Les faits sont têtus
Certains faits divers contiennent assez de sens pour qu’ils deviennent des dossiers historiquement importants. C’est indéniablement le cas de l’affaire Dominici, dont l’on pourrait penser un peu rapidement que tout a déjà été écrit, et ce depuis longtemps. Il est clair que ce triple assassinat a déchaîné les passions, multipliant les ouvrages, mais aussi les émission télé ou radio, les films, les documentaires dont un réalisé par un Orson Welles passionné par l’affaire, et même des pièces de théâtre : on ne peut pas dire que l’on manque de matière sur ce drame. Il suffit même de faire un tour sur Wikipedia pour y consulter l’une des pages les plus fournies pour ce genre de crime… mais aussi pour se rendre compte que, malgré toutes les précisions quasiment à la minute près, on est toujours incapable d’être sûr de quoi que ce soit. Pire, on réalise aussi que l’on a beau s’intéresser à l’affaire, les éléments du dossier restent comme atteints d’un mystère épais.
Et c’est là qu’intervient Affaire Dominici : la contre-enquête, écrit par l’ancien commissaire de police Jean-Louis Vincent. Celui-ci profite de sa retraite pour se plonger corps et âme dans l’épluchage jusqu’au-boutiste du dossier judiciaire, conservé aux archives départementales de Digne. Pour parfaire sa connaissance encyclopédique du sujet, il a lu tout ce qui a été publié, et a été jusqu’à rencontrer des personnes très proches du dossier. Rappelons le drame qui l’habite : dans la nuit du 4 au 5 Août 1952, le couple anglais Anne et Jack Drummond, ainsi que leur fille Elizabeth, sont en vacances dans le Sud de la France, près de Lurs. Là, ils s’arrêtent au bord de la route, dans leur voiture, pour dormir. Dans la nuit, ils seront abattus, par balles pour le couple et à coups de crosse pour la petite. Un drame humain, certes, mais ce qui se cache derrière ce meurtre va exciter l’imagination du monde entier…
Affaire Dominici : la contre-enquête commence par un éclaircissement honnête : Jean-Louis Vincent est persuadé que le ou les coupables sont à chercher chez les Dominici. Il faut savoir que bien des hypothèses ont été émises, et parmi celles-ci l’on en trouve une qui a remporté, pendant longtemps, l’adhésion populaire : celle du meurtre « d’espionnage ». En effet, Jack Drummond était un agent secret britannique, et le flou artistique incroyable entourant l’affaire était une condition parfaite pour nourrir les théories les plus abracadabrantesques. Imaginez que pas une seule preuve irréfutable n’a été retrouvée, rien qui puisse accuser à coup sûr le patriarche Gaston Dominici, ni même l’innocenter ou appuyer une autre possibilité. Rien. Dès lors, l’ouvrage de Jean-Louis Vincent se justifie comme une évidence : pour apporter l’éclairage d’un professionnel, d’un ancien de la « Grande Maison », sur un dossier que nous autres badauds ne pouvons décemment pas maîtriser.
Avec Affaire Dominici : la contre-enquête, Jean-Louis Vincent trouve le ton juste : celui de l’exposition des faits, afin de permettre aux lecteurs de se sentir au cœur du dossier, tout en ne s’empêchant pas d’émettre son propre avis lors de certains passages. La formule est payante, atteint un équilibre qui permet d’éviter un ton trop didactique, ou de voir son livre taxé de règlement de compte. Car si l’auteur est sûr d’une chose, c’est que le coupable porte le nom de Dominici, et le lecteur ne peut pas vraiment nier que les faits vont dans ce sens. Le mobile, selon Jean-Louis Vincent, est sans aucun doute cet éboulement, créé par un dégât des eaux, qui aurait pu coûter cher aux Dominici, via une forte amende. Cette nuit de sécheresse d’Août 1952 était effectivement, et malheureusement, parfaite pour créer un summum de tension qui a pu accoucher de ce drame.
Un travail fascinant et méticuleux
Jean-Louis Vincent a beau être persuadé par cette hypothèse, et il faut bien dire qu’elle saute aux yeux dans les faits décrits, il ne fait pas d’Affaire Dominici : la contre-enquête un livre sûr de lui-même. C’est ce qui fait que le lecteur parcourt ces 672 pages sans ne jamais se sentir l’otage d’un point de vue, tout en faisant face à bien des éléments passionnants. Notamment le traitement médiatique et politique de l’affaire, l’emballement vers différentes théories du complot, la récupération par les communistes qui feront des Dominici un exemple type de famille paysanne broyée par un système déshumanisé. Si ce dernier point n’est jamais nié par l’auteur, et l’on peut même dire que quelques faits appuient cette vision des choses, il n’est jamais question de s’attendrir une seule seconde. Les seules victimes, ce sont les Drummond. Ce livre est passionnant de bout en bout pour cet aspect : ici, point de bavardages, pas de détours alambiqués. Les faits sont les faits, et ils parlent bien plus que l’imagination populaire, mise en branle par les zones d’ombre de l’époque.
Affaire Dominici : la contre-enquête colle aux basques du réel. Ces photos, qui interviennent ici ou là, se chargent par exemple de démontrer de facto que la scène du crime fut prise d’assaut par des passants mais aussi, et c’est d’un intérêt primordial comme vous le verrez, que la police était bel et bien présente assez tôt à l’endroit du massacre, contrairement à ce qui s’est dit pendant un temps. On dévore ce livre avec l’appétit du savoir, et Jean-Louis Vincent fait tout pour que ce soit fait dans de bonnes conditions. Le style, épuré et simple, facilite la compréhension, la mise en relation des faits. Et croyez-nous : vous en aurez besoin tant les éléments deviennent parfois assez difficiles à suivre. Une des grandes réussites de ce livre se trouve là : il réussit à rendre accessible cette affaire, tout en rendant compte de ce qui en fait l’incroyable complexité, on pense notamment à l’offensive judiciaire, alors que les accusations partent dans tous les sens, les fils Dominici accusant leur père, se rétractant etc.
On est loin d’avoir lu tous les ouvrages sur ce triple meurtre, mais nous avons la conviction qu’Affaire Dominici : la contre-enquête figure parmi ce qui se fait de mieux en la matière. Pour son traitement des faits objectifs, pour son compte-rendu de multiples témoignages fascinants, pour son ton qui évite tout jugement à l’emporte-pièce, ce livre pointilleux mérite d’être découvert. Certes, les amateurs de sensationnalisme en seront pour leur frais, ici on fait dans le méticuleux et le factuel, mais le public en recherche d’une possibilité de juger de son propre chef se trouve, avec Affaire Dominici : la contre-enquête, en présence d’un must en la matière.
Affaire Dominici : la contre-enquête, écrit par Jean-Louis Vincent. Aux éditions Vendémiaire, paru le 4 Février 2016, 672 pages, 25€.