Originaire du Missouri aux Etats-Unis, Valerie Martin fait preuve d’un sens du détail et du mystère décidément très anglais. On lui doit notamment Mary Reilly (1990), roman racontant l’histoire de Dr Jekyll et Mr Hyde du point de vue de la servante du savant fou. Une oeuvre saluée par la critique et qui donna lieu au troublant film du même nom de Stephen Frears avec une Julia Roberts à contre-emploi. Le fantôme de la Mary Celeste, son 10e roman depuis 1978, renoue avec l’attrait de l’auteure pour la littérature anglaise du XIXe siècle puisque Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes, figure parmi les personnages, réels et fictifs de cette évocation romancée du mystère entourant la disparition des passagers du Mary Celeste, un fait divers qui fit les choux gras de la presse dans les années 1870 et bien au-delà.
Le Mary Celeste : un mystère jamais résolu
Ce navire brigantin américain fut découvert abandonné au large des Açores en décembre 1872, sans aucune trace de son équipage. Le capitaine Benjamin Briggs était accompagné par sa femme Sarah et leur fille Matilda, également portées disparues. Malgré de nombreuses théories, allant de la mutinerie sous l’effet de l’alcool, à une attaque de pirates, en passant par une intervention d’origine surnaturelle ou extraterrestre, rien ne vint éclaircir les circonstances autour de l’étrange disparition des passager du bateau, qui était encore en état de naviguer lorsqu’il fut retrouvé. Cette histoire de vaisseau fantôme inspira plusieurs œuvres, dont un film méconnu avec Bela Lugosi. Les fans de la célèbre série britannique Doctor Who se souviendront également que dans la première saison du programme originel, en 1965, le Docteur se retrouve brièvement à bord du Mary Celeste alors qu’il tente d’échapper aux Daleks, apportant une explication comique aux événements.
Mais c’est une nouvelle d’Arthur Conan Doyle, « Déposition de J. Habakuk Jephson », publiée en 1884 de manière anonyme dans le périodique anglais Cornhill Magazine, qui est ici à la source du roman de Valerie Martin. Alors jeune médecin, Doyle a déjà publié six nouvelles lorsqu’il publie cette très brève histoire autour des spéculations entourant le sort des passagers. Entièrement fictif et comportant nombre d’inexactitudes, le récit se présentant comme le témoignage d’un survivant du drame fera néanmoins beaucoup parler de lui, certains le tenant pour véridique, au grand étonnement de l’auteur. C’est ainsi que le Boston Herald reproduisit dans ses pages la « déposition » de J. Habakuk Jephson.
Plutôt que de présenter une version longue de la nouvelle, ou encore d’imaginer une résolution définitive au mystère, Valerie Martin fait le choix de multiplier les points de vue à différentes époques et sous plusieurs formes. Le lecteur fera ainsi la connaissance de Sarah Cobb avant son mariage avec Benjamin Briggs, alors que sa famille, déjà endeuillée par la disparition en mer de deux de ses membres, voit le jeune fils du couple décédé les suivre tragiquement dans la mort, laissant désemparée la sœur de Sarah, la mystérieuse Hannah, qui servait de mère de substitution à l’enfant. Une jeune fille qui pense posséder un don médiumnique. Passé cette première partie mystérieuse, le roman alterne les points de vue d’Arthur Conan Doyle, avant et après l’écriture de la nouvelle, celui d’une journaliste américaine, Phoebe Grant enquêtant sur le spiritualisme et enfin celui de la medium Violet Petra, qui entretient des liens étroits avec le drame et se révèle l’élément commun entre ces personnages, faisant ainsi le lien entre les différentes parties du récit.
Un roman captivant à l’atmosphère brumeuse
La narration, prenant tour à tour la forme d’un récit à la troisième personne, d’articles de presse, lettres, mémoires ou bien d’un journal de bord, nous plonge avec beaucoup de force dans ce fait divers, qui est abordé de manière à la fois directe et périphérique. La manière dont ce mystère titilla l’imagination populaire et inspira des artistes est abordée à travers le point de vue d’Arthur Conan Doyle, personnage intriguant, auteur de génie et produit de son temps assez circonspect face au féminisme, par exemple. Le fantôme de la Mary Celeste est aussi l’occasion pour Valerie Martin d’aborder la question du spiritisme, très en vogue au XIXe siècle et auquel Arthur Conan Doyle s’intéressa d’ailleurs, allant jusqu’à devenir membre de la Society for Psychical Research, une organisation étudiant d’un point de vue scientifique les phénomènes paranormaux et que l’écrivaine intègre à son histoire. Doyle finira par se réfugier de plus en plus dans cette croyance à la mort de sa femme, son fils et plusieurs proches et publiera même un ouvrage intitulé The History of Spiritualism en 1926. Il y avait donc là matière à écrire un drame fort, nimbé de mystère pour évoquer l’une des plus grandes énigmes du XIXe siècle et, à travers elle, la relation des personnages à la mort à cette époque où le paranormal apparaît comme une source de réconfort pour beaucoup, y compris pour des esprits aussi brillants qu’Arthur Conan Doyle ou Victor Hugo. Bien sûr, la plupart des médiums renommés de l’époque finiront par être démasqués par la suite et la mode du spiritisme déclinera peu à peu, bien que des centres spirites survivent ici et là.
Valerie Martin a le bon goût de ne pas chercher à démystifier complètement le spiritisme, laissant une fine ouverture sur le paranormal, à travers le personnage de Violet Petra, qualifiée en milieu de roman de « merle blanc » par l’un des personnages : la seule qui pourrait être une authentique medium, bien que l’auteure entretienne par moments une certaine ambiguïté autour de la nature de ce don. Tour à tour troublée, malicieuse et attachante, Violet est le personnage le plus complexe et mystérieux du roman, celui qui évolue le plus aussi et dont le parcours éclaire toute la difficulté de la condition féminine au XIXe siècle. Jeune fille de bonne famille, transmettre des messages de l’au-delà est la seule chose qu’elle sache vraiment faire, malgré un certain intérêt pour la poésie. Faute de formation à un quelconque métier et en dépit d’échanges stimulants avec la journaliste Phoebe Grant, la jeune femme ne pourra que poursuivre son destin de messagère, entretenue par de riches familles organisant des séances de spiritisme au sein desquelles elle officie, délivrant des messages d’espoir en provenance de l’au-delà. Malgré tout, son don ne permet pas à Violet d’obtenir des réponses au mystère de la Mary Celeste, au cœur de son histoire familiale et de son destin même. Un mystère dans lequel elle finira par se fondre, d’une certaine manière.
Le poids de l’absence, la force du destin et la présence des morts habitent chaque ligne du Fantôme de la Mary Celeste, oeuvre brillamment construite, à la grande force d’évocation, faisant la part belle aux personnages féminins. L’écriture de Valerie Martin, d’une finesse incroyable, nous embarque dans cette histoire se déployant lentement mais sûrement et faisant appel à l’imagination du lecteur pour combler les trous d’un récit où le mystère ne se dissipera jamais complètement. La minutie des détails, la précision du vocabulaire contribuent à faire revivre l’Amérique du XIXe siècle et à créer une atmosphère brumeuse digne des meilleurs romans de l’époque. L’auteure américaine signe ainsi l’un des meilleurs romans de l’année avec cette évocation très personnelle d’un fait divers légendaire et d’une époque où se croisent les fantômes d’Arthur Conan Doyle et Joseph Conrad.
Le fantôme de la Mary Celeste de Valerie Martin, éditions Albin Michel, 30 mars 2016, 400 pages. 22€