Une figure engagée de la contre-culture
Hunter S. Thompson, le célèbre auteur américain à l’origine du terme de « journalisme gonzo », est surtout connu en France des passionnés de contre-culture américaine et, plus largement, pour l’adaptation psychédélique de son livre Las Vegas Parano par Terry Gilliam en 1998, avec Johnny Depp dans le rôle principal, inspiré de l’écrivain iconoclaste lui-même. Un film drôle et déjanté, mais finalement fort éloigné de l’oeuvre d’origine, qui n’était pas qu’un récit de défonce débridée, mais aussi une critique assez corrosive dénonçant l’échec de la contre-culture des années 60.
Parce-que, Hunter S. Thompson, c’était aussi et peut-être même avant tout ça : pas un huluberlu écrivant dans un état second à propos de ses expériences en matière de stupéfiants, mais un écrivain immensément doué et engagé, utilisant sa plume afin de pointer du doigt la corruption des politiciens et les travers de la société américaine. Il le faisait certes de manière satirique, en affirmant sa subjectivité et en s’incluant souvent dans ses articles et livres, loin de la distance journalistique qui était jusque-là de rigueur — particularité qui a donné naissance à ce terme de « journalisme gonzo » — mais ses arguments et la construction de ses livres n’en étaient pas moins affûtés avec soin, comme a tenu à le rappeler son fils, Juan F. Thompson, lors de notre entretien avec lui.
Une vie consacrée à l’écriture
Ce dernier a tenu à honorer la mémoire de son père, l’écrivain, mais aussi l’homme éminemment complexe qu’il était à travers ces mémoires où il s’attache à raconter leur relation père-fils et son évolution jusqu’à la mort de Hunter S. Thompson en 2005, lorsque celui-ci, affaibli par des problèmes de santé, a décidé de mettre fin à ses jours. Paru le mois dernier aux Éditions Globe, Fils de Gonzo ne prétend pas évoquer l’ensemble de la vie et de l’oeuvre de l’auteur, puisque Juan F. Thompson revendique au contraire le fait de se baser sur ses propres souvenirs et sa perception des choses, mais le livre ne tombe jamais dans le pathos et ne brosse ni un portrait idyllique, ni un portrait à charge. Étant donné les désaccords entre les deux hommes et la colère que Juan a éprouvé à l’encontre de cette figure autoritaire durant son enfance et son adolescence, on aurait pu s’attendre à ce qu’il se trouve parfois englué dans son ressenti d’enfant démuni face aux accès de rage paternels, mais il n’en est rien.
Tout en parvenant à retranscrire ce qu’il ressentait à l’époque, l’auteur prend de la distance, appelle son père « Hunter » plutôt que Papa, et cherche à le comprendre, revenant sur certains épisodes marquants en prenant en compte le recul qu’il a désormais au sujet de ces événements. L’idée n’est pas d’absoudre le tempérament volcanique et parfois cruel de l’écrivain ou de lui chercher des excuses, plutôt de rendre compte de la complexité d’une personnalité pas toujours facile à vivre pour ses proches et qui, au-delà de son mode de vie qui finit par lui laisser des séquelles sur le tard, était surtout complètement dévolu à l’écriture, travaillant ses textes pour devenir un auteur reconnu, quitte à négliger sa famille une partie de sa vie.
Bien que ne se présentant pas comme une biographie au sens conventionnel du terme, Fils de Gonzo fournit de nombreux repères biographiques et bibliographiques aux lecteurs qui ne seraient pas familiers de l’oeuvre de Hunter S. Thompson, ou ne connaîtraient pas l’ensemble de sa carrière ou certains de ses faits d’arme. Ainsi, une page de chronologie apparaît en introduction de nombreux chapitres, permettant de se repérer dans le temps et de situer les souvenirs personnels de son fils par rapport à l’évolution de sa carrière. On apprendra de nombreuses anecdotes au sujet de l’auteur de Hell’s Angels et Las Vegas Parano, notamment qu’il se présenta au titre de shérif de Pitkin, le comté où est située la ville d’Aspen, où il vécut la majeure partie de sa vie, ou encore que Johnny Depp passa plusieurs mois dans sa maison afin de se préparer au film de Terry Gilliam, dormant en sous-sol dans la salle de la Peur, la salle de travail de l’écrivain où Juan était lui-même rarement admis.
Le récit touchant d’une relation père-fils mouvementée
Surtout, Juan F. Thompson fait de ces mémoires un récit ô combien émouvant d’une relation père-fils tumultueuse mais profonde et sincère, en dépit de la pudeur de Hunter, qui n’était pas du genre à déclamer son amour à tout va, mais le témoignait davantage dans ses gestes et ses attentions. Il s’est agi pour les deux hommes d’accepter l’autre tel qu’il était : pour le fils, accepter que le mode de vie et le caractère de son père ne changeraient pas, pour le père, accepter que son fils soit différent de lui. Cette évolution s’effectue lentement mais sûrement, à travers différentes étapes, et le lien de Hunter et Juan s’approfondit à la naissance du fils de ce dernier, ou encore lorsque l’écrivain met en place un rituel entre eux consistant à nettoyer ses armes à feu le soir à chaque fois que son fils vient lui rendre visite.
Dans la dernière partie du livre, la déchéance physique d’Hunter S. Thompson, enfin rattrapé, à la soixantaine passée, par sa consommation excessive de whisky et de cocaïne, le rend dépendant de ses proches malgré lui, ce qui jouera également sur les relations avec son fils, impuissant devant la santé déclinante de cet homme qu’il croyait invincible. Durant ces passages délicats, Juan F. Thompson parvient à trouver la juste distance et le bon ton pour se montrer honnête sur la fin de vie de son père sans jamais verser dans le voyeurisme. Le lecteur est amené à mieux comprendre le geste de l’écrivain en 2005, lorsqu’il se suicide avec l’une de ses armes alors que son fils et sa famille sont présents chez lui (mais pas dans la même pièce), mais il a aussi l’occasion de comprendre l’amour et le respect profonds que se vouaient ce père et ce fils qui ont longtemps tâtonné avant de trouver une manière de communiquer. Voir un fils devenir en quelque sorte le parent de son propre père est une étape difficile dans laquelle pourront se reconnaître de nombreuses personnes et, au-delà de la vision parfois haute en couleurs des années 60-70 aux États-Unis, qui intéressera bien sûr un certain nombre de personnes, la force de Fils de Gonzo réside aussi dans cette dimension humaine, à laquelle il est facile de s’identifier.
Une éducation normale au sein d’un foyer atypique
D’ailleurs — et c’est là quelque chose qui a visiblement étonné de nombreux journalistes anglo-saxons — Juan F. Thompson est aujourd’hui un quinquagénaire tranquille tout ce qu’il y a de plus normal et équilibré. Il a choisi une carrière dans l’informatique, fondé une famille, il mène une vie somme toute « ordinaire » par rapport aux montagnes russes de celle de son père. Cependant, comment s’en étonner étant donné qu’enfant, le petit Juan n’a jamais été livré à lui-même, contrairement à A.J. Albany par exemple, fille du grand pianiste de jazz Joe Albany, née un an avant Juan Thompson et qui est revenue sur sa jeunesse dans une autobiographie récemment ? Perdue entre une mère héroïnomane qu’elle devait sauver de la noyade lorsqu’elle perdait connaissance la tête dans le ruisseau et un père aimant mais qui la trimballait d’un hôtel minable à l’autre en la laissant ou l’exposant à des personnes peu recommandables, la petite fille pleine de curiosité devint une jeune femme toxicomane, se perdant à son tour. Dans le cas de Juan F. Thompson, ses parents avaient beau avoir adopté un mode de vie extravagant où la drogue était librement accessible dans la cuisine, il a malgré tout bénéficié d’une vraie structure aux côtés de ses parents, qui prenaient son éducation au sérieux. Quant au manque d’interdit concernant l’usage de drogue, alors considéré comme banal, cela l’a visiblement désintéressé assez vite de la chose.
Fils de Gonzo est donc un livre de mémoires atypique et touchant dans lequel on rentre avec une étonnante facilité pour ne plus le lâcher jusqu’à la fin. Premier livre de Juan F. Thompson, qui avait jusque-là toujours refusé de se tourner vers l’écriture, il témoigne d’une jolie plume, avec un récit structuré au sein duquel il parvient à trouver la bonne distance pour offrir un portrait différent de son père, Hunter S. Thompson, que le grand public connaît avant tout par son mode de vie dissolu. Les amateurs de contre-culture trouveront des éléments dignes d’intérêt, mais cette période particulière des États-Unis n’est cependant pas le centre névralgique du livre, qui s’intéresse avant tout aux chemins de traverse par lesquels un père et son fils aux caractères opposés ont fini par se trouver.
Fils de Gonzo de Juan F. Thompson, Éditions Globe, sortie le 22 mars 2017, 303 pages. 22€