Caractéristiques
- Titre : La météorite de Hodges
- Auteur : Fabien Roché
- Editeur : Delcourt
- Date de sortie en librairies : 3 mars 2021
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 64
- Prix : 18,95 €
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- Note : 9/10 par 1 critique
Le 30 novembre 1954 à Oak Grove, faubourg de Sylacauga en Alabama, une météorite de 4 kilos frappe Ann Elisabeth Hodges (34 ans) dans sa maison, tandis qu’elle est en train de se reposer sur son canapé. Elle qui s’était étendu parce qu’elle avait la migraine, la voici devenu la première femme à avoir été heurté par un corps céleste, qui la blesse à la hanche et lui laisse une tâche à l’aine prise en photo à son insu par le magazine Life. Madame Hodges accède alors à une notoriété imprévue, avec laquelle il lui sera difficile de vivre. Ce sont les circonstances de cet événement, de la trajectoire du météore à celle de la femme frappée par l’un de ses fragments, que raconte Fabien Roché dans sa belle bande dessinée éditée par Yannick Lejeune pour Delcourt, La météorite de Hodges. Il s’agit de la première bande dessinée de cet ancien étudiant des écoles Estienne et Gobelins à Paris, contributeur de l’excellente Revue Dessinée.
Un être humain par décennie : c’est le risque d’être touché par un impact météoritique. Questionner le hasard : tel est l’ambition de Fabien Roché dans ce premier roman graphique, qui dépasse le cadre de l’exercice graphique pour toucher à la poésie et à la métaphysique.
Du macroscopique au microscopique : décrire un évènement
Dans sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), Georges Perec avait tenté de décrire l’intégralité d’un lieu, s’installant place Saint-Sulpice, dans le 6e arrondissement de Paris, pour prendre note de ce qu’il voit pendant trois jours d’affilée, à différents moments de la journée. Il établit des listes de la vie quotidienne, figurant sa monotonie et ses variations infimes. Comme le déclarait Perec, sa « « sociologie« de la quotidienneté n’est pas une analyse, mais seulement une tentative de description, et, plus précisément, description de ce que l’on ne regarde jamais parce que l’on y est, ou que l’on croit que l’on y est, trop habitués et pour lequel il n’existe habituellement pas de discours1 ».
L’auteur de La météorite de Hodges tente quant à lui l’épuisement d’un fait divers extraordinaire, du microscopique (la composition de la météorite, les infimes détails quotidiens) au macroscopique (l’origine du météore et les déplacements de ses fragments). Il décrit cet évènement dans tous ses détails : géographiques, astronomiques, physiques, économiques, médiatiques et psychologiques, démultipliant les approches comme pour épuiser son mystère, le comprendre aussi bien que les objets ou faits banals que Fabien Roché reproduit avec autant d’attention. Il faut saluer ici l’ampleur des recherches effectuées par l’auteur, qui font de La météorite de Hodges un ouvrage d’historiens autant que de graphiste, dont l’auteur énumère les sources et ses recherches en fin d’ouvrage.
La simplification de son dessin n’a d’égale que la complexité de la structure du livre, dont la forme rappelle les expérimentations de Chris Ware. On pouvait craindre de prime abord qu’il ne s’agisse que d’un délire de graphiste, prenant un événement comme prétexte pour étaler son savoir-faire, mais la lecture révèle une œuvre suffisamment humaine et touchante pour dépasser cette première impression. Si le livre est structuré avec une grande minutie et abonde en détails, c’est pour mieux tenter de figurer le hasard, l’imprévu symbolisé par une pièce de monnaie (« Lucky Penny ») tout au long du livre.
Le roman graphique comme architecture du hasard
L’existence même relève du hasard et le cours de la vie peut basculer d’un instant à l’autre : la bande dessinée de Fabien Roché ne se contente pas d’énoncer des réflexions métaphysiques mais propose une architecture du hasard. En effet, il s’agit de donner à voir la liaison des faits, même les plus infimes, ou du moins de proposer des hypothèses par des moyens graphiques, reliant une origine située il y a 4,5 milliards d’années et ses conséquences après avoir frappé une maison des années 50. Pour cela, il mobilise toutes les techniques possibles par la bande dessinée, notamment sa capacité à transformer l’espace en temps, jouant avec virtuosité des interstices entre les cases pour signifier un temps écoulé. Il utilise ainsi la planche pour représenter dans un même espace l’événement perçu depuis des points de vue différents. Il organise aussi les liaisons d’objets, de traces, d’archives, de coupures de presse, de citations d’émissions de télévision, reliées entre elle par une narration la plus neutre possible.
Dès les premières pages de garde de La météorite de Hodges, qui évoquent les premières représentations des météorites, Fabien Roché prend plaisir à représenter les fragments constitutifs de l’événement, aussi extraordinaires que banals. Il invite le lecteur à jouer à décoder les signes avec lui, et ainsi à voir dans le matraquage publicitaire des cigarettes Lucky Strike le signe de la (mal)chance de madame Hodges. Dieu est dans les détails dit-on : ce n’est donc que par la profusion de faits et la rigueur de la structuration qu’il est possible d’analyser un événement tel que celui qui a raconté dans ce livre. Ce livre qui déroule les listes, accumule les détails, est en effet une tentative de modélisation, imparfaite car l’ambition est énorme et impossible tant les faits appellent les faits.
Le livre est souvent organisé en doubles planches correspondant à une approche du sujet, un aspect qu’il décortique et que le lecteur doit relier à l’ensemble, le tout étant enchâssé dans une structure en miroir. Vous pouvez lire la structure de l’album ci-dessous :
Fictions et réalités d’un fait extraordinaire
Avec humour, il ponctue le récit de publicités d’époque et de citations de films de science-fiction : en effet, en mai 1953 était sorti It Came from Outer Space de Jack Arnold dans lequel une météorite s’écrasait en Arizona, un film dont le titre français était Le Météore de la nuit. Les États-Unis des années 50 et son atmosphère paranoïaque de la Guerre Froide sont ainsi figurée par autant de détours.
La fiction et la réalité se répondent, à l’image du drive-in nommé « The Comet » situé tout près de l’impact de la météorite. Ce mélange culmine par le récit de la tentative d’adaptation du fait divers en film par Billy Field, qui rêvait de Sissy Spacek dans le rôle principal, et surtout atteint son paroxysme dans la dernière partie du livre, qui n’est autre que le rêve de madame Hodges imaginé par l’auteur. À ce moment de La météorite de Hodges, l’auteur se permet d’accéder enfin à la fiction, comme s’il avait fallu en passer auparavant par le décorticage de l’événement, son épuisement total ou presque, qui est une tentative de structuration. Il l’introduit par un intermède ponctué de publicité d’époque, invitant à consommer du pop-corn ou un café. Bien sûr, on peut se dire que tout ce qui a précédé était peut-être à un jeu de graphiste historien, mais non une histoire, et pourtant chaque planche n’est que mise en scène, car construites sur des liaisons d’espaces et de temps dont le rêve est la condensation ultime.
La structuration de fragments que propose le livre atteint son paroxysme dans la double planche montrant le visage de Madame Hodges diffracté en de multiples hexagones, structure en ruche dont les propriétés mathématiques fascinantes expliquent qu’on la retrouve régulièrement dans la nature. Tout s’emboîte, pourtant les événements ne se recoupent pas complètement, à l’image des bulles de paroles coupées par les cadres qui renvoient sans cesse la case à sa nature de fragment d’espace-temps perçu imparfaitement.
L’éphémère et le hasard
L’auteur de La météorite de Hodges ne prétend pas pénétrer dans la psychologie de Madame Hodges, mais utilise la fiction pour représenter ses angoisses possibles face à l’incroyable hasard de la vie. Dans une ultime double planche rempli d’étoiles, elle se réveille dans son lit d’hôpital, enfermés dans une tout petit casse carré, s’écriant « Ah ! » comme Little Nemo à la fin de chacun de ses rêves dans les bandes dessinées de Winsor McCay. L’image est simple et puissante.
Dernier écho de l’événement avant la publication de La météorite de Hodges, les dernières pages montrent des publications Facebook ou Twitter reproduites en dessin, qui racontent l’impact de cette histoire vraie aujourd’hui. Un impact de météorite et des vies ont été changées, aussi éphémères que le ticket du drive-in « The Comet » que Fabien Roché reproduit en début et en fin de livre, froissé, en vis-à-vis d’une pièce d’un quarter dollar. L’éphémère et le durable ; hasard du pile ou face. Face : début du livre, ticket neuf ; pile : fin du livre, ticket jeté. Comme le rappelle Paula Klein :
Suivant l’étymologie grecque « ephemeros », les « éphémères » sont des documents qui, comme certains insectes, ne durent pas plus d’une journée. Leur temporalité est ainsi double, étant liée, d’une part, à l’immédiat de la journée où ils ont été reçus et, d’autre part, aux cycles répétitifs du quotidien. Qu’elles soient anonymes ou bien personnelles, comme dans les cas de Warhol et de Perec, ces « éphémères » font l’objet d’un travail de conservation qui relève d’un renversement de l’échelle de productivité propre à la société de consommation. Cette conservation répond au désir de protéger les choses de leur obsolescence et, dans le même temps, elle s’oppose à la nostalgie d’un monde où le présent est perçu comme faisant déjà partie du passé.2