Écriture et dédoublement
Auteure de plus d’une quarantaine de romans sous son nom propre, d’une dizaine sous pseudonyme, sans compter d’innombrables recueils de nouvelles, de poésie et autres essais, Joyce Carol Oates demeure, à 78 ans, l’un des auteurs les plus prolifiques de la littérature contemporaine. Surtout, alors que certains grands noms finissent par afficher quelques signes de faiblesse avec le temps, il n’en est rien pour cette grande dame, dont la finesse psychologique des personnages et la construction de ses récits force le respect.
C’est également le cas avec ce Valet de pique publié aux éditions Philippe Rey, ultra-référencé, au discours très meta sans jamais paraître froidement cérébral, qui parvient à tisser une intrigue véritablement prenante, voire touchante par endroits. La photo de couverture, le titre même le laissent deviner : ce nouveau livre est un roman noir dans toute sa splendeur, un thriller où le lecteur sera confronté à l’étrange dédoublement d’un auteur de polars à succès tout ce qu’il y a de plus conventionnel, mais qui écrit également, en secret, des oeuvres bien plus noires et sanglantes sous le pseudonyme du Valet de pique. La frontière entre ces deux personnalités bien compartimentées va très vite devenir de moins en moins étanche, entraînant Andrew J. Rush dans une spirale infernale.
Une histoire d’identité(s)
Il est intéressant de souligner, à ce stade-là, que le choix de Joyce Carol Oates de prendre pour protagoniste principal un auteur à succès écrivant des oeuvres plus sombres sous pseudonyme n’a rien d’innocent puisqu’elle même publie des fictions sous le nom de Rosamond Smith ou Lauren Kelly, des oeuvres considérées comme « moins nobles » que celles sous son nom propre, car dans un style plus grand public, jouant sciemment avec un côté « roman de gare » pour certains, tout en étant de qualité. Sous le nom de Rosamond Smith par exemple, elle a beaucoup raconté d’histoires tournant autour de la folie, du crime et du double (jumeau ou non), sous un jour fantastique ou non. La comparaison s’arrête bien entendu ici puisque la personnalité d’Andrew J. Rush ne pourrait pas être plus éloignée de celle de la romancière, mais le fait qu’elle revisite, sous son nom, les trois thèmes récurrents de son alter-ego mentionnés plus haut ne peut qu’interpeller et donne lieu à une réflexion passionnante.
Il s’agit notamment de savoir dans quel état d’esprit se met un écrivain signant des livres sous deux identités distinctes : sous pseudo, fait-il appel à une partie de sa personnalité qu’il a tendance à étouffer sous son nom ou joue-t-il en quelque sorte un « rôle », façonnant son alter-ego à la manière d’un personnage ? Et, si tel est le cas, cet alter-ego ne peut-il pas déteindre d’une manière ou d’une autre sur l’oeuvre reconnue de l’auteur ? Sa personnalité d’écrivain à succès n’est-elle pas, en tant que telle, un leurre, une mise en scène de lui-même qui ne serait peut-être pas plus « vraie » que cette autre version, impure, dans laquelle s’exprime peut-être des vérités cachées ? Joyce Carol Oates saisit avec brio le trouble découlant de cette réflexion vertigineuse, non seulement en faisant en sorte que son personnage d’écrivain se crée pour ainsi dire une double vie afin de dissimuler l’existence de ce double gênant, mais aussi en amenant progressivement, par petites touches, le fait qu’Andrew J. Rush l’homme est en quelque sorte dissocié d’Andrew J. Rush l’écrivain à succès rutilant d’assurance et d’orgueil.
Un alter-ego menaçant
Ainsi, Andrew se « dédouble » lorsqu’il prend la plume sous le nom du Valet de pique, écrivant dans un état de transe alcoolisée qui ne lui laisse généralement que peu de souvenirs de ce qu’il a bien pu faire ou écrire. Mais, au sein de sa vie d’écrivain de polars conventionnels se terminant toujours bien, et en tant que père et mari, Andrew J. Rush affiche une personnalité qui apparaît de plus en plus comme une simple carapace, une armure confortable lui permettant de se confronter aux autres, mais qui ne fait que masquer les failles de sa psyché, qui ne va pas tarder à l’engloutir. Valet de pique présente un récit sous la forme d’un monologue intérieur à la première personne et, en dehors des interventions du fameux Valet en italique, cette petite voix désinhibée qui lui souffle des pensées interdites qu’il n’approuverait pas, Andrew J. Rush parle régulièrement de lui à la 3e personne.
Il est sa propre création, son propre pantin : un écrivain qui finit assez vite par transparaître comme hautain et superficiel, se gaussant de son succès, traitant avec condescendance les aspirations de sa femme pourtant plus douée que lui à l’origine et dont il brime les élans créatifs, obsédé par l’approbation de ses pairs tout en s’en défendant de manière faussement modeste, narcissique au point de se laisser happer par une absurde plainte pour plagiat provenant d’une riche héritière considérée comme la folle du village. Lorsqu’il apprend par son avocat que la plaignante a fait la même chose avec Stephen King, son idole, et d’autres auteurs à succès, il est à la fois blessé dans son orgueil (il n’est pas unique), mais aussi flatté de se retrouver « en compagnie » de tels noms. L’équilibre entre lucidité et égo est chez lui assez précaire et tend à le rendre progressivement plutôt antipathique aux yeux de lecteur, bien que la vulnérabilité que l’on sent poindre chez lui fait qu’on ne puisse pas complètement le rejeter. Par ailleurs, sa cruauté latente mais refoulée est assez fascinante et happe le lecteur, qui se demande d’un bout à l’autre à quel point l’identité « mauvaise » et « politiquement incorrecte » va envahir la psyché du très policé Andrew J. Rush et bouleverser son existence.
Une réflexion sur la création passionnante
Valet de pique est également une oeuvre très référencée comme nous le relevions plus haut, et pas uniquement en raison du name-dropping d’auteurs reconnus de polars et romans fantastiques qui émaillent le récit dès lors que l’obsession de la plaignante pour les écrivains à succès est mise à jour. Ainsi, les références à Stephen King s’accompagnent, à travers la description de la plaignante, C.W. Haider, d’une intrigue évoquant à sa manière celle de Misery ou de Carnets noirs : on retrouve en effet chez Joyce Carol Oates une volonté similaire de montrer de quelle manière nous pouvons projeter des choses sur les auteurs et leurs livres. A la différence près que dans Valet de pique, l’auteure ne s’intéresse pas autant que ça à cette figure de lectrice obsessionnelle et hallucinée, et davantage à l’obsession personnelle de l’écrivain de vérifier par lui-même ce qui, dans les écrits de cette femme, a pu la convaincre qu’il l’avait copiée, quand bien même il n’avait jamais entendu parler d’elle.
C’est là que Joyce Carol Oates introduit une réflexion métatextuelle passionnante, où elle met en exergue le fait qu’aucune histoire, aucune idée, n’est véritablement neuve : seule la manière de les utiliser, de les coucher sur le papier l’est. On aboutit alors à une véritable mystique autour de la création, qui est souvent celle adoptée par de nombreux artistes et qui veut que les idées circulent librement et que les créateurs doivent les saisir en puisant au sein d’une Source commune faite d’archétypes, codes et autres éléments universels, avant de les « traduire » à travers leur mode d’expression privilégié. Les plus grands créateurs sont aussi, souvent, ceux qui ont suffisamment d’humilité pour reconnaître qu’ils ne sont pas LA Source, mais qu’ils puisent simplement à l’intérieur de ce grand réservoir à la manière de shamans des temps modernes. Vient alors tout un travail sur l’écriture, le style, le fond, qui fera toute la différence et permettra de distinguer un auteur médiocre, un honnête tâcheron et un excellent (voire un grand) auteur. De même, quelqu’un peut très bien avoir le potentiel d’un bon écrivain (la femme de Rush), mais ne rien en faire, même s’il a Crime et Châtiment dans la tête : si l’on ne va pas jusqu’au bout de ses idées, on ne deviendra jamais Dostoïevski.
Ainsi, C.W. Haider et ses dizaines de romans auto-publiés ou jamais achevés, écrits dans un style pauvre, n’a jamais pu se faire un nom malgré des idées qui donneront lieu, chez d’autres, à de nombreux romans à succès. Joyce Carol Oates fait de ce ressort un élément quasi-fantastique très efficace, qui lui permet de renforcer d’autant plus le trouble d’Andrew J. Rush. Perdu entre un recul salvateur (il emploie des formules efficaces, ses livres ont des faiblesses) et un perfectionnisme angoissant (il cherche à contrôler et maîtriser entièrement son oeuvre), l’écrivain se découvre un désir obsessionnel d’être unique en tous points, ce qui guidera ses actions et se trouvera également illustré par le récit refoulé de son enfance, qui fait lentement surface et viendra apporter un éclairage troublant sur cette dissociation.
Une fin d’une belle finesse psychologique
Cette dimension de l’intrigue, au départ très discrète, et qui intervient relativement tardivement, se déploie avec une finesse psychologique remarquable. Il aurait été facile, en effet, de tomber dans la facilité de montrer que le Valet de pique avait toujours existé et qu’Andrew J. Rush avait toujours été un serial killer en puissance. Nous ne révélerons pas ici le fin mot de l’affaire, que nous vous laissons découvrir, mais nous pouvons en tout cas dire que Joyce Carol Oates ne joue pas sur ce terrain balisé et n’a pas non plus recours à un twist final. Elle tisse au contraire un portrait psychologique subtil et tout à fait crédible pour montrer comment les pensées peuvent être ressenties comme des crimes et comment, refoulées, elles peuvent déboucher sur une inquiétante dissociation. L’atmosphère irréelle entourant les aventures nocturnes d’Andrew J. Rush participent à brouiller la frontière entre son alter-ego et lui, nimbant le récit de mystère et de suspense.
Valet de pique se révèle donc être un petit joyau noir tout à fait recommandable : à la fois thriller prenant ménageant son lot de rebondissements sans tomber dans la facilité, réflexion meta sur la littérature de genre, la création en général, mais aussi le succès, ce nouveau Joyce Carol Oates séduit à tous les niveaux et prouve encore une fois, si besoin était, la vitalité de l’oeuvre de cette grande dame, qui semble avoir encore de nombreuses histoires à raconter.
Valet de pique de Joyce Carol Oates, Éditions Philippe Rey, sortie le 2 mars 2017, 223 pages. 17€