[Critique] Le Seigneur des Anneaux, Une aventure philosophique

Caractéristiques

  • Titre : Le Seigneur des Anneaux, Une aventure philosophique
  • Auteur : Matthieu Amat et Simon Merle
  • Editeur : Ellipses
  • Date de sortie en librairies : 2020
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 192
  • Prix : 16
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 10/10

Essai accessible de Matthieu Amat et Simon Merle, Le Seigneur des Anneaux, Une aventure philosophique (Ellipses, 2020) est autant une lecture de l’œuvre de J. R. R. Tolkien à travers le prisme de la philosophie qu’un petit manuel de philosophie au fil de l’aventure qu’il propose. Ses auteurs sont deux professeurs agrégés de philosophie, Matthieu Amat enseignant à l’Université de Lausanne, auteur de Le relationnisme philosophique de Georg Simmel. Une idée de la culture (Champion, 2018) et Simon Merle qui exerce en lycée général. Auteur de La philo au Bac (Ellipses, 2017) ainsi que de Super-héros et philo (Bréal, 2012), ce dernier revendique « plaider pour une vulgarisation de la philosophie qui ne se résume pas à un vulgaire opportunisme1 », d’où sa lecture philosophique des super-héros ou de l’épopée de Tolkien.

« J’éprouvais pour l’œuvre de Tolkien une certaine tendresse mais je ne me sentais pas forcément d’écrire dessus tout seul. Avec Matthieu Amat, nous sommes amis depuis longtemps et je savais que sans être tolkienologue, c’était un bon connaisseur2 » explique Simon Merle dans un entretien pour LCI. Il est évident, dès les premières pages, que Le Seigneur des Anneaux, Une aventure philosophique n’est pas de la vulgarisation philosophique emballé dans de la pop culture, mais une entreprise d’amour pour l’œuvre, sans volonté d’épater et pourtant ambitieux malgré sa faible pagination. Une œuvre humble qui rend hommage aux pouvoirs de la fiction créée par J.R.R. Tolkien en mettant à jour par la philosophie les mouvements de pensée qui la traverse. Pour le site Sens Critique, Simon Merle expose quelques idées exposées dans Le Seigneur des Anneaux, Une aventure philosophique :

Philosophie de la Terre du Milieu

L’ouvrage s’ouvre par une carte reprise de celle de Christopher Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux, qui introduit chacun des chapitres comme autant d’étapes du voyage de Frodon, Sam et la fraternité de l’Anneau. Les auteurs consacrent d’ailleurs quelques pages introductives à l’usage de la carte, via le « livre plan » conceptualisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux, « traité de nomadologie » (Editions de Minuit, 1980). Chaque chapitre du Seigneur des Anneaux, Une aventure philosophique aborde un thème en 6 ou 8 pages par le biais d’un unique philosophe, ce qui assure à l’ouvrage une grande clarté, à la différence d’autres tentatives de lectures philosophiques d’œuvres de la pop culture telle que Matrix, machine philosophique déjà publié par Ellipses en 2003.

Matrix, machine philosophique était composé de treize essais d’auteurs divers, maniant les concepts et brassant les références avec plus ou moins de pertinence, produisant un habile mais confus melting-pot, à l’image de la trilogie Matrix qui l’a inspiré. Il n’est rien de tel dans le cas de l’essai que Matthieu Amat et Simon Merle consacrent à l’œuvre humble et gigantesque de Tolkien. Il faut dire que la cohérence interne de celle-ci semble moins inciter au foisonnement de références et au grand brassage post-moderne. Pourtant, la tentation devait être grande de se laisser emporter par tout ce que le gigantesque texte du Seigneur des Anneaux invoque ou provoque. Et pour cause, c’est un livre-monde (ou plutôt, au désespoir de Tolkien, une simple ouverture), une forêt de récits, de chansons, de personnages et d’images, une géographie imaginaire dont les strates géologiques sont composées de tout ce qui l’a inspiré.

Une promenade avec Tolkien et les philosophes

Du grand roman de Tolkien, Simon Merle et Mathieu Amat ont tiré une balade intellectuelle de 192 pages où l’œuvre est mise en dialogue avec les propos des philosophes. « Ce sont des improvisations sur des thèmes qui nous ont marqués dans l’œuvre de Tolkien, sans trop rentrer dans le jargon philosophique. Le but n’est pas de se prendre la tête mais de prolonger la stimulation initiale de l’œuvre de Tolkien en poursuivant la réflexion à l’aide d’auteurs sur lesquels on s’appuie3 », explique Simon Merle. Et c’est particulièrement réussi. Le récit du Seigneur des Anneaux et les pensées d’Hannah Arendt, Maeterlinck, Plotin ou Nietzsche « se répondent parfois de manière assez troublante, relève Simon Merle. On ne sait plus si c’est l’auteur philosophe qui parle ou si on est en train de citer Le Seigneur des anneaux. Ça nous a étonnés, on a vu que ça marchait vraiment4 ». Ainsi Plotin écrit-il à propos du mal : « Il ressemble à l’œil qui s’éloigne de la lumière pour voir les ténèbres, et qui par cela même ne voit pas : car il ne peut voir les ténèbres avec la lumière, et cependant sans elle il ne voit pas […]. »

Dans Le Seigneur des Anneaux, Une aventure philosophique, chaque philosophe accompagne le lecteur le temps d’une étape de son aventure philosophique. L’ouvrage s’apparente ainsi à une suite de rencontres intellectuelles au fil d’une promenade, les auteurs rappelant en avant-propos l’importance de la marche. Voici la liste des chapitres, thèmes et philosophes abordés, dont Yannick Chazareng propose une synthèse sur le site Tolkiendil.com :

  1. Les hobbits, « Essence de l’ordinaire » (avec Maeterlinck)
  2. Les chansons, « La petite musique du monde » (avec Schopenhauer)
  3. La route, « Cheminements existentiels » (avec Kierkegaard)
  4. L’aventure, « Un Hobbit sur le seuil » (avec Jankélévitch)
  5. Les elfes, « L’archer aristocrate » (avec Nietzsche)
  6. Le miroir de Galadriel, « Perspectives sur un destin » (avec Leibniz)
  7. La parole et les actes, « Trêve de bavardages » (avec Arendt)
  8. Les arbres, « Rêveries végétales » (avec Bachelard)
  9. L’espace-temps, « Forces et amas » (avec Simmel)
  10. Maître et serviteurs, « Dialectiques du précieux » (avec Hegel lu par Kojève)
  11. La guerre, « Science-friction » (avec Clausewitz)
  12. L’anneau, « Philosophie du cercle » (avec Emerson)
  13. Le mal, « L’entre-deux-tours » (avec Plotin)
  14. Le pouvoir de Sauron, « Servitude volontaire » (avec La Boétie)
  15. Conclusion : L’identité des héros, « Le retour de soi » (avec Ricœur)

Un essai pour relire Le Seigneur des Anneaux

Le Seigneur des Anneaux, Une aventure philosophique propose de nombreuses belles pages, en particulier concernant le courage des hobbits, le pouvoir des chansons ou le dynamisme onirique des arbres. Matthieu Amat déclare à propos des hobbits auxquels Simon Merle et lui ont consacré des développements émouvants : « Ils incarnent une forme d’excellence moyenne, profondément humaine. Ils ne sont remarquables ni par leur force physique ni par des pouvoirs magiques, ni même pas une intelligence exceptionnelle qui est représentée par beaucoup d’autres figures dans la Terre du milieu. C’est très significatif que Tolkien ait mis au centre de son œuvre ces figures qui sont profondément modernes5 ».

Les réflexions de cet ouvrage de philosophie enrichissent la lecture de l’œuvre de Tolkien, notamment en ce qui concerne la relation maître-serviteur de Frodon et Gollum (chapitre que vous pouvez lire en ligne6). La lecture de Hegel par Kojève rappelle ainsi qu’être humain c’est désirer un désir (être aimé, être reconnu), dépassant les limitations du désir naturel qui porte sur les choses et leur valeur (pp. 118-119). La conscience de soi est ainsi l’aboutissement d’une lutte à mort (symbolique) pour la reconnaissance, le vaincu devenant le serviteur du vainqueur. C’est par ce désir d’être désiré que l’être humain s’arrache à la détermination animale. Mais quelle valeur possède la reconnaissance si la valeur du serviteur est déniée ? S’il n’est qu’un esclave ? Ce n’est pas à Gollum que s’adresse ainsi Frodon lorsqu’il demande à la créature perfide de le guider jusqu’au Mordor, mais à Sméagol, le hobbit corrompu par le pouvoir de l’Anneau unique. La relation en forme de miroir qu’entretiennent Frodon et Gollum/Sméagol rappelle qu’on ne peut guère se satisfaire de la reconnaissance d’un « autre » monstrueux, qu’il doit au contraire provenir d’un reflet de soi (pp. 120-121).

Très attendue du lecteur, à n’en pas douter : l’analyse de l’Anneau de pouvoir. Avec Ralph Waldo Emerson, selon lequel « le seul péché, c’est la limitation » (cité p. 144), Simon Merle et Mathieu Amat l’approchent par le rapport du cercle à l’espace, délimitation invitant (sinon aspirant) à l’extension : « L’œil est le premier cercle, l’horizon qu’il forme est le second, et cette figure primaire est répétée sans fin à travers toute la nature. Le cercle est le plus haut emblème de la sphère du monde » (Emerson, Cercles, cité p. 138). Le cercle renvoie à l’indivisibilité et à l’idée d’une perfection de simplicité. Dieu n’est-il pas, selon la célèbre formule, « un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part ? » Le centre du cercle de Sauron, autrefois disciple de l’Ainur Melkor (Morgoth), est situé au sommet de la tour de Barad-dûr où son œil de feu sans paupière scrute la Terre du Milieu, mais il est aussi là où se trouve l’Anneau. Là, dans la main de Frodon ou à suspendu à son cou, il menace de corrompre le porteur, le ronge, l’épuise, resserre l’emprise de Sauron même si ce dernier l’ignore. Mais le petit point qu’est Frodon, porté par son fidèle Sam Gamgie, désirant comme Gollum conserver pour lui seul l’Anneau au terme de son aventure, ce petit point qui s’est aventuré dans le cercle du mal parvient à le détruire. Il porte en lui d’autres cercles : ceux des ouvertures de son Comté natal qui se sont ouvertes sur l’aventure et dont il faillit perdre le souvenir ; ceux des anneaux de Gandalf et Galadriel qui le guidèrent ; celui de la communauté formée par Elrond à Fondcombe. Celui, aussi, des mélodies entêtantes qui font danser et boire les hobbits ou des ronds de fumée.

Le Seigneur des Anneaux : un guide philosophique?

Le Seigneur des Anneaux se conclue par le retour au foyer quitté, par les héros qui, bien que n’ayant pas cessé d’être eux-mêmes, ne sont plus ceux qu’ils étaient au seuil de leur porte. Les lecteurs non plus. Cette aventure n’est pas seulement une grande épopée anglo-saxonne ou une grande œuvre de la littérature, non plus un monument de la culture, une matrice de la fantasy moderne, mais une production qui donne à penser. Avec une grande simplicité et une volonté d’accessibilité bienvenue, Simon Merle et Matthieu Amat font voyager le lecteur dans cette pensée résidant au cœur de l’œuvre, entre ses lignes et ses strates, sans jamais trahir J.R.R. Tolkien qui aurait refusé de considérer son œuvre comme un manifeste philosophique. L’écrivain croyait en l’intelligence de ses lecteurs, il misait sur elle pour qu’elle les guide jusqu’au sens profond de ses 1500 pages, que Simon Merle et Matthieu Amat ont tenté d’éclairer. Certes, on pourra s’égarer dans certains développements un peu hasardeux mais on ne saurait leur reprocher de faire ici œuvre de lecture personnelle du Seigneur des Anneaux. Leur lecture nous a touché et leur petit guide dans les territoires traversés par Frodon, Sam, Aragorn, Gandalf et leurs amis peut même devenir un guide philosophique d’une certaine manière d’appréhender la vie et les histoires, par-delà son autre fonction de vulgarisation.

Comme les auteurs le montrent (sans jamais le revendiquer), Le Seigneur des Anneaux est peut-être autant un discours philosophique qu’une grande histoire. Ou plutôt, mieux : de la philosophie qui n’oublie jamais d’être une histoire, une fiction, un possible à rêver, méditer, s’approprier individuellement. La beauté du Seigneur des Anneaux, Une aventure philosophique réside dans le fait que jamais ses auteurs Simon Merle et Matthieu Amat n’oublie qu’il s’agit d’une fiction, non d’un discours de la méthode (en témoigne son syncrétisme et son élaboration laborieuse révélée par Christopher Tolkien). Le Seigneur des Anneaux ne saurait être autrement qu’un ensemble de rencontres.

Notes

1 Sophie Bendra, « Simon Merle : Super-héros ou Super-auteur? », Putsch, 11 janvier 2013, https://putsch.media/20130111/interviews/interviews-societe/simon-merle-super-heros-ou-super-auteur/

2 Delphine DeFreitas « VIDÉO – “Le Seigneur des anneaux” : on a parlé Hobbits, Elfes et Terre du Milieu avec deux philosophes (et c’était passionnant) », LCI, 9 juin 2020, https://www.lci.fr/sorties/video-programme-tv-tf1-le-seigneur-des-anneaux-on-a-parle-hobbits-elfes-et-terre-du-milieu-avec-deux-philosophes-et-c-etait-passionnant-2155964.html

3 Entretien pour LCI, ibid.

4 Ibid.

5 Ibid.

Cet article sur Le Seigneur des Anneaux, une aventure philosophique fait partie d’un dossier consacré à Tolkien, à son œuvre et son influence.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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