[Critique] Chine, réveille-toi : l’art de la propagande chinoise

Caractéristiques

  • Titre : Chine, réveille-toi, Les affiches de propagande (1978 - 1998)
  • Auteur : The Jasmine Sour Collection
  • Editeur : Editions du Seuil
  • Date de sortie en librairies : 2019
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 272
  • Prix : 29€
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 10/10

Les Éditions du Seuil proposent un livre terriblement beau, Chine, réveille-toi, Les affiches de propagande (1978 – 1998) par The Jasmin Sour Collection. Beau, car les reproductions sont superbes et les couleurs font frissonner les yeux lorsqu’on en feuillette les 272 pages de ce beau livre. Bluffantes sont les compétences graphiques des artistes chinois ayant créé les affiches regroupées dans cet ouvrage. Terrible ouvrage aussi, car il invite à ne pas se laisser aller à l’enivrement des visions du rêve chinois, aux habitants de papier à jamais heureux dans l’éternel présent de leurs images. Sur sa couverture sourient ses citoyens réunis sous la bannière communiste, qu’ils soient ouvriers, paysans ou ingénieurs, côtoyant des soldats, des étudiants, des sportifs ou des cadres du parti, au pied des grattes-ciels grandioses de la Chine promise qui s’élancent telles des fusées vers le ciel. Il s’agit d’une affiche réalisée par Wu Xiangfeng en 1997, qui s’intitule « Marchons vers le XXIe siècle, notre cause sous le bras ».

Détail de l'affiche « Marchons vers le XXIe siècle, notre cause sous le bras » de Wu Xiangfeng (1997).
Détail de l’affiche « Marchons vers le XXIe siècle, notre cause sous le bras » de Wu Xiangfeng (1997).

De 1978 à 1998 : vingt ans de propagande pour nourrir le « rêve chinois »

Chine, réveille-toi présente la collection d’affiches constituée entre 1990 et 2019 par The Jasmine Sour Collection, un fonds privé contenant plus d’un millier d’affiches et d’objets de propagande chinois (vous pouvez retrouvez le fonds sur Instagram et Facebook1). Cet ouvrage est autant une histoire de la Chine post-Mao, en images et en courts textes, qu’une leçon de propagande et un bel objet de graphisme. Ces affiches captent l’attention « grâce à un graphisme fort, des images simples à comprendre, un message direct et résumé sous forme de slogan » écrit Pierre Haski dans sa préface (p. 7). Ancien correspondant du journal Libération à Pékin et auteur notamment du Sang de la Chine et de Géopolitique de la Chine, journaliste et de président de Reporters sans frontières, Pierre Haski signe la préface et la postface de l’ouvrage. Il ne saurait être accusé de faire l’apologie béate du « rêve chinois » vendu par Xi Jinping aujourd’hui, après ses prédécesseurs évoqués dans le livre (qui s’arrête à la fin de la présidence de Jiang Zemin).

Le terme de propagande n’est pas connoté péjorativement en Chine comme il l’est en Europe ou aux États-Unis. Il désigne simplement la communication étatique, qui trouve dans l’image de grand format son moyen le plus simple pour capter l’attention, ravir les yeux attirés par le dynamisme d’une composition, la joliesse des formes, l’harmonie ou le choc des couleurs, avant même que le slogan soit lu. Utilisées dès la naissance de la République populaire de Chine en 1949, « les affiches de propagande ont vocation à éduquer une population chinoise de 500 millions d’habitants, majoritairement illettrée et rurale. » explique Pierre Haski (p. 269) qui ajoute :

Stratégie de communication de masse efficace, leur impact visuel est puissant et rentable. En effet, produites et reproduites à bas coût, elles sont disponibles en plusieurs formats, distribuées notamment via le réseau des librairies Xinhua et imprimées en grand nombre, un million d’exemplaires pour certaines d’entre-elles.

Cette vidéo tournée au Vietnam par la chaine C’est une autre histoire rappelle avec pertinence les enjeux des affiches de propagande, toujours actuels :

Chine, réveille-toi est un ouvrage essentiel pour comprendre l’évolution de la Chine de Mao vers celle de nos jours, pour mieux appréhender la manière de voir et de représenter le pays et le monde par son Parti Communiste et décrypter ses stratégies actuelles. C’est aussi un livre important parce que la propagande de la période post-Mao a peu fait l’objet de publications françaises. Comme le rappelle Pierre Haski dans sa préface, l’étude de la propagande chinoise s’est le plus souvent focalisée sur les productions de l’ère Mao, son successeur Deng Xiaoping n’ayant pourtant pas moins usé des affiches de propagande. Un changement majeur dans la production de ces images témoigne toutefois à l’aube des années 90 d’une évolution, sinon d’une rupture : l’utilisation de la photographie. Comme le souligne Igor Golomstock dans l’excellent essai L’art totalitaire (Éditions Carré, 1997), la peinture permet un total contrôle de l’image et en particulier de la physiologie des représentants idéaux de l’État totalitaire que la propagande véhicule ; la photographie quant à elle prétend représenter le réel, alors que tel n’est pas l’objet de l’affiche de propagande. Ce qu’elle communique est plutôt une direction, une énergie, un horizon, un rêve. D’où l’usage de photomontages qui ne prétendent pas représenter la réalité.

Extrait du livre "Chine, réveille-toi", avec l'affiche "Comptez les innombrables étoiles et lumières" (1984).
Extrait du livre Chine, réveille-toi, avec l’affiche « Comptez les innombrables étoiles et lumières » (1984).

Une histoire de la Chine récente à travers sa propagande

L’ouvrage Chine, réveille-toi s’articule autour de trois axes, développés dans des textes de synthèses introduisant chaque section :

  • la modernisation, abordée à travers les représentations des villes, l’évolution du rapport à la nature et la politique des « 4 modernisations » conçue par Zhou Enlai (agriculture, industrie, armée, sciences) ;
  • la politique, dont celle de l’enfant unique ;
  • la vie quotidienne (notamment l’accent mis sur le sport et la santé).

Les textes inaugurant chaque section de l’ouvrage synthétisent en quelques pages l’Histoire de la Chine de 1978 et 1998 ainsi que ses évolutions politiques, sociétales, économiques et culturelles globales. Textes, affiches et légendes permettent de comprendre comment le Parti communiste chinois instrumentalise les valeurs de la famille (doctrine de l’enfant unique, politique hygiéniste volontariste, retour aux traditions éprouvées au temps de Mao, nouveauté des loisirs et exaltation des sports), promeut ses conceptions économiques (société de consommation, développement des transports, modernisation des villes et des moyens de production) et défend sa politique (glorification de l’armée, encouragements à l’innovation et aux carrières scientifiques, rationalisation de l’agriculture et des procédés industriels).

Affiches de propagande mettant en scène des sportifs, extraites du livre Chine, réveille-toi
Affiches de propagande mettant en scène des sportifs, extraites du livre Chine, réveille-toi
Société de consommation, abondance, tradition et modernité : la Chine nouvelle de la propagande chinoise (affiches extraites du livre Chine, réveille-toi)
Société de consommation, abondance, tradition et modernité : la Chine nouvelle de la propagande chinoise (affiches extraites du livre Chine, réveille-toi)
L'éducation au coeur des affiches de propagande (extrait du livre Chine, réveille-toi)
L’éducation au cœur des affiches de propagande (extrait du livre Chine, réveille-toi)
La santé et l'hygiène dans deux affiches de propagande extraites du livre Chine, réveille-toi
La santé et l’hygiène dans deux affiches de propagande, extraites du livre Chine, réveille-toi
Innovations et découvertes scientifiques : affiche extraite du livre Chine, réveille-toi.
Innovations et découvertes scientifiques : affiche extraite du livre Chine, réveille-toi.

Pour mieux inviter le lecteur à se perdre dans ces affiches surannées, souvent glacialement terrifiantes mais parfois touchantes, l’éditeur a choisi de regrouper en fin d’ouvrage les légendes précises des affiches. Le lecteur est ainsi libre de laisser son œil divaguer dans ces images d’un monde qui se prétend utopique, suivant sa seule curiosité visuelle, ou au contraire d’étudier ces affiches de propagande en prenant en compte leur contenu, souvent commentés. Chaque affiche est brièvement présentée avec sa date, son slogan ou ses propos traduits. Elles sont par ailleurs classées en sous-thèmes (éducation, agriculture, armée, industrie) afin de faciliter leur consultation. Il est ainsi possible de lire l’ouvrage Chine, réveille-toi depuis ces notes.

Quel est le style de la propagande chinoise ?

Les affiches elles-mêmes sont reproduites par les Éditions du Seuil avec beaucoup de soin. Le choix de la reproduction en pleine page permet de laisser l’image s’imposer, parfois sur deux pages. Esthétiquement, ces affiches de propagande relèvent tantôt du réalisme socialiste soviétique, adapté à la culture et aux pratiques des artistes chinois, tantôt d’un modernisme recourant aux compositions dynamiques du futurisme. La touche et l’usage des couleurs peuvent parfois s’approcher du post-impressionnisme. L’histoire de l’art semble s’être arrêtée au début du XXe siècle, avant les révolutions du cubisme et de l’abstraction. Du constructivisme qui fit les grandes heures de la propagande soviétique sous Lénine (avant d’être annihilé par Staline), les affichistes conservent quelques jeux typographiques, sans leur éclatant avant-gardisme.

Double-page extraite du livre Chine, Réveille-toi, avec une affiche "Aimez le parti communiste chinois" (1983).
Double-page extraite du livre Chine, réveille-toi, avec une affiche « Aimez le parti communiste chinois » (1983).

La propagande chinoise présente dans Chine réveille-toi reflète à la fois le retour au pseudo-réalisme qui fut la règle des régimes totalitaires à partir des années trente (réalisme socialiste ou héroïsme hitlérien), tout en marquant la permanence des styles avant-gardistes qui furent aux premiers temps salués par les révolutionnaires rouges ou bruns. Rappelons avec le théoricien marxiste Gorlov que le futurisme dont les affichistes reprennent certains codes prétend être « une rébellion contre le mode de vie passé, c’est la révolution en art, c’est le drapeau rouge hissé sur l’un des bastions de la bourgeoisie […]. C’est pourquoi, dans tous les pays, le futurisme donne des hauts-le-cœur aux bourgeois, comme si c’était la peste. » (cité par Igor Golomstock in L’art totalitaire, pp. 26-27) C’est à Staline que le futurisme finit par donner des haut-le-cœur, lui qui préféra figer le mouvement révolutionnaire en exaltation nationaliste sous la forme de grands tableaux qui n’ont de réaliste que leur prétention à l’absence de stylisation.

Du réalisme socialiste, il faut bien entendre qu’il s’agit d’une vision du réel à travers le filtre du dogme du parti, débarrassé autant des scories du monde réel que la propagande refuse de montrer (pauvreté, oppression, échec économique) que des traces d’individualité. La propagande montrée dans Chine réveille-toi reflète cette conception héritée du stalinisme, adoptée par tous les régimes totalitaires, en s’ancrant dans une certaine tradition chinoise (ou du moins son image) afin de servir le patriotisme du propos et en ayant souvent recours aux techniques du modernisme afin de figurer la modernisation de la Chine. Il aurait été intéressant que l’ouvrage apporte plus d’informations sur les conditions de travail des artistes, notamment sur la place laissée à leur propre créativité, ainsi que sur les différentes mouvances devant exister au sein des ateliers. Il conviendrait par ailleurs d’insister sur le rôle fondamentale des écoles des Beaux-Arts, formatrices de créateurs et d’exécutants et productrices de la plupart des affiches.

A droite : "Retour de Hong-Kong à la mère patrie : un pays, deux systèmes" (1997). A gauche : "Vive le parti communiste chinois" (1981). Affiches extraites de Chine, réveille-toi.
A droite : « Retour de Hong-Kong à la mère patrie : un pays, deux systèmes » (1997). A gauche : « Vive le parti communiste chinois » (1981). Affiches extraites de Chine, réveille-toi.

Le présent éternel de la propagande totalitaire

« L’histoire s’est arrêtée », songe Winston Smith dans 1984 de George Orwell (1950) : « Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison.2 » C’est ce présent éternel que les artistes devaient figurer. S’il est un avenir, il est dépourvu d’inquiétude, car le temps de l’utopie, comme l’écrit Jean Servier, « a la même valeur que dans le rêve, il est ici rappel et nostalgie du passé, volonté d’exorciser l’avenir en le débarrassant de l’inconnu qu’il porte en lui. Les anticipations les plus hardies ne sont jamais que des projections du passé ou du présent sur l’avenir des planifications.3 »

L’ouvrage Chine, réveille-toi, Les affiches de propagande (1978 – 1998) est donc autant une histoire de la Chine des quarante dernières années à travers sa propagande qu’un panorama de l’avenir rêvé par ses planificateurs, ainsi qu’un hommage au savoir-faire des artistes dont on cherche dans chaque image les traces d’individualités. Des traces qui devaient être gommées au profit de la collectivité, dans un art qui n’avait de valeur que s’il servait la raison d’État.

La ville moderne promise : "Nouveau style d'un district de la ville de Canton" de Huo Qi (1981). Affiche extraite de Chine, réveille-toi.
La ville moderne promise : « Nouveau style d’un district de la ville de Canton » de Huo Qi (1981). Affiche extraite de Chine, réveille-toi.
Notes

2 George Orwell, 1984, Paris, Éditions Gallimard, traduit par Amélie Audiberti, 1984, pp. 221-222.

3 Jean Servier, Histoire de l’utopie, Paris, Éditions Gallimard, Collection « Idées Nrf », 1967, p. 323.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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