Caractéristiques
- Auteur : Hubert (scénario) & Bertrand Gatignol (dessin)
- Editeur : Soleil
- Collection : Métamorphose
- Date de sortie en librairies : 25 novembre 2020
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 156
- Prix : 26€
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- Note : 8/10 par 1 critique
La fin de la saga Les Ogres-Dieux
Initiée en 2014 par le scénariste Hubert et le dessinateur Bertrand Gatignol et publiée dans la superbe collection Métamorphose des éditions Soleil, la série Les Ogres-Dieux s’est fait remarquer par son style visuel distinctif et son univers fantasy où des ogres sanguinaires règnent sur les hommes dans un royaume où les jeux de pouvoir sont constants. Première Née est le quatrième tome de la saga et malheureusement le dernier, Hubert étant décédé en 2020 à l’âge de 49 ans. Cependant, la tonalité de ce dernier album offre une belle conclusion, très cohérente, à la saga de cette dynastie d’ogres.
Comme pour les trois volumes précédents, ce quatrième tome peut-être lu comme un one shot puisque chaque album s’intéresse à l’histoire et au point de vue d’un personnage différent. Il n’est donc guère besoin d’avoir lu les précédents albums pour pouvoir comprendre et apprécier ces ultimes aventures.
Première Née est centré autour du personnage de la première née de la dynastie des ogres-dieux, Bragante. Proche de son cruel et tyrannique père (ce qui ne l’empêchera pas de se rebeller contre lui) et très intelligente, Bragante devra se battre constamment durant sa jeunesse et une fois devenue adulte, contre ses demi-frères et contre l’autorité de son père, au sein d’un royaume où les femmes sont considérées comme de simples poules couveuses (ou au mieux des nourrices et des tutrices) et n’ont pas vraiment leur mot à dire.
En tant qu’aînée de la famille, Bragante a la charge de s’occuper du gynécée, où se trouvent tous les bébés qu’a eu le roi avec ses différentes épouses, qui ne survivent pas à l’accouchement après avoir mis au monde des nourrissons géants qui leur déchirent littéralement les entrailles. Elle est ainsi responsable de leur éducation durant leurs jeunes années, avant qu’ils ne soient suffisamment grands pour que leur père puisse les former à la bataille et en faire des stratèges avant de les envoyer à la guerre.
Bien plus qu’un Game of Thrones avec des géants
Pour les premiers tomes, notamment le tome 2 que nous avions chroniqué, on a beaucoup dit que les Ogres-Dieux tournait beaucoup autour des jeux de pouvoir entre les humains et les ogres, dans une tonalité à la Game of Thrones. Et cela, même si le fait d’avoir des jeux de massacre entre héritiers, est un élément qui se retrouve évidemment dans l’Histoire et la littérature, et que George R.R. Martin n’a absolument pas inventé.
Cependant, Première Née se distingue de ce schéma par le fait que Bragante est passionnée par les livres et espère mettre fin à la tyrannie de sa famille pour devenir une monarque éclairée. Ce dernier album se présente comme une critique du système patriarcal (qui est ici clairement représenté comme une dictature) tout en conservant les codes d’un récit de dark fantasy. Il s’agit aussi d’un vibrant hommage au pouvoir de la lecture, à la fois en tant qu’outil d’apprentissage qui permet la transmission du savoir, y compris lorsque cela va à l’encontre de l’ordre établi, et qui ouvre des portes d’une richesse inestimable sur l’imaginaire.
L’album alterne entre planches de bande dessinée « classiques » et des chapitres en prose présentés à la manière d’un ancien livre d’histoire, avec ses gravures et ses dorures. Comme pour l’ensemble de la série, les dessins sont en noir et blanc et jouent beaucoup sur les contrastes, ce qui ne fait qu’accentuer la patte distinctive de Gatignol, influencée aussi bien par les livres de contes que par les mangas, dans une certaine mesure.
La tyrannie a-t-elle un sexe ? Une réflexion subtile sur le pouvoir
Le récit imaginé par Hubert est présenté sous la forme de flashbacks avant de nous raconter la fin de la vie de Bragante et de nous révéler le destin de sa descendance. Le résultat est prenant et développé avec beaucoup de subtilité. Hubert développe vraiment le personnage de Bragante, une figure féminine forte, mais qui n’est pas idéalisée pour autant. En effet, le personnage possède une certaine ambivalence, qui éclate au grand jour lorsque la jeune ogresse propose à sa chasseuse de livres d’accueillir dans son palais les livres que sa famille menace de détruire… mais de les garder enfermés dans le Royaume des Ogres-Dieux, ce qui signifierait que les hommes seraient privés de ce savoir, qui serait désormais réservé uniquement aux géants.
Bien que femme et victime des hommes de sa lignée en raison de son sexe, Bragante peut elle aussi céder à la tentation de la mégalomanie et à une certaine forme de tyrannie. Contrairement à son père et à la plupart de ses frères cependant, cet épisode lui permettra de se remettre en question et de se confronter à ses propres démons.
La structure en flashbacks est construite de manière intelligente. Lorsque l’histoire commence, Bragante, devenue une vieille femme sur le point de mourir et enfermée depuis des décennies dans une tour, se confie à l’une de ses petites filles, qui n’a pas encore été mariée. Elle souhaite lui raconter son histoire, de sorte à ce que la jeune fille, en compagnie des femmes du royaume, puisse se rebeller contre l’ordre établi, et acquérir plus de liberté. La dernière partie du récit nous montrera donc la relève de la souveraine. La fin permet de donner une réelle conclusion à la saga, tout en continuer à tisser le fil rouge autour des livres et de la transmission du savoir.
Un album d’une belle richesse visuelle
L’univers illustré par Bertrand Gatignol tient à la fois de la fantasy, mais aussi du style gothique. Son trait est à la fois épuré et très marqué, avec des personnages très expressifs. Le découpage des planches peut apparaître de prime abord relativement classique, mais on constate très vite qu’il possède une vraie variété et des contrastes parfois étonnants. Il y a notamment beaucoup de gros plans, voire de très gros plans sur le visage des personnages, avec un style toujours très dynamique.
Contrairement à certaines bandes dessinées, le découpage de l’album évolue tout au long du volume. Il y a de nombreuses cases en pleine page à l’atmosphère onirique, ou conçus à la manière d’un vieux livre d’histoires. Le découpage épouse les émotions des personnages et notamment de Bragante, ce qui rend la lecture de l’album immersive. On s’identifie ainsi facilement au personnage de la Première Née.
Comme les Ogres-Dieux rapetissent à mesure qu’ils s’approchent de la mort, Gatignol joue également beaucoup sur les échelles entre Bragante vieille femme et sa petite fille. Il y a du coup un aspect conte assumé : on peut penser pour certaines cases à Alice qui devient immense dans la maison du lapin blanc, même si pour le coup c’est une Bragante de taille humaine qui se trouve l’intérieur, observée de l’extérieur par sa petite fille géante.
C’est donc sur une dernière belle réussite que s’achève Les Ogres-Dieux. On retiendra une série de bande dessinée très élaborée, à la fois visuellement et narrativement, épique et intimiste à la fois, dont l’univers merveilleux est aussi joliment développé que ses différents personnages bigger than life.