Mariage et bulle spéculative
Originaire de la banlieue ouvrière de Dublin, Dermot Bolger a maintes fois questionné l’histoire et la culture de son pays, ainsi que la notion d’identité irlandaise, au sein d’oeuvres (romans, poèmes et pièces de théâtre) où l’humour n’est jamais loin. Paru le 18 août aux Éditions Joëlle Losfeld, Ensemble séparés (Tanglewood en V.O.) propose une réflexion décalée sur le mariage, tout en revenant sur le « miracle économique » irlandais, où tout un chacun devenait propriétaire, et son inévitable implosion.
Inspiré par le poème « Wormwood » de Thomas Kinsella, où le mariage est comparé à deux arbres poussant entrelacés, Dermot Bolger a commencé par imaginer ce roman sur la dépendance et le besoin d’espace au sein du couple en 2006, deux ans avant la crise financière, mais ne le terminera que 8 ans plus tard car il ne savait pas, après l’implosion de la bulle spéculative, comment concilier l’optimisme de Chris et Ronan en matière d’immobilier, avec ce que le monde traversait. Il réussit finalement à réécrire le roman de telle sorte que la catastrophe à venir puisse se deviner en creux, l’aveuglement des personnages, s’endettant toujours plus sans savoir s’ils pourront vendre ou non la maison qu’ils construisent sur leur terrain commun, devenant alors le symbole fort d’une Irlande poussée à la folie par le « miracle économique », et s’exposant à un dur réveil.
Alternance des points de vue et interdépendance
Le roman est divisé en quatre parties, au sein desquelles chaque chapitre est associé à un personnage différent, permettant d’alterner les points de vue, tout en gardant une voix à la troisième personne, à l’exception notable de Sophie, la fille de Chris et Alice, qui s’exprime à la première personne. Chaque partie se concentre sur un mois précis, de sorte que la date et l’heure est indiquée à chaque début de chapitre, en dessous du nom du personnage que nous allons suivre. Ce parti pris, plus qu’un simple prétexte pour alterner les points de vue, souligne surtout brillamment l’interdépendance et la solitude de chacun des personnages (Chris, Alice, leur fille Sophie, leur voisin Ronan, ainsi que deux ouvriers) au sein de cette intrigue dont les différentes ramifications ne cessent de prendre de l’ampleur au fil des pages, jusqu’à un final saisissant et terriblement émouvant à la fois.
Les histoires de chacun se trouvent ainsi entremêlées au sein d’un réseau complexe, où les origines, les motivations et les doutes des personnages sont finement décortiqués par l’auteur, qui ne les épargne pas, tout en leur vouant une certaine tendresse. La juxtaposition de ces différentes tranches de vie n’est pas sans rappeler, dans un genre très différent et toutes proportions gardées, Les vagues de Virginia Woolf (qui alternait les points de vue de six amis d’enfance en un monologue intérieur poétique) dans la mesure où ces différentes voix ne font qu’accentuer la distance qui séparent les êtres, si proches soient-ils, ce qui les lie étant également ce qui les éloigne l’un de l’autre et les sépare — d’où le titre français, Ensemble séparés, en lieu et place du poétique mais intraduisible Tanglewood.
Des personnages faillibles, plus complexes qu’il n’y paraît
Souvent grinçant, voire parfois sardonique, Dermot Bolger sait utiliser l’humour à bon escient, en lui ajoutant une bonne dose d’absurde, qui rend parfois les rebondissements surréalistes, ce qu’il assume et utilise pleinement afin de rendre compte du décrochage de ses personnages avec le réel, ou apporter une dimension de fable moraliste. D’un autre côté, l’écrivain sait se ranger du côté de chacun de ses personnages, peu importe leurs défauts, et rendre compte avec une acuité rare, de la complexité des relations humaines, qu’elles soient amicales, familiales ou amoureuses. Ainsi, si Alice, l’épouse dépressive de Chris, gentil époux bien sous tous rapports, peut agacer à certains moments par son égocentrisme et ses contradictions, Bolger développe son personnage (dont nous découvrirons également le passé) de telle manière qu’elle ne tombe jamais dans le cliché de l’épouse hystérique usant jusqu’à la moelle un mari naïf et malléable, bien que cela aurait pu aisément être le cas.
Naïf, malléable et corvéable, Chris l’est assurément, mais sa femme n’est pas entièrement à blâmer et l’auteur étoffe suffisamment ses protagonistes pour nous montrer les liens d’interdépendances complexes qui font que les névroses, les doutes et les manques de l’un s’accordent et entrent tour à tour en conflit avec ceux de l’autre. Chaque personnage, pris indépendamment, aurait pu apparaître stéréotypé sous la plume d’un autre, mais l’écrivain irlandais nous les montre au contraire comme des êtres de chair et de sang dans toute leur complexité. Si, d’un point de vue purement factuel, leurs réactions face à la découverte du corps de l’ouvrier ne sont pas toujours crédibles et que certains rebondissements pourraient paraître « gros », Dermot Bolger possède un tel talent de conteur qu’il parvient sans peine à justifier le moindre de ses partis pris narratifs, et à leur donner un impact réel, qui ne fait qu’éclairer davantage son propos.
Quand l’émotion nous prend par surprise
Ensemble séparés est un roman qui se déploie lentement mais sûrement, où la trivialité du quotidien cède progressivement la place à une situation dramatique et cocasse à la fois, jusqu’à prendre une ampleur impressionnante. Les deux intrigues parallèles — l’histoire de chaque couple, avec leurs difficultés, et la construction de la maison pilotée par Chris et Ronan, compliquée par la mort de l’ouvrier, qu’il décident de dissimuler — se répondent mutuellement, la seconde éclairant la première avec à propos. Les ruptures de ton sont par ailleurs toujours bien amenées et le fait que Dermot Bolger passe d’un ton grinçant et délicieusement absurde à quelque chose de véritablement touchant, pour ne pas dire bouleversant, lors de la très belle conclusion du livre, fait de celui-ci l’un des plus étonnants qu’il nous ait été donné de lire cette année.
Passant de la noirceur de l’avant-dernière partie, qui vient lever le voile sur le mystère du premier chapitre au point de vue anonyme, à la sensibilité du récit de Sophie, dont l’optimisme n’empêche pas la lucidité, l’écrivain achève de tisser les fils de sa toile de telle manière que l’émotion nous prend à la gorge de manière tout à fait inattendue, mais plaisante. Ce n’est plus seulement une réflexion douce-amère sur le mariage qu’il nous livre, ni même une métaphore sur l’implosion de la bulle économique en Irlande, mais également une histoire de transmission et de mémoire, où l’espoir est placé dans la jeune génération, invitée à se réconcilier avec le passé, afin que celui-ci cesse d’être un poids transmis de génération en génération. Un propos auquel Dermot Bolger donne vie de la plus belle des manières.
Ensemble séparés de Dermot Bolger, traduit de l’anglais par Marie-Hélène Dumas, Éditions Joëlle Losfeld, sortie le 18 août 2016, 370 pages. 24,50€