[Critique] Possédées – Frédéric Gros

image couverture possédées frédéric gros éditions albin michelInquisition et hystérie

L’affaire des possédées de Loudun en 1632 avait déchaîné les passions au sein d’une France marquée par l’Inquisition, où l’Édit de Nantes n’avait dans le fond pas apporté la tolérance envers les protestants qu’il était supposé promulguer, enfonçant au contraire le clou de la dominance catholique. Le mystère de ces nonnes en proie à de violentes crises d’hystérie, qui accusèrent le prêtre Urbain Grandier, catholique mais soutenant les protestants, d’avoir conclu un pacte avec le Diable afin de leur rendre des visites nocturnes pour les posséder, coûta la vie à cet homme de foi, qui était également un homme à femmes, malgré ses voeux, mais aussi une personnalité politique qui gênait beaucoup Richelieu.

Terrible et impressionnante par l’ampleur qu’elle pris, et pour ce qu’elle révèle de cette époque troublée, cette affaire a su travers les siècles, inspirant au passage plusieurs oeuvres et donnant lieu à de nombreux articles et essais. Il n’y a qu’à effectuer une recherche sur Google pour s’en convaincre : l’histoire d’Urbain Grandier et des Ursulines fait toujours parler. Et, en ces temps de montée du fanatisme religieux d’une part, et de l’intolérance d’autre part, il n’est finalement pas étonnant qu’un écrivain décide de se saisir de ces faits pour dresser un récit évocateur, instruit, dur et romanesque à la fois.

Un portrait d’Ursuline saisissant

Philosophe spécialiste de Michel Foucault, Frédéric Gros signe ici son premier roman, publié pour la rentrée littéraire aux éditions Albin Michel. S’il a visiblement effectué des recherches importantes sur l’affaire, l’auteur livre tout sauf un récit factuel et distant, prétendument objectif. Dès le départ, il cherche au contraire à instaurer une ambiance mortifère, à nous immerger dans l’époque, son climat religieux lourd de tensions et à nous présenter les paradoxes de ses personnages. Le deuxième chapitre nous fait ainsi assister à la cérémonie où Jeanne de Belciel, qui deviendra plus tard Jeanne des Anges, prononcera ses vœux, mais la mise en scène et l’atmosphère décrites sont celles d’une mise à mort, d’un sacrifice humain volontaire où la jeune femme meurt avant de renaître pour se consacrer à la vie moniale. La cérémonie est appelée “cérémonie de clôture” et cela n’est pas pour rien : en entrant dans les ordres, Jeanne se ferme au monde, semble suivre une pulsion de mort qui la travaille corps et âme et effrayera même les nonnes du premier couvent où elle entrera.

D’une écriture sèche et implacable, Frédéric Gros met en place une strate primordiale de son récit et instaure par la même occasion une atmosphère étouffante qu’il conservera tout du long. Sa narration, dense et présentant des points de vue multiples, impressionne par sa maîtrise et sa précision. Si la critique contre l’Eglise au 17e siècle est virulente, l’auteur ne tombe cependant jamais dans le simplisme : tout aussi glaçante soit sa présentation de Jeanne des Anges, il parvient à suggérer la complexité de ses motivations et de sa personnalité, sans jamais en faire une simple victime ni une manipulatrice diabolique. Jeanne n’est ainsi aucunement poussée à rentrer dans les ordres par un père autoritaire, bien au contraire, et même lors de ses sommets de sadisme en tant que mère supérieure — titre qu’elle a acquis par la ruse — on devine quelque chose de plus trouble sous la surface, un masochisme qui ne la quitte pas, nourri d’un intense conflit interne entre ses désirs — qu’ils soient d’ordre sexuel ou rattachés au pouvoir qu’elle convoite —et sa ferveur religieuse aveugle, qui lui fait ressentir honte et culpabilité. Telle que Frédéric Gros la présente, Jeanne des Anges croit vraiment qu’Urbain Grandier vient la posséder la nuit car cela l’absout, au fond, de la responsabilité de son comportement en rejetant la faute sur un bouc-émissaire idéal, un prêtre influent que ses opposants présentent comme un débauché. Le paradigme corps et âme s’incarne ainsi au sein de ces nonnes tourmentées par d’indicibles désirs, le corps dévoré par une fièvre intérieure et un vertige qu’on leur a appris à rejeter, à redouter, et qui n’en est que plus puissant, impérieux.

Une histoire à la forte dimension romanesque

Le personnage d’Urbain Grandier est bien entendu central : Frédéric Gros le décrit comme un homme brillant, charismatique, peu conventionnel et également faillible, sujet aux doutes, pris dans une machine politique résolue à le broyer pour asseoir l’autorité d’un Richelieu déterminé à appliquer la Contre-Réforme. C’est bien cette mécanique politique qui intéresse l’auteur, plus que la dimension mystique de l’affaire, qui a souvent fasciné. Ne reculant devant rien, les ennemis de Grandier feront tout pour le faire condamner et une fois lancé, le rouleau-compresseur mis en marche ne pourra être arrêté. De la tragédie de cet homme mis à mort par le système, le philosophe tire un récit parfois difficilement soutenable, notamment dans sa dernière partie, à l’étoffe résolument romanesque, sans que cela nuise au propos.

Si certains esprits chagrins reprocheront ce parti pris sur un sujet “sérieux”, rappelons qu’Histoire et romanesque ont toujours fait bon ménage au sein de la littérature, y compris au sein de la littérature française. Et, sans aller jusqu’à comparer la plume de Frédéric Gros à celle d’un Victor Hugo, on peut dire que celui-ci parvient en tout cas à trouver un équilibre entre ce romanesque, la solidité de la dimension historique, très documentée, et l’analyse de la situation politique de l’époque. Les romans historiques ont parfois tendance à pencher d’un côté ou de l’autre, privilégiant soit le lyrisme, soit un sérieux presque austère, mais Possédées est assez remarquable par sa densité, tout en affirmant la dimension romanesque du chemin de croix de ce prêtre transformé en martyr.

C’est donc un premier roman des plus convaincants que Frédéric Gros nous livre en cette rentrée littéraire 2016. Auscultant le climat de la France du XVIIe siècle, entre Inquisition et Contre-Réforme, il offre un point de vue saisissant sur une affaire qui a excité l’imaginaire de nombreux artistes et essayistes au fil des siècles. Mettant en avant les rouages politiques plutôt que la dimension mystique de ce cas d’hystérie collective, le philosophe n’en décrit pas moins de manière aussi glaçante qu’évocatrice la morbidité du fanatisme religieux, notamment à travers le portrait de la Mère Supérieure du couvent des Ursulines, Jeanne des Anges, symbole des paradoxes de l’Eglise de l’époque. Il se dégage de Possédées une atmosphère lourde et étouffante, de la cérémonie des vœux de clôture de Jeanne au supplice final d’Urbain Grandier, face à une foule décontenancée. La folie de l’époque prend corps à l’intérieur de ces nonnes cloîtrées, nourrie par une peur de l’altérité que les personnages se refusent à reconnaître en eux, alors même que le pouvoir n’a de cesse de repousser les protestants, cultivant la paranoïa à leur égard. Si l’on pourra bien évidemment faire des parallèles avec notre époque et ses dérives, Frédéric Gros n’appuie pas son  propos en ce sens, laissant chacun libre de retirer ce qu’il souhaite de cette histoire implacable qui nous suit longtemps après avoir refermé le livre.

Possédées de Frédéric Gros, éditions Albin Michel, sortie le 17 août 2016, 302 pages. 19,50€

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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