Un podcast au succès phénoménal
Bienvenue à Night Vale (Welcome to Night Vale en V.O.), c’est en premier lieu un podcast américain à la renommée internationale qui, après avoir débuté en 2012, est devenu le plus téléchargé sur iTunes en juillet 2013. A tel point que des spectacles live sont également proposés dans le monde entier, y compris en France. Écrit par Joseph Fink et Jeffrey Cranor, le programme est narré par l’acteur Cecil Baldwin, qui incarne l’animateur de la radio locale de la petite ville de Night Vale, Cecil Gershwin Palmer.
Night Vale est, en apparence, une petite ville (trop) tranquille, installée en plein coeur du désert. En réalité, il s’agit d’un lieu où toutes les légendes urbaines, les théories du complot et les choses les plus absurdes et surréalistes qui soient semblent s’incarner. La police secrète est connue de tous et signale sa présence de manière on ne peut plus évidente, un citoyen peut laisser une de ses larmes au prêteur sur gage et on peut déguster au diner du coin, le Moonlite All-Nite, des tartes invisibles au goût étrange. Chaque épisode du podcast se présente comme un bulletin d’infos en provenance de cette ville singulière et, si chacun est généralement indépendant, les running gags sont nombreux et certains personnages apparaissent de manière récurrente.
Un roman délicieusement absurde
Adapter ce programme d’une vingtaine de minutes (et comptant 85 épisodes à l’heure actuelle) en roman à part entière constituait donc un véritable défi pour les auteurs. L’univers délicieusement absurde de Night Vale avait-il de quoi tenir en haleine le lecteur sur la durée ? Joseph Fink et Jeffrey Cranor parviendraient-ils à conserver cet aspect surréaliste tout en développant un arc narratif digne de ce nom, sans que l’ensemble ne perde de son charme ? La réponse est oui. Alors certes, Bienvenue à Night Vale, publié le mois dernier aux éditions Bragelonne, n’est pas un roman à conseiller à tout le monde.
Les fans du podcast (qui est également traduit en français par une petite équipe de passionnés sur le blog Bienvenue à Valnuit) auront le plaisir de retrouver de nombreux personnages et de voir leurs histoires enfin développées de manière bien plus approfondies que dans le podcast. Les héroïnes, Jackie Fierro et Diane Crayton, avaient ainsi fait de discrètes apparitions dans quelques épisodes (épisodes 4 et 55) et nous apprendrons enfin qui est le fameux homme à la veste mauve et à la mallette en daim. Les non-initiés pourront quant à eux découvrir un monde des plus singuliers au travers d’une histoire narrée dans un style atypique, où la logique telle que nous la connaissons n’a pas cours. Il ne faut donc pas être trop attachés à une forme traditionnelle de récit.
Prenez garde aux bibliothécaires !
Mais, si l’on se laisse porter, et en faisant preuve d’un peu de patience, le temps de rentrer pleinement dans cet univers, nous aurons le privilège de nous familiariser avec l’étrangeté de Night Vale et d’y découvrir une petite satire bien sentie des États-Unis mais aussi de notre société contemporaine, où les citoyens se sont habitués à une surveillance à outrance, ou à tenir des postes peu satisfaisants sans piper mot. Un monde, aussi, où les êtres les plus dangereux qui soient sont les bibliothécaires, ces créatures assoiffées de livres et de sang prêtes à fondre sur les malheureux qui auraient l’idée saugrenue de s’aventurer dans leur antre. Joseph Fink et Jeffrey Cranor font ainsi passer de manière très drôle le fait que le savoir est l’ennemi du pouvoir en place dans ce monde en vase clos où les quelques livres à disposition sont tout à fait inoffensifs. Le rayon Biographies de la bibliothèque municipale ne possède donc qu’un ouvrage à disposition, dans des dizaines d’exemplaires : la biographie de l’actrice Helen Hunt, ex-star de la sitcom Dingue de toi, progressivement tombée dans l’oubli depuis Ce que veulent les femmes en 2000. Dans une ville où rien ne change et où l’oubli est roi, accéder à la connaissance, c’est prendre le risque de remettre en cause ce qui semble immuable.
Rien de moins étonnant, alors, que les aventures de Diane et Jackie les poussent à sortir de ce petit monde pour tenter de rejoindre la ville voisine, King City, pour tenter d’y trouver des réponses. L’intrigue principale, si elle est finalement assez classique dans le fond (le fils adolescent de Diane, qui change constamment de forme, fugue à la recherche de son père), ne l’est pas dans la forme et sert de prétexte pour mieux explorer Night Vale, sa rivale King City et leurs particularités temporelles et spatiales. Les amateurs de SF auront le plaisir de reconnaître, ici et là, quelques références à des œuvres bien connues, comme la série télé Dr Who, les flamands rose en plastique de Josie ayant la particularité de transporter en un autre lieu ou temps les personnes qui les touchent, un peu à la manière des statues d’anges de la saison 3, qui téléportaient dans le passé, sans possibilité de retour, les personnes ayant le malheur de cligner des yeux en les regardant. Et puis il y a aussi, bien évidemment, les bulletins d’info de Cecil, qui servent ici d’intermède entre les différents chapitres, en reprenant le style du podcast tandis que le reste du roman est écrit dans un style plus littéraire, bien que reposant sur une logique absurde.
Satire et nonsense
A ce sujet, il faudra un peu de temps pour s’habituer à ce nonsense poussé dans ses ultimes retranchements, qui peut de prime abord sembler un peu gratuit, comme si les auteurs avaient voulu intégrer le plus d’absurdités possibles, dans un joyeux bazar, pour la seule beauté du geste. Mais, une fois rentrés dans le livre, la subtilité de ces éléments surréalistes, parfois très drôles, se révèle et une cohérence d’ensemble apparaît bien que, dans le détail, les auteurs ne cherchent pas vraiment à apporter de réponses à certains des éléments les plus saugrenus de l’intrigue. Il y a aussi le plaisir manifeste d’invoquer certaines images mentales loufoques, de jouer sur les figures de style mais, si cela peut donner une impression de fouillis au départ, l’intrigue principale se dessine, avance et aboutit quelque part, l’histoire fait sens.
L’un des intérêts de Bienvenue à Night Vale le roman, comme nous l’avons vu plus haut, est aussi de dresser un portrait fantaisiste et gentiment satirique des Etats-Unis isolationnistes d’une part, mais aussi de notre société de manière plus large. Joseph Fink et Jeffrey Cranor s’intéressent beaucoup au fonctionnement de cette petite ville et à sa jumelle, différente et similaire à la fois, où la liberté n’est même pas le début d’une illusion, avec sa police secrète omniprésente ou encore les téléphones portables qui blessent les citoyens tentant de composer le numéro d’une personne exclue pour une raison ou une autre. Tout cela reste très léger d’un bout à l’autre, aucun grand message n’étant placardé, ce qui est plutôt une bonne chose. L’humour de l’ensemble (notre préférence personnelle allant, encore une fois, au passage d’anthologie dans la bibliothèque municipale) confère alors un charme particulier à ce roman atypique, emprunt d’une certaine poésie surréaliste, qui se lit avec un intérêt croissant.
Bienvenue à Night Vale de Joseph Fink & Jeffrey Cranor, Bragelonne, 16 mars 2016, 380 pages. 17,90€