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[Critique] La mythologie viking — Neil Gaiman

Caractéristiques

  • Titre : La mythologie viking
  • Auteur : Neil Gaiman
  • Editeur : Au Diable Vauvert
  • Date de sortie en librairies : 18 mai 2017
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 307
  • Prix : 20 €
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 9/10

Neil Gaiman & les mythes nordiques : une évidence

Les romans, nouvelles et comics de Neil Gaiman (L’océan au bout du chemin, Le premier meurtre…) portent en eux l’empreinte des contes et des mythes. Il n’est donc en rien surprenant que l’auteur s’attaque joyeusement à la mythologie nordique pour nous raconter à sa manière les histoires d’Odin, Thor, Freya et Loki (parmi de nombreux autres), comment ils naquirent et comment ils périrent durant le terrible Ragnarok, le « Jugement Dernier » des anciens dieux, comme Gaiman le dit lui-même dans la préface. Cela est d’autant plus vrai si l’on se souvient qu’Odin est au centre du chef d’oeuvre de l’auteur britannique, American Gods, qui a récemment été adapté à la télévision sur Starz et Amazon Prime, ou encore que l’auteur a écrit un roman pour enfants intitulé  Odd et les géants de glace, qui se réfère à cette mythologie. Même le Mur séparant le monde des humains de celui des fées dans le merveilleux Stardust fait écho à celui de Midgard.

Du coup, la vraie question était plutôt : comment Neil Gaiman allait-il procéder pour redonner une « nouvelle jeunesse » à ces récits anciens ? Quelles sources et quels écrits prendrait-il comment référence ? Se contenterait-il d’imprimer sa patte distinctive de conteur à ces histoires sans y toucher, factuellement parlant ? Ou embrasserait-il pleinement le processus créatif en intégrant de nouveaux éléments à ceux narrés des centaines de fois à travers le temps ? La réponse se rapprocherait sans doute plus de la dernière solution, même si insinuer qu’un auteur quel qu’il soit puisse travailler sur un corpus de textes anciens sans rien y ajouter ni créer quoi que ce soit de nouveau serait bien naïf. Nous reviendrons sur ce point précis plus tard dans cette chronique, mais il demeure que le simple fait de raconter une histoire que l’on a lue ou que l’on nous a rapportée en fait déjà quelque chose de nouveau. Nous y imprimons notre patte, notre vision, et c’est la voix du conteur, sa capacité à tisser son histoire fil après fil qui rendra cette entreprise intéressante ou non. C’est aussi ce qui déterminera comment ces mythes anciens et ces figures célèbres mais quelque peu mystérieuses résonneront auprès des lecteurs ou des auditeurs et spectateurs, présents et à venir.

Présenter des mythes anciens à une jeune génération

image portrait neil gaiman
Neil Gaiman.

Le volume de 300 pages de Neil Gaiman, sobrement intitulé The Norse Mythology en V.O., a été rebaptisé La mythologie viking pour des raisons marketing pour sa parution chez l’éditeur français de l’auteur, Au Diable Vauvert. Une traduction à la fois pertinente et trompeuse : non, Odin, Thor et Loki n’étaient pas des Vikings. En revanche, c’est bien ce « panthéon » de dieux que vénéraient les guerriers scandinaves. La mythologie nordique a d’ailleurs tellement imprégné la culture anglo-saxonne que plusieurs jours de la semaine sont dérivés des noms d’Odin, aussi connu sous le nom de Woden (Wednesday), Tyr (Tuesday), Thor (Thursday) ou Frigg (Friday).

L’auteur, connu pour ses œuvres mêlant fantasy, fantastique et SF, a écrit ce livre afin de rendre hommage aux histoires qui le faisaient rêver dès l’âge de 7 ans, lorsqu’il découvrit Thor, Loki et Odin dans les comics Marvel de Stan Lee et Jack Kirby. C’était encore les années 60, et ainsi naquit sa passion pour les mythes en tous genres, qui deviendront partie intégrante de sa « fabrique » en tant qu’écrivain, aux côtés des classiques de Lewis Carroll et C.S. Lewis. Comme nous le verrons, La mythologie viking résonne également comme un hommage au plaisir et à l’art de raconter des histoires.

Tournons-nous vers le présent : Neil Gaiman est né et a grandi dans les années 60, mais la jeune génération d’aujourd’hui a été nourrie aux films de super-héros plutôt que par les mythes anciens, ou même les vieux comics DC et Marvel, apparus peu avant la Seconde Guerre Mondiale et qui ont connu un premier âge d’or pendant celle-ci et durant la période d’après-guerre. L’écrivain en est conscient et joue alors volontairement avec l’image que nous avons de ces personnages. Il y a beaucoup d’humour d’un bout à l’autre, et certaines des répliques affûtées de Loki auraient pu être écrites par Joss Whedon pour le premier film Avengers, tandis qu’il est facile de se représenter le gentil monsieur muscle Chris Hemsworth prononcer les mots que Gaiman met dans la bouche de ce benêt de Thor. Cependant, La mythologie viking est du pur Neil Gaiman dans l’esprit, puisque les lecteurs reconnaîtront facilement son sens de l’humour et la puissance de sa narration, qui réside dans un style faussement simple.

Surtout, il colle au plus près des histoires originelles de ces personnages, dont il a choisi ici 14 des récits d’aventures parmi le volumineux corpus de la mythologie nordique, en les présentant de manière à créer une impression de chronologie, même si la plupart, hormis le premier et le dernier chapitre, pourraient presque se lire de manière indépendante.

Une relecture remplie de poésie et d’humour

Le chapitre d’introduction, « Avant le Commencement, et Après », nous conte ce qui est l’équivalent de la Genèse pour la mythologie nordique. D’une prose joliment poétique et quasi-mélodique, le narrateur définit les limites du monde « avant le commencement » : Niflheim, la terre de la glace et des ténèbres, au nord, Muspell, la terre du feu et des braises au sud, et le grand gouffre de néant qui abritera ensuite le monde grâce à Odin et ses frères au milieu, tandis que les géants de givre vivent aux frontières de ce monde. Il s’agit là d’une vision fascinante, belle et terrifiante à la fois, notamment dans la manière dont le corps du géant asexué Ymir, à la fois le père et la mère des premiers dieux, dont Odin, est utilisé par ses enfants pour former la terre, les mers et le ciel. Odin insufflant la vie à des bûches pour les transformer en frêne et en orme, rappellera la mythologie celtique, mais aussi Le Seigneur des anneaux de Tolkien, avec ses arbres qui parlent et marchent. A la différence près que ces deux arbres deviennent des êtres humains et, plus précisément le premier homme et la première femme, en faisant le père et la mère de l’humanité après Odin, « notre père à tous » dans le texte. 

Cette introduction poétique et assez sobre crée alors un contraste surprenant mais assez jouissif avec les répliques, remarques et phrases humoristiques disséminées d’un bout à l’autre du livre. La narration est bien équilibrée, au sens où l’humour n’éclipse pas pour autant la violence inscrite au coeur même de ces mythes. Comme la chaîne de télé américaine Starz l’a mis en avant durant la promotion d’American Gods, « Les dieux sont violents ». En choisissant de reprendre certains de ces récits originaux, Neil Gaiman ne pouvait éviter cette vérité, qui fait partie intégrante de ces histoires de vie, mort et renaissance : Loki rase la tête de la belle Sif dans son sommeil et, plus tard, les dieux tueront ses enfants et le condamneront à une torture insoutenable jusqu’à la fin des temps, en lui permettant néanmoins de garder sa femme à ses côtés. Et ce ne sont là que deux exemples parmi de nombreux cas de crimes et méfaits des dieux et autres créatures du folklore.

Cependant, d’un bout à l’autre, il y a toujours l’idée que les dieux ne sont pas simplement bons ou mauvais : même ceux que l’on pourrait considérer comme les plus « justes » peuvent commettre des actes irréparables, tandis que Loki, avec sa langue de vipère et sa ruse, apparaît vulnérable, voire pathétique par moments. Il constitue aussi un personnage tout à fait jouissif, précisément en raison de son comportement insoumis, ne s’excusant jamais de rien. Et c’est là que les films Marvel s’éclipsent de notre esprit. Ces récits anciens, tels que racontés par la voix à la fois moderne et intemporelle de Neil Gaiman, ont en effet bien plus de profondeur que les histoires bodybuildées et souvent terriblement mécaniques des films de super-héros de mémoire récente (exception faite de Logan, qui ne fait pas partie du MCU), qui échouent à véritablement incarner notre lutte aux prises avec notre humanité et le Mal.

Tisseur de contes : une histoire de mort et renaissance

Les mythes nordiques nous sont parvenus de manière incomplète, comme Neil Gaiman le précise lui-même dans la préface, et principalement sous la forme de récits folkloriques : tout comme l’Odyssée, qui n’est pas la seule oeuvre d’Homère, bien que celui-ci ait collecté ces histoires pour les raconter à sa manière (nous ne rentrerons pas, ici, dans le débat de savoir si cet énorme classique vient d’une seule et même plume), les mythes nordiques ont été transmis par tradition orale et sont disponibles dans différentes versions et transcriptions. Le noyau est toujours le même, fondamentalement, mais les conteurs à travers le temps se les sont appropriés, et c’est aussi là que réside la beauté de la chose.

C’est visiblement l’avis de Neil Gaiman, qui n’hésite pas à remplir les nombreux trous en faisant appel à son imagination, mais nous encourage aussi à faire de même. La manière dont les mythes sont capables de nous inspirer pour la création d’art ou de poésie est, en réalité, au centre de La mythologie viking, et l’inspiration littéraire est le sujet du récit merveilleusement drôle de « L »hydromel des poètes », où Odin séduit une belle jeune femme afin de lui voler son hydromel, donnant à toute personne en buvant le don de la poésie et du savoir. Le fait que ce soit Odin, sous la forme d’un aigle, qui distribue ce don, en fin de compte, est une belle image de l’idée selon laquelle les idées circulent dans l’air et se matérialisent « à partir de rien », donnant naissance à de belles œuvres, ou, au contraire, à des œuvres indigentes, pour ne pas dire « de la merde », selon que les artistes aient goûté à la bonne potion ou bien celle sortie comiquement du cul d’Odin, désireux de se débarrasser d’un ennemi en l’aveuglant.

Bien sûr, lorsqu’il est question d’Odin et de Misgard, nous pensons forcément à Ragnarok, la terrible nuit où les dieux scandinaves doivent périr. Ce dernier récit est conté dans un ton assez similaire à celui du premier chapitre, mais d’une manière qui laisse entendre au lecteur que les dieux sont condamnés depuis le début, et que ce qui est écrit ne peut être défait. L’utilisation du futur laisse entendre que cette « fin des temps » n’est peut-être pas encore survenue, mais qu’elle aura bel et bien lieu. Néanmoins, la narration de toute beauté de l’écrivain n’est pas le plus frappant dans ce dernier chapitre.

La conclusion en elle-même est un bel hommage, inspirant et infiniment touchant, à l’art de raconter des histoires, qui fait partie intégrante de la vie. Toute chose a peut-être une fin, mais il y a toujours une renaissance. Les gens meurent, mais leurs histoires sont tissées au sein de récits que nous nous transmettons, et ainsi, ils survivent et nous aident à vivre et à inventer nos propres histoires, de la même manière que nous construisons nos vies, pas à pas. Neil Gaiman, qui a dédié ce livre à son petit-fils Everett, et qui a aussi accueilli un fils avec sa femme Amanda Palmer en 2015, est conscient de cet équilibre délicat entre la vie et la mort, d’autant plus que ces deux naissances ont été rendues d’autant plus précieuses en raison de pertes personnelles survenues au même moment. Ce message simple mais ô combien puissant d’espoir et de résilience touchera une corde sensible chez de nombreuses personnes.

Les histoires nous appartiennent : transmettre à la jeune génération

Mais il y a aussi quelque chose d’autre sur lequel l’auteur insiste à travers cette conclusion : ces histoires intemporelles nous appartiennent. Elles ont beau être apparues il y a des milliers d’années, elles demeurent pertinentes, et c’est le rôle des auteurs, artistes et poètes de les utiliser comme des outils pour créer de nouvelles histoires. Parce-que Odin, Freya ou Loki sont immortels, ils réapparaissent toujours sous de nouvelles formes, comme tous les vrais mythes. L’historien de l’art Aby Warburg a formulé le concept de survivance pour définir ce phénomène et Neil Gaiman a trouvé une très belle manière de le symboliser dans La mythologie viking : les enfants des dieux et les personnes qui ont survécu à Ragnarok découvrent des pièces d’échec (le traducteur Patrick Marcel a préféré le terme de « pièce de jeu » dans sa version) dans l’herbe, chaque pièce représentant un personnage statufié. Lorsque le jeu est au complet, la première pièce s’avance : mêmes joueurs, même histoire, mais nouvelle partie.

Nous critiquons parfois, ou même méprisons ouvertement les œuvres d’art (et de divertissement) réutilisant les mêmes motifs, les mêmes histoires, dans le fond. Nous avons tendance à voir cela comme un manque d’imagination. Pourtant, il y a une raison pour laquelle nous continuons d’utiliser ces structures mythiques : leur fabrique est solide, et parle directement à notre psyché, à notre âme, comme l’a montré l’anthropologue Joseph Campbell à travers ses recherches et écrits. Les qualités ou défauts de ces œuvres ne résident pas dans ces éléments mythologiques en eux-mêmes, mais plutôt dans la manière dont nous les racontons, dans la voix du poète, si l’on veut.

Et, à travers La mythologie viking, que fait Neil Gaiman, pourrait-on avancer, si ce n’est encourager la jeune génération à trouver sa voix pour redonner naissance à ces histoires ? Au-delà des talents de conteur de l’auteur et de sa profonde compréhension des mythes, qui font de ce livre une lecture passionnante, c’est quelque chose pour lequel nous ne pouvons que le louer : sa volonté manifeste d’allumer le flambeau pour la génération suivante. A notre époque de cynisme, où nous regardons souvent de haut la jeunesse, considérée comme inculte, Neil Gaiman croit au contraire fermement en elle.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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