[Critique] 1984 en BD par Derrien et Torregrossa : l’illusion de la fidélité

Caractéristiques

  • Titre : 1984
  • Auteur : Jean-Christophe Derrien (scénario) et Rémi Torregrossa (dessin)
  • Editeur : Soleil
  • Date de sortie en librairies : 6 janvier 2021
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 120
  • Prix : 17,95 €
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  • Note : 6/10

Le roman 1984 de George Orwell (publié en 1950) étant tombé dans le domaine public, les éditeurs de bande-dessinée se sont empressés de publier des adaptations. Nous avons lu la version publiée par les éditions Soleil, de Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa. Belge, ce dernier a notamment dessiné la série Triskell et Ligue 1 Managers. Le scénariste Jean-Christophe Derrien a quant à lui écrit Le Continent premier, Miss Endicott, ou le triptyque Time Twins. Les deux auteurs ont tenté de produire une adaptation « fidèle » du roman de George Orwell, où le lecteur pourrait retrouver la description de la société de la société anti-utopique de George Orwell, son atmosphère angoissante et crasseuse, son personnage principal en quête de vérité, sa fin terrible. Cette version vise aussi tous ceux qui souhaitent connaître l’histoire, l’univers et les concepts du roman en condensé, notamment les collégiens, lycéens ou étudiants sommés de lire 1984.

Que le roman soit lu avant, après ou jamais, l’adaptation de Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa est honnête et efficace, mais pour qui attend plus d’une adaptation qu’une prétendue « fidélité » (qui est en vérité une conformation à des attentes subjectives), cette bande-dessinée n’imprimera pas la marque d’une vision terrible comme la lecture du roman a pu le faire dans l’esprit de l’auteur de ces lignes.

Adapter 1984, le roman dystopique fondamental

Pour beaucoup de lecteurs, le choc est immense à la lecture de la description de la mégalopole de Londres à demi en ruine, constamment épiée par un Big Brother omniprésent, dominée par la pyramide du Ministère de la Vérité où travaille Winston Smith, le personnage principal du roman. Avec Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley (Brave New World, 1932), 1984 est la matrice de nombreux récits dystopiques (ou anti-utopiques), un modèle de mise en scène de système totalitaire, toujours actuel grâce à l’intelligence terrible des concepts exposé par George Orwell (la « novlangue » et la double pensée).

Les employés du Ministère de la Vérité dans l'adaptation de 1984 en BD par Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa.
Les employés du Ministère de la Vérité dans l’adaptation de 1984 dessinée par Rémi Torregrossa.

La puissance de 1984 réside dans sa compréhension des moyens psychologiques, autant que technologique ou administratif, mis en œuvre par les systèmes totalitaires pour exercer leurs pouvoirs ; c’est cette manipulation des esprits qui est son sujet et qui est racontée à travers l’histoire de Winston Smith, archiviste du Ministère de la Vérité. Bien que le monde décrit par Georges Orwell est désuet, car témoignant d’un monde d’avant l’informatique, c’est cette mise en scène du pouvoir s’exerçant par la psychologie qui fait de 1984 une œuvre toujours intéressante à lire, analyser, adapter.

Adapter en bande-dessinée 1984, c’est affronter un classique de la littérature (comme le fit Bill Sienkienwicz avec Moby Dick), le genre de récit que tout le monde croit connaître mais dont chacun s’est fait une image différente. L’auteur de l’adaptation doit dès lors choisir entre tenter de se conformer aux attentes supposées du lecteur, ce qui revient à suivre les conventions des représentations précédentes (ici, le film 1984 de Michael Radford), ou le surprendre avec une interprétation du livre qui est la sienne, contestable mais personnelle. Le choix du noir et blanc nous suggère que les auteurs ont opté pour la première voie : parce que le roman a été écrit en 1948 et pour le refléter « fidèlement », ils ont proposé une représentation conforme à l’image qui est faite de cette époque, de ses images (noir et blanc) et de sa vision du futur (avec quelques modernisations, notamment des drones).

Le poste de travail de Winston Smith dans 1984, archiviste du Ministère de la Vérité (dessin de Rémi Torregrossa). Image de la bande-dessinée publiée par Soleil.
Le poste de travail de Winston Smith dans 1984, archiviste du Ministère de la Vérité (dessin de Rémi Torregrossa). Image de la bande-dessinée publiée par Soleil.

Ligne claire, noir et blanc : trouver le style de 1984 en bande-dessinée

L’option choisie par les auteurs ne permet pas de produire un choc similaire au celui du roman, car l’aspect désuet des images ne cesse de rappeler qu’il s’agit d’une vision datée, alors que ce que dénonce Orwell est plus que jamais actuel. Le choix de « fidélité », qui était celui du film de Michael Radford, tend à amoindrir la puissance de l’œuvre originelle, qu’on retrouve au contraire dans le flamboyant et sombre Brazil de Terry Gilliam sorti, comme le film de Radford, en 1984. Rétrofuturiste, le film de Gilliam est pourtant ancré dans les années 80, dénonçant ses excès, parlant de son temps à travers une œuvre sur un futur possible de la fin des années 40.

Winston Smith face à la propagande du télécran (dessin de Rémi Torregrossa).
Winston Smith face à la propagande du télécran (dessin de Rémi Torregrossa).

Pourtant, l’œuvre de George Orwell est respectée par Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa. Employant souvent des phrases transposées du livre, sans que jamais le récit ne soit ralenti ou plombé par les mots, l’histoire du roman est assez habilement retranscrite par Jean-Christophe Derrien et le dessinateur Rémi Torregrossa. Beaucoup de planches laissent de la place à l’image et de fait, cette adaptation ne ressemble pas à du texte illustré. Saluons le travail graphique réalisé pour représenter ce monde anti-utopique : logo de l’ANGSOC, architecture des bureaux des ministères et de leurs pyramides qui font penser à celles de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), etc. tout ceci est plutôt convaincant. Le dessinateur s’inspire de la bande-dessinée américaine pour composer ses pages, tandis que son dessin est plutôt ancré dans la tradition de la ligne claire (avec des ombres, façon Blake et Mortimer).

La pyramide du "Ministère de la Vérité" dans l'adaptation de 1984 en BD par le scénariste Jean-Christophe Derrien et l'illustrateur Rémi Torregrossa (Soleil, 2021).
La pyramide du Ministère de la Vérité (dessin de Rémi Torregrossa), inspirée vraisemblablement par la tour de Babel et qui évoque les pyramides de Blade Runner.

L’influence majeure semble Will Eisner, créateur du Spirit et pionnier du roman graphique, dont on retrouve dans 1984 les jeux de composition dynamique des planches dont les dessins débordent souvent des cadres. Le dessinateur varie par ailleurs régulièrement les angles de vue et les compositions afin d’amplifier le rythme des planches.

Winston Smith croise le regard de Julia. Planches de Rémi Torregrossa, extraite de la bande-dessinée 1984 publiée par Soleil.

La superbe biographie d’Orwell par Christin et Verdier (Orwell, Dargaud, 2019) adoptait le graphisme de la ligne claire franco-belge pour les sections biographiques et invitait Juillard, Bilal, Larcenet, Blutch, Balez ou Guarnido à proposer leurs propres représentations des œuvres de l’écrivain. Christin et Verdier posaient ainsi implicitement la question de la transposition de l’écrit en dessin, sans imposer une vision unique. L’adaptation de 1984 publiée par Soleil impose son style, ce qu’on ne peut lui reprocher. En revanche, on peut légitimement se demander si son traitement est approprié à 1984.

Winston Smith rêve d'O'Brien (dessin de Rémi Torregrossa).
Winston Smith rêve du mystérieux O’Brien (dessin de Rémi Torregrossa).

En tant que lecteur du roman, j’imagine la grisaille charbonneuse, donc du crayon ou du fusain sur du papier au grain rugueux ; ou j’imagine des figures déshumanisées réduites à des figures indistinctes dans des espaces cloisonnés dont se dégagent quelques visages, comme autant de fragments de personnalités (Winston, Julia, O’Brien…), donc un jeu d’aplats nets et de dégradés dissolvant les formes, au pastel à la Lorenzo Mattotti… Ou encore un monde voué à la pétrification, comme le disait Winston Smith à O’Brien, dont ne subsiste que des traits fébriles, ceux du crayon de Gipi dans Notes pour une histoire de guerre (2005) et La Terre des fils (2015). C’est ce que j’imagine en tant que bande-dessinée lorsque je lis 1984, moins le style choisi par le dessinateur Rémi Torregrossa, bien que j’aime la ligne claire et Will Eisner. Ce n’est pas fidèle à ma vision (d’où mon je) : c’est dire à quel point cette notion de fidélité est complexe et trop subjective pour être pertinente.

Une proposition qui manque de radicalité

On pouvait imaginer plus audacieux, notamment un jeu avec les cases comme autant de cellule d’une prison, d’espaces divisés et dont les blancs entre les cases serait le temps de la manipulation. On pouvait imaginer un jeu de répétition des images pour figurer le présent éternel de la dystopie, des répétitions avec des oblitérations, des effacements, car la quête de vérité de Winston Smith ressemble à un jeu des sept erreurs dont l’issue serait fatale. La version de Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa est donc trop peu ambitieuse et conventionnelle à notre goût.

Les deux minutes de la Haine, dessinée par Rémi Torregrossa dans l'adaptation de 1984 publiée chez Soleil.
Les deux minutes de la Haine, dessinée par Rémi Torregrossa dans l’adaptation de 1984 publiée chez Soleil.

Si le dessin est plutôt efficace dans ses mises en scènes des situations dans les décors, pour lesquelles le dessinateur fait preuve d’une belle maitrise, il est aussi parfois un peu maladroit, surtout lorsque Rémi Torregrossa représente le « Pays doré » de Winston Smith ou la clairière de son étreinte avec Julia, à la nature stéréotypée dont les arbres ressemblent tous à ceux des films de Tim Burton. Heureusement, l’impression d’ensemble est plutôt bonne, notamment grâce aux contrastes des planches et à l’effort pour donner une certaine réalité à la société d’Orwell. Mais les tentatives d’appropriation plus personnelle de 1984 par les auteurs échouent, comme nous allons le voir en conclusion à travers l’utilisation de la couleur.

Bien que la plupart de la bande-dessinée est en noir-et-blanc, quelques touches de couleurs sont distillées ici et là, à la manière du film Pleasantville (Gary Ross, 1998), avant un éclatement sur la totalité des pages lorsque Julia et Winston font l’amour dans ce qui leur semble être le « Pays doré » des rêves. On retrouve ici la fonction de signe de libération attribué à la couleur dans Pleasantville, que nous avons longuement analysé dans un précédent article.

Un arc-en-ciel insolite au-dessus de la ville en noir et blanc de "Pleasantville" dans le film de Gary Ross.
Un arc-en-ciel insolite au-dessus de la ville en noir et blanc de Pleasantville, dans le film de Gary Ross.

Sauf que l’intervention de la couleur ne répond pas à une logique aussi claire que dans le film de Gary Ross : ainsi, le premier élément en couleur est une affiche du Parti montrant une famille idéale dans un jardin, ce qui ne correspond pas à cette idée de libération. Il faut donc trouver une autre fonction possible de la couleur dans cette bande-dessinée : peut-être sert-elle à signifier l’illusion, celle de la propagande du Parti et du livre de Goldstein (en jaune, couleur de la traîtrise), mais aussi l’illusion d’espace naturel loin de la dystopie. En ce cas, pourquoi les autres images de monde idéal du Parti ne sont-elles pas en couleurs ? L’irruption du rouge questionne aussi : on le retrouve en fond de la case mentionnant la révolution, ainsi que de celles évoquant la possibilité du suicide ou mettant en valeur l’horreur du supplice des rats. Figure-t-elle le sang ? L’utilisation de la couleur dans cette bande-dessinée noir et blanc n’est donc pas assez clair pour être vraiment signifiante. S’il s’agit par ailleurs de mettre en valeur des éléments des images, les couleurs sont trop ternes. Problème.

Les bureaux du Ministère de la Vérité, dessin de Rémi Torregrossa extrait de son adaptation de 1984.
Les bureaux du Ministère de la Vérité (dessin de Rémi Torregrossa).

Ce que nous pouvons reprocher à cette adaptation, pour conclure, c’est son manque de parti-pris permettant d’adapter le roman, c’est-à-dire de le remodeler en bande-dessinée. Il nous semble que les auteurs ou l’éditeur ont trop voulu se conformer aux représentations que les lecteurs ont en tête de 1984 (que ces lecteurs aient lu le roman ou non). Nous aurions préféré une vision surprenante et plus ancrées dans notre monde contemporain que celle de la fin des années 40 qui était celle du roman et qui est représentée par Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa. C’est donc du bel artisanat, une adaptation honnête mais trop conventionnelle. Lisez donc cette version de 1984 éditée par Soleil et faites-nous connaître votre point de vue. Car votre représentation de l’œuvre n’est pas la mienne ― c’est tant mieux. En art, il n’existe de fidélité qu’envers soi-même.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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