D’abord publiée sous la forme d’une nouvelle en 1992 dans la revue Midnight Graffiti, puis sous la forme d’une pièce radiophonique en 2000, Murder Mysteries de Neil Gaiman a été adaptée par l’auteur et dessinateur de comics P. Craig Russell en 2002 chez Dark Horse, avant une première publication française chez un autre éditeur en 2003. Aujourd’hui réédité chez Delcourt sous le titre (tout à fait pertinent) Le Premier Meurtre, ce comics est accompagné d’une longue partie making-of revenant en détail sur le travail d’adaptation et la conception des planches, avec de nombreux croquis préparatoires.
Une adaptation graphique brillante
Le Premier Meurtre présente deux histoires en une : celle de l’ange Raguel, désigné pour accomplir la vengeance du seigneur en punissant le coupable du tout premier meurtre commis, et celle du narrateur anonyme, un jeune Anglais qui, de passage à Los Angeles, en profite pour passer voir une ancienne petite-amie et sa fille et croise la route de l’ange, qui a vieilli sur Terre et s’apparente à un aimable vieillard. Contre une cigarette, Raguel raconte son histoire à l’homme…
Mystery Murders est une histoire typique de l’oeuvre de Neil Gaiman, aux accents mythologiques (enfin, bibliques, dans le cas présent), qui retourne aux “origines des origines” pour mieux s’interroger sur la nature humaine, sa complexité et sa noirceur. Comme il s’agit à la base d’une nouvelle, le propos est bien moins développé que dans d’autres de ses oeuvres, telles que Sandman, mais l’adaptation de P. Craig Russell, artiste multi-primé, n’en rend pas moins justice à la densité de cette histoire parue il y a près de 25 ans de cela. Dans la partie making-of de l’ouvrage, le dessinateur explique que lorsqu’il travaille sur l’adaptation d’une oeuvre préexistante, il cherche avant tout à rendre perceptible par le dessin ce qui n’est qu’implicite dans le texte d’origine. Cela est très finement rendu dans Le Premier Meurtre, puisque le comics de Russell parvient à rendre peut-être plus facilement compréhensible le propos de prime abord assez ambigu de la nouvelle, sans pour autant simplifier celui-ci.
Une histoire aux allures de roman noir
P. Craig Russell, qui a beaucoup communiqué avec Neil Gaiman pendant qu’il travaillait sur ce comics, reprend de nombreuses phrases de la nouvelle d’origine, dont il s’écarte finalement assez peu dans les bulles. Les coupes effectuées et le découpage des planches permettent de mettre en relief les différentes strates du récit, sa structure et les émotions qui s’en dégagent, bien que l’histoire possède, par sa narration même, un côté assez cérébral qui peut rendre la rendre de prime abord un peu hermétique aux lecteurs n’étant pas nécessairement habitués à lire des bandes-dessinées jouant autant sur la nuance et l’implicite, laissant le lecteur déduire par lui-même la finalité de l’ensemble.
Il s’agit d’un comics à lire tranquillement, dont la teneur se dévoile peu à peu, mais dont l’essentiel ne tient pas à ses rebondissements à proprement parler, bien que Le Premier Meurtre soit raconté en partie comme une enquête au royaume des anges. Pour l’apprécier au mieux, il faut aborder ce roman graphique comme un roman noir, genre au sein duquel la dimension “enquête” ne constitue que la partie émergée de l’iceberg, puisque l’on remarquera que le narrateur ou protagoniste principal enquête finalement avant tout sur lui-même dans ces histoires. Le genre, dans la littérature comme au cinéma, s’est après tout toujours attaché à proposer une exploration de la nature humaine dans ce qu’elle a de plus noir et désespéré, chose qui parle de toute évidence à Neil Gaiman, qui reste cependant souvent plus optimiste au sein de ses nombreuses oeuvres.
Le style de P. Craig Russell, moderne et assez marqué années 80 à la fois, s’adapte fort bien à l’histoire, et se démarque surtout par un découpage réellement brillant, travaillant le rythme et mettant en valeur ce qui a besoin de l’être, aussi bien dans le texte que l’image. Le travail sur la couleur de Lovern Kindzierski est également à saluer par sa finesse. Il ne se contente pas de différencier les différents temps du récit, mais donne également vie avec beaucoup de force aux dessins de P. Craig Russell, en marquant les émotions changeantes qui se dégagent au fil des pages, donnant un ton tour à tour brut ou plus onirique aux cases.
Une réflexion métaphysique subtile rendue avec force
La conclusion, dont se dégage une poésie douce-amère certaine par les mots choisis par Gaiman et le rythme même de ses phrases, est rendue avec force et subtilité par P. Craig Russell et laisse longtemps en tête. Elle permet également de reconsidérer tout ce qui a précédé, dressant un parallèle entre les dimensions terrestre et céleste de l’histoire, et nuançant le propos de ce qui aurait pu apparaître, autrement, comme un happy end assez amoral. L’artiste parvient à extraire avec brio l’ambiguïté fondamentale de la nouvelle de Neil Gaiman et ses nuances. si bien qu’en retournant aux premières planches du comics, avant le départ du narrateur pour Los Angeles, on retrouve déjà en germe la dernière planche, dont le sens se trouve renforcé.
Le Premier Meurtre se révèle donc une adaptation brillante par P. Craig Russell de la nouvelle de Neil Gaiman, ce qui ne devrait guère étonner les inconditionnels de Sandman puisque les deux hommes avaient déjà collaboré ensemble sur le comics, oeuvre majeure de l’auteur britannique qui a marqué le genre de la fin des années 80 au milieu des années 90. A conseiller aux admirateur de l’Anglais à la chevelure folle, mais également à tous ceux qui apprécient les comics sortant de l’ordinaire, jouant davantage sur la nuance que l’évidence ou les rebondissements choc, cet album aux allures de double enquête façon roman noir bénéficie d’un rendu visuel particulièrement riche, mettant en valeur la subtilité de cette réflexion métahysique autour de la culpabilité, l’innocence, les sentiments et les émotions, mais aussi le terme de “création”.
Si l’homme a été créé à l’image de Dieu, est-ce lui qui est également à l’origine de nos pulsions et actions les plus basses, telles que le meurtre ? Sommes-nous véritablement libres, ou ne faisons-nous que reproduire un schéma déterminé par une scène “originelle”, qui ne fait que se répéter ? La violence est-elle donc, inhérente à la nature humaine, et l’oubli, l’absolution, sont-ils possibles ? Ne sommes-nous pas condamnés, au final, à rester enfermés en nous-mêmes ? Autant de thèmes riches et complexes qui prennent vie de manière hautement troublante dans cette courte histoire dont les aspérités et les contrastes sont brillamment traduits en images par P. Craig Russell.
Le Premier Meurtre de Neil Gaiman & P. Craig Russell, Delcourt, sortie le 1 septembre 2016, 112 pages. 15,95€