il pensait passer un été solitaire et nature, l’arrivée des petits-enfants des propriétaires va perturber ses projets par le biais de la très belle et inaccessible Éléonore. A partir de leur rencontre, Gabriel ne sera plus le même et sera prêt à tout pour qu’elle s’intéresse à lui…
Si ce résumé correspond à beaucoup d’autres, quelques éléments font pourtant l’originalité de ce livre. Notre époque fourmille de héros solitaires et exaltés, mais le plus souvent c’est par la technologie qu’ils s’expriment, notamment via la culture geek. En exploitant un hobby plus naturel, Jo Witek se démarque de cette tendance. Il faut d’ailleurs souligner l’incroyable travail de recherches effectué, puisqu’elle n’est pas biologiste de formation : Le Domaine regorge de détails sur différentes espèces animalières spécifiques. Même sans être spécialiste ou passionné par les oiseaux, on se prend facilement au jeu d’imaginer à la fois ce que les protagonistes voient, mais aussi par moments ce qu’ils entendent.
Une romance destructrice
Autre originalité dans Le Domaine, c’est le traitement réservé aux questions de classes sociales et de racisme. Loin d’être prédominantes dans ce livre, elles sont tout de même bien abordées tout au long de l’histoire, que ce soit par l’opposition « fils de domestique / petits-enfants de comtes » ou les origines réunionnaises de Gabriel. Ces évocations sont subtiles, ce qui évite le côté scolaire, voire moralisateur, que l’on peut parfois retrouver dans certains livres pour enfants/ados.
Point fondamental dans Le Domaine, il y a bien sûr la fascination de Gabriel pour Éléonore. Et là encore Jo Witek prend le parti de traiter leur relation de façon très adulte, sans embellir l’amour. Lorsque Gabriel rencontre tous les petits-enfants (5 au total) il n’a aucune envie de se mêler à eux, de se faire accepter ou de leur ressembler. Il choisit de privilégier ce qu’il est et ce qu’il aime. Mais comme ce n’est pas le poids de la masse qui le change radicalement, ce sera une jeune fille. Ne connaissant que peu de choses de l’amour et des femmes, Gabriel va littéralement devenir obsédé par la conquête d’Éléonore, quitte à s’oublier, perdant le contrôle de sa vie. Le thème de la passion dévastatrice n’est pas couramment abordé dans les romans jeunesse, mais il l’est dans Le Domaine avec beaucoup de justesse et de subtilité. Il permet ainsi aux adolescents de pouvoir se questionner sur les relations amoureuses et leurs impacts sur les différentes personnes qu’elles inclues. À un âge de découverte sentimentale, il est toujours bénéfique de se faire accompagner par un livre qui traite de ce sujet de façon adéquate.
Qu’en est-il de la partie suspense ?
Divisé en plusieurs grands chapitres, Le Domaine devient un thriller à proprement parler lors de la troisième et dernière partie. Après avoir planté un décor vaste et la plupart des personnages, l’action s’accélère par des rebondissements assez surprenants mais loin d’être grotesques. On peut regretter que cette accélération arrive tardivement, mais l’histoire n’en est pas perturbée pour autant, et nous ne dénombrons aucune longueur. Il est clair que l’un des buts de Jo Witek est de créer une relation entre le lecteur et les personnages, pour mieux faire ressentir le danger quand tout s’accélère. Afin de ne pas nuire à la lecture de ce roman nous n’en dévoilerons pas plus…
Jo Witek nous propose donc ici un bon roman qui aborde plusieurs thématiques assez peu en vogue dans les collections jeunesse. Abordable pour tous, Le Domaine stimule l’imagination et nous transporte au cœur d’un débat intérieur entre un jeune homme et ses sentiments. Un thriller pour ados (à partir de 14 ans) de très bonne facture.
Le Domaine, écrit par Jo Witek. Aux éditions Actes Sud Junior, 336 pages, 14.80€. Mars 2016.