[Critique] Genius — Marc Bernardin, Adam Freeman & Afua Richardson

image couverture genius marc bernardin adam white afua richardson éditions delcourtGangs United ?

Inspiré de la guerre des gangs à Los Angeles, Genius, publié aux éditions Delcourt à la rentrée, se présente comme une parabole de ces conflits sans fin qui prennent racine dans les profondes inégalités sociales dont sont victimes les minorités de ces quartiers défavorisés, où sont réunis ceux que le monde ne veut pas voir.

Première saison d’une série destinée à se poursuivre, ce volume scénarisé par Marc Bernardin et Adam Freeman et dessiné par Afua Richardson nous fait rentrer dans l’univers de Destiny Ajaye, une jeune femme qui a vu ses parents se faire tuer par la police sous ses yeux enfant et qui, devenue adulte, décide de prendre la tête des différents gangs de la ville, qu’elle unifie dans un seul et unique but : préparer « l’insurrection » contre les forces du LAPD et retourner l’opinion publique contre eux. Car Destiny est une véritable stratège, un génie de la guerre en puissance dont l’exceptionnelle intelligence lui permettra de donner du fil à retordre à la police, jusqu’à un étonnant final.

Un prétexte narratif pertinent…

image planche 2 genius marc bernardin adam freeman afua richardson delcourtParfois maladroit (nous y reviendrons), Genius a le mérite de faire ressortir avec une certaine pertinence une problématique inhérente au problème des gangs aux États-Unis : la simple répression est inutile à résorber ce problème profondément enraciné dans ces quartiers, car ses causes profondes ne sont pas traitées. Dans ces parties de la ville où la loi du plus fort domine, où les enfants sont habitués au son des coups de feu et où les habitants sont abandonnés à leur sort et méprisés par les autorités, dont certains éléments corrompus viennent parfois réclamer leur dû aux dealers du coin, on ne vit pas, on survit. Marc Bernardin et Adam Freeman imaginent alors cette idée d’insurrection dirigée par une jeune femme aussi violente que brillante, qui parvient à convaincre les différentes forces en présence de s’unir face à un ennemi commun plutôt que de s’affronter dans des luttes intestines pour régner sur des parcelles de quartier.

Si le prétexte, audacieux, est assez peu crédible dans le monde réel (trop de différences irréconciliables entre les gangs afro-américains, latinos et chinois), il fait néanmoins ressortir quelque chose qui n’en demeure pas moins vrai : on laisse ces populations « ennemies » cohabitant en vase clos s’entretuer car au moins, de cette manière, cela ne sort pas de ces quartiers. Dès lors, Genius agit comme une parabole provocatrice pointant du doigt le mépris envers les habitants de ces quartiers, confrontés à des violences quotidiennes et considérés comme quantité négligeable.

Le comics parvient également à éviter le simple argument racial en montrant en préambule un policier noir se faire tuer par Destiny. Autre point judicieux : celui de ne pas réduire Destiny à une « gentille victime ». Si le lecteur est à plusieurs moments en empathie avec elle, et ressentira inévitablement la même fascination à son égard que l’agent du FBI Grey qui relie les fils d’événements à priori décousus opposant les gangs de la ville au LAPD, les scénaristes n’oublient jamais que cette fille n’en demeure pas moins une personne ultra-violente, capable de tuer un homme de sang-froid. De même, s’ils ne sont pas glorifiés, et sont par moments pointés du doigt, les officiers du LAPD ne passent pas pour de sombres abrutis pour autant, ce qui équilibre les forces en présence. et donne une certaine crédibilité à l’ensemble : il ne fait ainsi aucun doute que le département de la police de Los Angeles, l’un des plus puissants du pays, finira par riposter avec des moyens surpassant de loin ceux de ces jeunes dans leurs quartiers. Cependant, grâce à une habile gestion de l’intrigue policière, de l’action et du suspense, qui nous fait passer d’un point de vue à l’autre (celui de Destiny, de l’agent Grey, ou encore d’une ambitieuse journaliste télé), la suite des événements réussit à surprendre à plusieurs reprises et maintient fermement l’attention du lecteur.

…mais une mise en oeuvre parfois maladroite

image planche 3 genius marc bernardin adam freeman afua richardson delcourt comicsMalheureusement, quelques points plus négatifs et maladresses sont également à déplorer, notamment sur la fin. On pourra sans doute attribuer en partie ce défaut au choix du format comics, qui limite forcément la place du texte et exige que l’action soit resserrée. Quoi qu’il en soit, on notera avec une pointe de regret que les problèmes de gangs agitant les quartiers défavorisés sont présentés sur certaines planches de manière assez simpliste, ce qui peut nuire au fond de l’oeuvre, qui pourra apparaître un peu moralisatrice sur les bords. Ainsi, lorsque Destiny a la brillante idée de faire témoigner des habitants du quartier à travers des vidéos qui envahissent bientôt les médias, afin de retourner l’opinion publique, seule une face du problème est présentée : celle des violences policières et du dérangement occasionné aux habitants par les affrontements entre gangs et policiers. Les violences que les habitants de ces mêmes quartiers subissent à cause des gangs, qui font de nombreuses victimes collatérales chaque année, n’est évoqué à aucun moment.

Evidemment, ces vidéos virales ont été orchestrées par Destiny, véritable tête pensante des gangs de la ville, elle manipule donc les témoignages à sa guise. Cependant, aucun point de vue ne vient balancer le sien, et ces planches sont montrées de manière positive. Au point qu’une journaliste en vienne à énoncer, sur le ton d’une vérité qui dérange, que si l’on a bien admiré le courage des colons blancs amenés de force en Amérique et qui se sont rebellés contre les Anglais, alors pourquoi pas celui des membres de gang s’en prenant aux policiers !! Malaise. Car, si, comme nous l’avons souligné, il y a bien, en effet, tout un contexte social qui vient expliquer que l’Amérique ne parvienne pas à enrayer de manière efficace ce problème profondément enraciné, et que l’on voit bien, également, le parallèle évident avec l’esclavage que soulève cette référence historique, les actes des gangs n’ont rien de révolutionnaire.

Bien sûr, le contexte de l’intrigue fait que ce chaos ambiant devient, par la volonté de cette stratège hors pair, une série d’actions ciblées et ordonnées. Mais le message peut clairement porter à confusion par cette maladresse de présentation et d’argumentation, beaucoup trop rapide. On notera un travers similaire dans les dernières pages, qui en viennent à simplifier le discours du personnage, pourtant plus subtil et lucide dans l’un des chapitres précédents du volume.

Entre le scandale du Rampart et les récentes violences policières

image planche 1 genius marc bernardin adam freeman afua richardson delcourt comicsOn notera également que, si l’action est censée se dérouler dans le Los Angeles actuel, l’intrigue de Genius s’inspire assez fortement de la direction du LAPD à l’époque du scandale Rampart, à la toute fin des années 90, qui avait soulevé avec fracas la question de la corruption au sein du département. Depuis, il est à noter que les méthodes et la direction de « la police des polices » a évolué et est devenue bien plus rigide à l’égard des officiers. Rappelons que dans les années 90, une unité spéciale d’intervention au sein du LAPD était surnommée The Graveyard (le cimetière) en raison de ses méthodes expéditives, pour ne pas dire punitives, où les officiers n’hésitaient pas à exécuter en règle certains criminels et, dans certains cas, à placer de fausses pièce à conviction avant de plaider la légitime défense. L’avocate Connie Rice, spécialisée dans les violences de gangs, en parle assez longuement dans son livre Power Concedes Nothing, paru en 2012.

Mais, bien entendu, Genius puise également dans les événements tragiques de ces deux dernières années aux États-Unis, où des policiers blancs ont abattu des personnes noires souvent désarmées — des événements qui ont fait s’unir jeunes déliquants et habitants d’une même voix, afin de dénoncer la situation dans ces quartiers. Un cri de révolte qui a trouvé un véritable écho dans le reste des États-Unis, mais aussi à travers le globe où ces faits ont été relayés et médiatisés. Le comics de Marc Bernardin et Adam Freeman, c’est aussi la parabole de ces événements, de cette Amérique-là, et c’est aussi à cette lumière qu’il faut considérer l’album.

Si le style de Afua Richardson peut, au départ, laisser un peu perplexe par le côté parfois brouillon du découpage et l’aspect figé des dessins de certaines cases, on notera que l’impression générale ne cesse de se bonifier,  l’univers du comics prenant forme peu à peu, avec une certaine variété dans les cases qui atténue le scepticisme initial face à ces dessins souvent trop nets, trop bien détourés. Un certain dynamisme se dégage d’un bout à l’autre, avec des dessins d’inspiration très « street », que ce soit dans les traits ou l’utilisation des couleurs, qui se révèlent plus subtils que ce que à quoi l’on pourrait s’attendre de prime abord. Reste maintenant à savoir dans quelle direction les auteurs choisiront de pousser l’intrigue de la seconde saison, la fin de ce premier volume de Genius restant fort ambigue, malgré quelques pistes assez claires.

Genius de Marc Bernardin & Adam Freeman, illustré par Afua Richardson, Delcourt, sortie le 1er septembre 2016, 144 pages. 15,95€

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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