Caractéristiques
- Auteur : Julien Dufresne-Lamy
- Editeur : Plon
- Date de sortie en librairies : 26 août 2021
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 336
- Prix : 19 euros
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- Note : 9/10 par 1 critique
En un peu moins de dix ans, Julien Dufresne-Lamy a écrit une douzaine de romans de littérature « générale » et littérature jeunesse et reçu plusieurs prix grâce à une plume singulière, qui sait si bien glisser le lecteur dans la peau de personnages tous différents les uns des autres (drag queen dans le New York underground, épouse d’un laborantin qui se découvre femme trans…) et les saisir dans ce qu’ils ont à la fois d’unique, d’authentique, mais aussi d’universel.
De la fiction au recueil de témoignage
La question de l’identité (identité de genre notamment, mais pas que) nourrit l’œuvre de l’auteur depuis ses débuts, de son premier roman Dans ma tête, je m’appelle Alice (2012) jusqu’aux plus récents Jolis, jolis monstres (2019) et Mon père, ma mère, mes tremblements de terre (2020). Avec 907 fois Camille, il creuse cette réflexion à travers la question de la filiation, elle aussi récurrente dans son œuvre : qu’héritons-nous, même involontairement, de nos parents ? Comment se construire et construire une vie épanouissante quand l’un de nos parents est coupable d’actes criminels ? Peut-on maintenir un lien avec ce parent toxique sans en être prisonnier ?
A ces questions aux nombreuses ramifications, l’écrivain rajoute une seconde réflexion parallèle (et une certaine difficulté pour lui en tant qu’auteur) : celle de la juste distance à adopter vis-à-vis d’un sujet qui n’est cette fois pas un personnage de fiction inspiré de différentes sources d’inspiration ou personnes, mais d’une amie tout à fait réelle, une jeune femme anonyme dont le père est célèbre pour de mauvaises raisons et à laquelle il souhaite rendre à la fois sa voix et son identité qui lui est propre, tout en rendant hommage aux femmes qui, comme elle, ont dû avancer et se construire dans l’ombre de figures masculines violentes et nocives auxquelles elles ont souvent tout (ou trop) donné.
Le processus d’écriture en question(s)
Camille est en effet l’une des meilleures amies de Julien Dufresne-Lamy et son père, qui se fait appeler Dodo La Saumure, a été fortement médiatisé au moment de l’affaire DSK puisqu’il avait « fourni » des prostituées au politicien et homme d’affaires par le biais de sa « petite entreprise » de proxénétisme. Lorsqu’elle lui raconte son histoire, le jeune écrivain décide de l’aider à la mettre en mots sur le papier : il recueille son témoignage à travers des discussions avec elle et ses proches, l’invite à s’enregistrer lorsqu’elle est seule et à lui envoyer des bribes de souvenirs qui lui reviennent…
Mais il se heurte à cette difficulté : ne pas transformer l’histoire de son amie en fait divers qui pourrait attirer le voyeurisme du public et finalement la tenir prisonnière des actes de son père – raison pour laquelle le format témoignage sera finalement assez vite écarté malgré l’intérêt d’un éditeur – et parvenir à lui rendre justice sans violer son intimité. Comment transposer une histoire aussi complexe que celle-ci sans que le père prenne toute la place ? Comment être « objectif » vis-à-vis d’une amie que l’on admire ?
907 fois Camille est construit autour de ces différents questionnements. Julien Dufresne-Lamy a choisi de se poser en narrateur, lui l’auteur qui recueille le témoignage de son amie, s’interroge sur celui-ci et s’interroge au fur et à mesure sur son processus d’écriture avec son lot de doutes et de changements de direction. Parler en détail du livre n’est pas évident car sa lecture constitue véritablement une expérience en soi. Les différentes strates (récit, réflexion intime et autour de l’écriture) s’entremêlent en permanence et rendent la lecture particulièrement riche. Les lecteurs qui écrivent également ou s’intéressent au processus d’écriture seront passionnés par le ton sans fard adopté par l’auteur, très loin des écrivains qui instrumentalisent leurs relations pour tirer matière à fiction.
Un prénom répété comme une incantation
On sent chez Julien Dufresne-Lamy énormément d’admiration, de respect mais aussi d’humilité vis-à-vis de son amie ; et une réelle humilité dans sa démarche également, qui, finalement, est de parvenir à coller à la vérité de cette femme, loin des fausses-vérités fabriquées de toutes pièces par un homme qui a construit toute une légende autour de lui pour masquer un comportement déplorable.
Camille est une jeune femme de son temps avec ses paradoxes, elle est aussi une personne que l’on sent digne, chaleureuse et discrète ; une fille qui estime qu’elle n’a pas à être « la fille de son père » et qui pourtant ne l’a pas complètement écarté de sa vie ; une fille qui a également des sentiments contradictoires vis-à-vis de cette figure à la fois absente et omniprésente ; une mère qui protège ses enfants et veut leur apporter le meilleur. Et, au final, l’auteur nous raconte également Camille à travers sa relation avec sa mère, sa grand-mère paternelle, ses demi-sœurs. Autant de femmes réunies par le même homme, qui ont dû se construire « avec » et « au-delà » de lui.
907 fois Camille est un livre passionnant, poignant, qui révolte à certains moments donnés autant qu’il donne matière à réfléchir sur ce qui fait de nous ce que nous sommes et la (ou les) manière(s) dont la littérature peut aider à reconquérir sa voix et son identité sans voler ce qui tient du jardin secret de chacun et qui devrait rester dans l’ombre ou entre les lignes. Et, bien évidemment 907 fois Camille est aussi un sublime hommage aux histoires des femmes restées dans l’ombre, à leur courage. Camille, par la répétition de son nom, devient ainsi une forme d’incantation pour que plus jamais leur voix ou leur histoire ne leur soi confisquée.