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[Critique] L’océan au bout du chemin – Neil Gaiman

image couverture l'océan au bout du chemin neil gaiman éditions j'ai luNeil Gaiman, créateur du mythique comics Sandman et auteur de romans naviguant entre fantasy, fantastique et SF, a publié en 2013 dans les pays anglo-saxons The Ocean at the End of the Lane, récit d’enfance fantasmé, aussi magique que mélancolique, dont il commença l’écriture lorsque sa femme, la chanteuse Amanda Palmer, voulu en apprendre plus sur son enfance. Les lieux de son enfance ayant disparu, il décida alors de lui écrire cette nouvelle, qui devint par mégarde un roman. Publié en 2014 Au Diable Vauvert, L’océan au bout du chemin est maintenant disponible en format poche chez J’ai Lu.

Nous suivons le narrateur anonyme, âgé d’une quarantaine d’années, alors qu’il emprunte, sans vraiment savoir pourquoi, la route menant vers la maison où il a grandi, alors qu’il sort d’un enterrement familial. Celle-ci ayant été démolie depuis longtemps, il se rend tout au bout d’un chemin boueux, là où se trouve la ferme des voisins et où vivait son amie d’enfance, Lettie Hempstock. S’asseyant au bord de la mare que Lettie appelait son « océan », le narrateur replonge dans ses souvenirs de petit garçon solitaire de 7 ans, une époque qu’il pensait avoir oubliée…

Une oeuvre très personnelle

image portrait neil gaimanIl est toujours très excitant d’ouvrir un nouveau livre de Neil Gaiman. L’univers de l’auteur britannique, oscillant entre réalisme, fantastique et merveilleux, est incroyablement riche, habité de personnages faussement ordinaires et de créatures extraordinaires ou effrayantes. Avec un talent de conteur inné, puisant son inspiration autant du côté de Lewis Carroll ou Edgar Allan Poe que dans les mythes anciens, il parle comme nul autre de nos peurs enfouies et nos espérances, dressant un pont entre des histoires anciennes, intemporelles, et notre monde contemporain, à l’image de son roman American Gods (2001), qui opposait dieux anciens et « divinités » nouvelles, comme Internet. Avec L’océan au bout du chemin, Neil Gaiman replonge dans ses souvenirs d’enfance pour en tirer une oeuvre qui, si elle n’est pas exactement autobiographique, est de toute évidence très personnelle.

On devine ainsi le jeune Neil Gaiman à travers l’amour que le narrateur porte aux livres et aux chats. Pour le reste, difficile de savoir ce que l’auteur a mis de lui dans ce roman, qui est sans doute plus une porte sur son imaginaire d’enfant qu’un portrait fidèle de la vie qu’il menait avec sa famille. Il a ainsi raconté durant la promotion du roman qu’il y avait bien une ferme tout au bout du chemin où il habitait et que sa mère lui avait dit, lorsqu’il avait environ 8 ans, que la demeure en question se trouvait dans le livre du Jugement Dernier. Il se demanda alors si les habitants de la ferme habitaient aussi là depuis plus de 1000 ans et, vers 10 ou 12 ans, il imagina la famille Hempstock, qui est dépeinte dans le roman, mais dont on trouve la trace dans d’autres de ses œuvres, telles que Stardust (1997), où il s’agit du nom de famille du personnage de Daisy.

Il est aussi utile de savoir que c’est à l’âge de 7 ans que Neil Gaiman fut refusé à l’école privée où ses parents avaient tenté de l’inscrire après avoir déménagé, en raison de leur appartenance à l’Eglise de Scientologie, dont son père David était le responsable de la communication en Grande-Bretagne. Il dut alors continuer à se rendre à son ancienne école, bien plus éloignée. Si les épreuves traversées par la famille Gaiman semblaient donc bien différentes de celles rencontrées par la famille du narrateur, on peut imaginer que le petit garçon qu’il était connut des moments de solitude dont il a pu s’inspirer pour ce roman. Neil Gaiman, auteur proche de ses fans et très ouvert au sujet de ses chiens et chats, dont il parle régulièrement dans son blog, demeure un homme pudique et l’on comprend assez vite que l’histoire qu’il nous raconte tient bien de la fiction.

Un récit fantastique à hauteur d’enfant

La première partie de L’océan au bout du chemin est réaliste, racontant le quotidien de cet enfant solitaire dont la famille connaît des difficultés financières. C’est finalement la présence d’un mort, retrouvé dans la voiture de ses parents, à proximité de la ferme des Hempstock tout au bout du chemin, qui fera surgir l’horreur et, avec elle, un monde surnaturel, sombre et merveilleux à la fois. En effet, alors que son père parle à la police, la petite voisine habitant la ferme avec sa mère et sa grand-mère, Lettie Hempstock, 11 ans, lui tient compagnie et l’amène chez elle. Son monde s’en trouvera bouleversé. Les Hempstock sont spéciales et leur ferme semble appartenir à un autre monde, où le petit garçon se sent en sécurité. Lorsqu’il retourne chez lui, c’est l’inverse qui se produit : ses parents ont engagé une gouvernante, Ursula, qui n’est pas ce qu’elle prétend et il se sent isolé et incompris.

Le roman peut alors se voir selon deux niveaux de lecture : on peut penser que les événements dont se souvient le narrateur sont réels, ou bien qu’il s’agit d’un fantasme d’enfant, l’histoire qu’il s’est racontée pour faire face à des événements trop durs à affronter pour lui. Cependant, si L’océan au bout du chemin est clairement une allégorie, parlant avec finesse et profondeur de l’enfance et de ce tout ce qu’un enfant peut deviner à propos de toutes ces choses que les adultes lui cachent (les problèmes familiaux, la mort, la dureté du monde…), Neil Gaiman raconte son histoire sans chercher à trancher entre fantasme et réalité, ce qui était déjà le cas avec Coraline. A l’instar d’un David Lynch, il adopte le point de vue de ses personnages et se garde bien de tout renversement de situation de type « tout n’était qu’un rêve ». Nous sommes donc dans le monde d’un enfant de 7 ans devant faire face à la mort injuste de son chaton, les problèmes d’argent de ses parents et la présence d’une gouvernante qui vient semer la zizanie. Toutes ces choses s’incarnent dans la dimension fantastique de l’histoire, qui prend alors des allures de conte gothique, un peu à la manière de Coraline, mais de manière cependant plus sombre. Le résultat, juste et plein de poésie, accroche immédiatement le lecteur.

On retrouve des références aux mythes que Neil Gaiman affectionne tant, comme la figure de la triple déesse de la mythologie celtique, représentée par la jeune fille, la mère et la vieille femme et qui se trouve incarnée ici par les trois Hempstock habitant la ferme voisine. On sent que ces personnages féminins plein de caractère tenaient à coeur à l’écrivain, qui nous les rend immédiatement attachantes. Lettie, un peu plus âgée que le narrateur et qu’il idéalise donc en partie, est le personnage fort du livre, celle qui agit et dont les drôles de pouvoirs en font plus qu’une simple petite fille.

Poétique et bouleversant

Réflexion sur l’enfance, la mémoire, la quête pour nous accomplir et la mort, L’océan au bout du chemin est un récit tendre et parfois mélancolique, à la fin d’une beauté bouleversante. En retrouvant ses souvenirs, le narrateur d’une quarantaine d’années revit les événements du point de vue de l’enfant de 7 ans qu’il était et c’est cette vision à hauteur d’enfant qui rend le roman d’autant plus émouvant pour un adulte, ces deux âges de la vie semblant ici se réconcilier, comme si le héros pouvait se retrouver face à l’enfant qu’il était. Faisant preuve d’une imagination et d’une sensibilité à faire pâlir bien des auteurs, Neil Gaiman tisse un récit fantastique à partir d’un point de départ réaliste, faisant preuve d’une justesse remarquable.

Roman aux allures de conte initiatique, convoquant des images poétiques restant longtemps en tête, L’océan au bout du chemin est un des meilleurs romans de Neil Gaiman, où le fantastique est utilisé pour mettre en lumière les peurs enfouies de l’enfance, que les adultes sous-estiment trop souvent, mais aussi pour souligner la beauté et l’importance de cette période de la vie, essentielle pour se construire en tant qu’adulte. Passé et présent se tiennent la main dans cette oeuvre de fiction, optimiste malgré la douce mélancolie qui s’en dégage. Nos propres souvenirs d’enfance, le ressenti que nous avions des choses, finissent par se superposer à l’histoire du narrateur, rendant la lecture d’autant plus émouvante. Pour cette raison, le roman trouvera un écho particulier auprès des adultes, bien qu’il puisse également plaire aux jeunes lecteurs à partir de 10 ans.

L’océan au bout du chemin de Neil Gaiman, J’ai Lu, 9 mars 2016, 252 pages. 6€

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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