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[Critique] Les fortunes de l’espace : romans du Second Age Stellaire – Norman Spinrad

Caractéristiques

  • Titre : Les fortunes de l'espace : romans du Second Age Stellaire
  • Traducteur : Jacques Guiod & Guy Abadia
  • Auteur : Norman Spinrad
  • Editeur : Bragelonne
  • Collection : Milady
  • Date de sortie en librairies : 26 mai 2016
  • Format numérique disponible : Non
  • Nombre de pages : 759
  • Prix : 9,90 euros
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 9/10

 

Des rééditions de qualité

Spécialisé dans la littérature de genre, avec une forte prédominance d’œuvres s’adressant à une cible de jeunes adultes, intégrant souvent des éléments romantiques voire érotiques, le label Milady des éditions Bragelonne propose un large catalogue de romans, allant de la bit-lit (terme inventé par Bragelonne, rappelons-le) aux franchises adaptées de jeux vidéos, mais aussi d’œuvres télévisées ou cinématographiques, en passant par les thrillers, les œuvres SF et fantasy ou encore les plus traditionnelles romances, qu’elles soient historiques ou contemporaines.

Beaucoup de ces œuvres, écrites par des auteurs de genre, qu’ils soient renommés ou moins connus chez nous, sont généralement assez accessibles, tout en faisant preuve d’une belle variété et d’une qualité souvent de mise, permettant à chacun de s’y retrouver. Ce qui est en revanche moins connu, c’est que Milady, tout comme Bragelonne, propose régulièrement des rééditions d’œuvres cultes assez denses, permettant de redécouvrir un pan parfois méconnu de l’œuvre de grands auteurs, ou bien de mettre en lumière la bibliographie d’écrivains pas toujours estimés à leur juste valeur en France, où la littérature de genre est encore considérée comme une littérature de seconde catégorie, en dehors de quelques figures reconnues et honorées. En début d’année, il y eut donc l’intégrale du diptyque SF Terre de David Brin, qui n’avait encore jamais été publié en un seul volume. Et fin mai, paraissait donc Les fortunes de l’espace de Norman Spinrad, réunissant en réalité les romans La dernière croisière du Dragon-Zéphyr (1983) et L’Enfant de la Fortune (1985), soit deux œuvres de science-fiction se déroulant au sein du même univers.

Norman Spinrad, un auteur à l’œuvre subversive et psychédélique

Il s’agit là du troisième titre de l’auteur à bénéficier d’une réédition chez Milady, après Ces hommes dans la jungle et L’autre côté du réel, tous deux parus en 2015, ce que l’on ne peut que saluer tant l’œuvre de ce génial auteur issu de la « Nouvelle Vague » de la science-fiction américaine, mérite d’être connue des plus jeunes générations. Exigeants, subversifs et souvent psychédéliques, les romans de Norman Spinrad ont plus d’une fois provoqué scandale et indignation au sein de la critique mainstream et d’une certaine intelligentsia bien-pensante, tout en étant reconnus pour leurs qualités évidentes et leur audace. N’hésitant pas à apporter une dimension métaphysique ou politique à ses livres, qui peut s’avérer drôle, grinçante, inquiétante ou touchante (et souvent tout cela à la fois), cet auteur phare des années 70 a toujours su raconter des histoires dégageant une véritable puissance, et s’est même parfois montré visionnaire, notamment avec ce qui demeure sans doute le sommet de sa carrière, Jack Barron et l’éternité (1969), où il prévoyait déjà l’avènement des émissions télé voyeuristes et la place de plus en plus prégnante du petit écran et de l’image au quotidien, doublé d’une mise en garde contre l’avènement des méga-corporations et leur prise de pouvoir sur les moindres aspects de notre vie.

Les deux romans composant Les fortunes de l’espace sont en apparence moins politiques et davantage métaphysiques : Spinrad ne cherche pas à prédire ni véritablement fantasmer un futur plausible, mais propose une allégorie assez psychédélique sur la puissance de l’orgasme féminin et les conventions qui entrent en jeu dans les rapports hommes-femmes d’une part (La dernière croisière du Dragon-Zéphyr) et sur le cheminement personnel, en forme de rite initiatique, par lequel passent les jeunes afin de trouver leur place dans le monde (L’Enfant de la Fortune). Les références et passages sexuels sont nombreux, surréalistes et parfois cocasses dans L’Enfant de la Fortune, sur un mode davantage cérébral dans La dernière croisière du Dragon-Zéphyr, et toujours justifiés par le récit. Tandis que la première histoire dresse le portrait d’un capitaine de vaisseau troublé par sa pilote, inaccessible dans son nirvana cosmique et qui finira par mener l’équipage à sa perte, L’Enfant de la Fortune, encore aujourd’hui considéré comme l’une des œuvres les plus importantes de l’auteur, s’apparente, non seulement à un récit initiatique, mais également à une allégorie autour de la révolution sexuelle de la fin des années 60, son esprit « peace and love », mais également ses expérimentations avec les drogues hallucinogènes, censées ouvrir « les portes de la perception » pour reprendre le titre du célèbre livre d’Aldous Huxley, et qui furent la cause de bien des destins tragiques.

Un diptyque futuriste et métaphysique

Les deux histoires sont liées par un univers commun, le Deuxième Age Stellaire, où la conquête spatiale a permis de voyager de monde en monde en électro-coma pour les moins fortunés, ou bien en tant qu’invité privilégié parmi l’élite de cette société futuriste, qui préfère pudiquement éviter de contempler le spectacle du vide intergalactique, qui la renvoie à sa vulnérabilité de créatures humaines et donc mortelles. L’idée d’infini, d’immortalité et de transcendance est présente dans les deux cas, tout en étant traitée de manière distincte, malgré une cohésion évidente.

Dans La dernière croisière du Dragon-Zéphyr, c’est le Grand et Unique qui dicte les pensées et actions de la pilote Dominique Alia Wu, qui, reliée au circuit du vaisseau, s’abandonne à un orgasme surpuissant lorsque le capitaine prend le contrôle de l’appareil, permettant à celui-ci d’effectuer un saut dans l’espace à une vitesse prodigieuse. Le Grand et Unique est cet ailleurs transcendantal dont la pilote a un aperçu lors de ses orgasmes, comme autant de brefs instants d’éternité auxquels elle devient de plus en plus accro, cette dépendance ayant des répercussions physiques de plus en plus importantes. Cependant, si le capitaine et la pilote sont liés, la pilote ne peut finalement être que seule dans son extase, même lorsqu’elle a des rapports charnels, qui ne sont que de pâles substituts à cette jouissance cosmique. Norman Spinrad, à travers cette vision assez sombre de la sexualité, doublée d’une observation grinçante sur les mœurs et conventions sociales qui s’immiscent dans ce domaine, se montre donc ici assez pessimiste sur les rapports hommes-femmes, malgré une certaine dimension poétique et romantique qui subsiste jusqu’à la fin.

Pater Pan et la révolution sexuelle

L’Enfant de la Fortune, lui, est bien plus explicitement idéaliste, pour ne pas dire utopiste, en dépit de la noirceur de certains passages. Malgré la désillusion, qui guette mais ne l’emporte jamais, malgré la déchéance progressive et irrémédiable de certains personnages, enfants perdus sur la « route de briques jaunes », le roman retient toujours la fougue de son héroïne, Moussa Shasta Leonardo, qui deviendra par la suite Sunshine. L’oeuvre se présente en quelque sorte comme une réécriture psychédélique de Peter Pan sous l’influence du Magicien d’Oz.  où les flower children de la fin des années 60 se métamorphosent littéralement en rejetons des fleurs, tétant celles-ci dans une extase bienheureuse leur ôtant toute faculté mentale et les réduisant à leurs simples pulsions.

Cette critique en filigrane du mouvement hippie, bien présente, n’empêche cependant nullement la survivance de cet idéal éternel, qui a pris différents visages, différentes formes à travers le temps. Partie effectuer son wanderjahr afin de trouver sa place dans le monde, Moussa mènera une vie de bohème dont elle se fait une idée romantique et apprendra, grâce à un certain Pater Pan, mythe vivant et chef de file des Enfants de la Fortune, dont elle deviendra l’alter-ego, que suivre sa « route de briques jaunes » implique de ne pas tracer son chemin en fonction d’un gourou ou d’un amant. Et, si les chefs changent de nom et que les mouvements vont et viennent, la chanson elle, reste la même, l’idée et son essence survivant à ses incarnations successives.

Hommage dickien

Volontiers mystique et spirituel tout au long de ces Fortunes de l’espace, puisant une inspiration indéniable dans différents courants spirituels et éléments mythiques, Norman Spinrad dédie L’Enfant de la Fortune, de manière assez révélatrice, au génial Philip K. Dick, disparu en 1982, soit trois ans avant la publication de ce deuxième segment. Si Dickn’a (à priori) jamais rien écrit d’aussi explicitement surréaliste que la vision très littérale de Spinrad des flower children, son esprit est bien présent, comme un fantôme flottant au-dessus de cette jeunesse à la recherche d’elle-même, ouverte à toutes les expériences, mais se retrouvant pour certains en clinique avec des lésions cérébrales irrémédiables à force d’abuser de diverses substances réduisant leur conscience à un magma de pensées et de paroles incohérentes, les préparant à « l’éjection totale », le point de non-retour du processus de dépersonnalisation.

Si le célèbre auteur SF est décédé d’une défaillance cardiaque à la suite d’un AVC, son addiction aux médicaments et aux drogues est bien documentée, ainsi que ses délires mystiques, dont une partie semble provenir de « révélations » auxquelles il croyait sincèrement (qui donnèrent lieu, notamment, à son roman SIVA), tandis que d’autres peuvent laisser penser qu’il s’agissait là d’une mise en scène tout à fait consciente de sa figure d’écrivain mystique et paranoïaque. Quoi qu’il en soit, les références aux drogues dures sont nombreuses dans l’œuvre de Philip K. Dick, et le roman Substance Mort (1977) évoque avec force les conséquences désastreuses et les séquelles causées par l’addiction aux substances psychotropes. A la fin du livre, l’auteur citait ainsi tous les amis qui furent frappés en raison de leurs problèmes de drogue, qu’ils soient morts ou atteints de séquelles souvent irréversibles, allant même jusqu’à s’inclure à cette longue liste, pour cause de lésions pancréatiques permanentes.

Pourtant, par-delà cette sordide réalité, l’auteur sut utiliser ses expériences de « décrochage » pour construire des récits qui ne sont pas tant futuristes que mentaux, et témoignent d’un constant mouvement de la pensée et d’une volonté d’explorer les limites de la réalité, ou plutôt, d’interroger la notion même de réalité. Il n’est donc guère étonnant que Spinrad invoque l’esprit de Dick sur ce roman aussi beau que spirituel, où l’héroïne choisit, de plus, la carrière fort précaire de ruespieleuse (comprendre, « conteuse de rue »), captivant son public avec des histoires mystiques, spirituelles et allégoriques qui ne lui rapportent pas un sou. Lorsque ses récits seront publiés, l’éditeur ne lui versera pas le moindre droit d’auteur, point qui fait écho à la propre vie de Philip K. Dick, qui vécut dans une grande précarité durant la majeure partie de sa vie, mourant quelques années seulement après avoir commencé à toucher ses droits d’auteur pour le roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, dont l’adaptation cinématographique, Blade Runner, sortit sur les écrans quelques mois après sa mort.

Esprit libre mais bardé de névroses, l’écrivain ne prête-t-il pas certains de ses traits à l’éternellement malicieux Pater Pan, notamment lors de la dernière partie ? Rétrospectivement, la dédicace de Norman Spinrad à son vieil ami (« Certains se tiennent sur l’épaule d’un géant/D’autres regardent à travers le cœur d’un ami./Mais il y a des vies qui ont une histoire/Dont jamais l’esprit n’a de fin ») résonne comme le plus beau des hommages et rend d’autant plus touchant le dénouement de L’Enfant de la Fortune.

Une œuvre dense, aux dimensions multiples

En ce qui concerne la forme en elle-même, il nous faut préciser que Les fortunes de l’espace est particulièrement dense et pourra décontenancer de nombreux lecteurs qui ne seraient pas familiers de l’œuvre toujours aussi atypique de Norman Spinrad. En effet, au-delà des nombreuses explications techniques sur la technologie alimentant le vaisseau durant l’exposition de La dernière croisière du Dragon-Zéphyr, les deux histoires font appel à un langage mélangeant en réalité pas moins de 4 langues : le français, bien sûr, pour la présente traduction, mais aussi l’anglais, l’allemand et l’espagnol. Si le texte final est à 95% en français, divers termes étrangers ou inspirés de langues étrangères, se retrouvent au milieu des dialogues, utilisés de manière souvent très spécifique et ne faisant jamais l’objet de notes de bas de page. Cependant, leur répétition même fait que le lecteur, une fois l’effet de surprise passé, ne tardera pas à saisir leur sens par le contexte même dans lequel ils apparaissent, pour les quelques mots dont le sens échapperait de prime abord à sa compréhension. Il est aussi à noter que, de ce point de vue-là, La dernière croisière… est d’un abord plus difficile, puisque s’appuyant davantage sur une influence germanique plutôt que latine.

Si l’on aurait donc tendance à conseiller le présent volume aux lecteurs avertis, il est utile de noter que L’Enfant de la Fortune, par ses références plus facilement déchiffrables et sa dimension initiatique, se lit plus aisément, malgré certaines longueurs dans les passages descriptifs. Quoi qu’il en soit, le livre mérite que l’on s’accroche, car son écriture dense et affûtée est mise au service d’un récit particulièrement riche aux multiples dimensions. Si décortiquer les multiples références de Spinrad aux divers mythes et spiritualités est un exercice que nous éviterons ici, au sens où il mériterait de faire l’objet d’un article à part, l’utilisation de qu’en fait l’auteur pour bâtir et enrichir son univers, ainsi que ses codes, est brillante. Le voile de la Maya, la dimension spirituelle de la sexualité, voire de la prostitution (point qui pourra choquer, mais fait en réalité référence aux devadâsî de la culture hindoue, ainsi qu’aux hiérodules, prostituées sacrées de la Babylone antique), associé à des influences d’origines diverses, tout cela est présent en un grand melting pot et est utilisé avec à propos et parfois une pointe de malice.

Œuvre subversive et spirituelle, Les Fortunes de l’Espace révèle un Norman Spinrad au sommet de son art, et qui n’est jamais aussi bon que lorsqu’il laisse sa fantaisie et son esprit légèrement « anar » s’exprimer librement, sans jamais tomber dans la facilité d’un sentimentalisme dégoulinant. Lucide sur la révolution sexuelle de la fin des 60’s et le mouvement hippie, l’écrivain n’en réussit pas moins à rendre une ode aussi vibrante que facétieuse à l’esprit de bohème, et à la volonté de la jeunesse de repousser les limites du monde qui l’entoure avec L’Enfant de la Fortune. Le tout doublé d’un hommage en filigrane au regretté Philip K. Dick, qui imprègne cette réécriture très libre du Peter Pan de James L. Barrie, histoire devenue mythe. Mis côte à côte, les deux histoires du volume forment un diptyque fascinant, dense, mais ô combien enrichissant.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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