[Critique] L’emprise sectaire – Delphine Guérard

Caractéristiques

  • Titre : L'emprise sectaire : Psychopathologie des gourous et des adeptes de sectes
  • Auteur : Delphine Guérard
  • Editeur : Dunod
  • Collection : Hors collection
  • Date de sortie en librairies : 31 août 2022
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 208
  • Prix : 24,90 euros
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 10/10

Un essai essentiel au sujet de l’influence exercée sur les individus par les sectes

Nous savons intuitivement ce qu’est une secte. Mais connaissons-nous vraiment les processus à l’œuvre qui aboutissent parfois à des tragédies ? Quels sont les mécanismes psychiques qui construisent sournoisement une telle emprise ? Comment comprendre la mise en état de sujétion psychologique d’individus, de personnes en quête de sacré et d’autres hiérarchies de valeurs, des êtres en recherche d’une pensée pure qui éradiquerait la complexité de l’être et du monde ? Quelles sont la nature précise et la stratégie avérée d’un tel fonctionnement groupal totalitaire ?

Car ici il s’agit d’un phénomène passionnel, souvent tragique, sombre, en lien avec le désir de totalité : c’est l’envie d’un univers intime sans contradiction, sans interrogation, sans manque, un rêve de bien-être infini. Ce fantasme de plénitude est partagé le plus souvent dans le tout-puissant secret d’un petit nombre d’initiés. Des adeptes sont pris dans des délires groupaux, des mécaniques inconscientes d’aveuglements pervers. « Par quel piège diabolique en vient-on, à son insu, à adhérer délibérément à une logique qui conduit irrémédiablement à sa propre perte ? » interroge Jean-Pierre Vidal dans De la perversion narcissique. Nous entendrons cet insu comme une méconnaissance profonde de soi-même et du sens de désirs intransigeants, absolus, étranges.

Le travail de Delphine Guérard dans l’essai L’emprise sectaire est organisé à la fois sur le corpus clinique, juridique et judiciaire élaboré depuis une cinquantaine d’années sur la question des dérives sectaires, ainsi que sa pratique d’entretiens de gourelles et gourous, d’adeptes et de familles de victimes dans le cadre d’expertises judiciaires ou de prises en charges au long cours – tant la souffrance, la honte traumatique de s’être fait prendre et abuser de manière incompréhensible perdurent parfois si longtemps. Une partie importante de son livre traite du dévoiement des psychothérapies à des fins d’aliénation.

Psychologue Clinicienne et Psychanalyste ayant exercé au sein de l’Unadfi et de l’Adfi Paris, de la Miviludes elle travaille aussi sur la question de la radicalisation.

Cet ouvrage n’a rien à voir avec on ne sait quelle fascination médiatique pour l’étrangeté et le sensationnel. Il s’agit d’un travail essentiel dans l’espace de la psychopathologie : l’abord est simple, direct, ouvert – ce qui n’est pas toujours le cas d’un certain nombre de psychanalystes. Ce livre s’adresse tout autant aux professionnels de la Santé Mentale qu’aux citoyens soucieux face aux radicalités dévastatrices actuelles.

Le développement des mouvements sectaires dans les années 60

La première partie présente de manière précise l’historique de la lutte antisectes en France. Cela permet de réaliser l’ampleur et l’urgence du travail interdisciplinaire effectué depuis au moins une vingtaine d’années. Les sectes traversent l’histoire de l’humanité. Mais, selon l’auteure, nous assistons à une véritable explosion de ce phénomène depuis les années 60. Face à la montée de la modernité et sa mondialisation, sa diffusion, qu’il s’agisse des révolutions scientifiques, médicales, philosophiques, politiques, la production de croyances se déploie, toutes assez semblables : les thématiques de la guérison, de la réappropriation de soi, l’après-mort sont communes. Le phénomène sectaire serait-il une résistance psychique, profondément pathologique, par cette tentation de rompre l’ordre symbolique, de tenter de briser toute affiliation, toute transmission, qu’elle soit familiale, culturelle, rationnelle ?

Le primat de l’imaginaire, la création de néo-réalités séduisantes, fascinantes, de syncrétismes parfois terrifiants sont-ils une défense contre un changement d’époque ? Assistons-nous à une dérégulation des croyances ? Danièle Hervieu-Léger l’écrivait en 1999 : « Ce qui est fondamental dans ces nouveaux mouvements religieux, c’est la possibilité qu’ils donnent aux individus d’affirmer une religiosité personnelle. Ce qui est au centre, c’est l’individualisation des croyances qu’ils révèlent. » Le bricolage métaphysique a depuis longtemps de beaux jours devant lui.

En 1974, ce sont d’abord des familles de victimes qui se sont mobilisées face à la violence sectaire, et plus précisément contre l’Association pour l’Unification du Christianisme Mondial, plus connue sous le nom de son fondateur : Moon. Cela aboutira à la création de l’Adfi qui, en 1980, organisera le premier Colloque International sur le thème : « Le problème des tendances totalitaires dans certains mouvements religieux ou peudo-religieux. » C’est en 1982 qu’un véritable mouvement de lutte s’est constitué, tant parlementaire, juridique, associatif que de professionnels en Santé Mentale. Lire cette histoire jusqu’à nos jours permet de comprendre l’ampleur du travail à l’œuvre à travers la définition et la qualification de plus en plus claire et argumentée de ce que l’on nomme secte – avec cette discrimination nécessaire sur la question de la dangerosité.

La « pensée » perverse est sourde et aveugle à la réalité psychique. Vérité ou mensonge, qu’importe au pervers, expliquait Racamier, psychiatre et psychanalyste. Seule compte la crédibilité. « … du verbiage à la désinformation, de la déstabilisation des familles, des groupes et des institutions de soins, jusqu’à la terreur intellectuelle exercée sur les peuples […] la perversion est spécialisée dans la transmission de la non-pensée », ajoutait-il. Les gourous ne sont pas uniquement de vulgaires escrocs : affabulateurs convaincus, mythomanes flamboyants, coachs et thérapeutes autoproclamés, imposteurs funambules sur le fil de la psychose, ils ont à ce « titre » cette capacité stupéfiante à prendre dans leurs filets des personnes en déshérence. C’est ce que nous retrouvons dans un certain nombre de vignettes cliniques qui sont une partie importante du livre de Delphine Guérard.

Paranoïa, perversion et destruction des identités

Autre cas exposé dans le livre de Delphine Guérard : Monsieur X, qui a défrayé la chronique dans l’affaire des reclus de Montflanquin. Il a été mis en examen pour escroquerie, séquestration, actes de torture, abus d’état de faiblesse. Il se présentera comme agent secret, gestionnaire de fortune, et descendant de Charles Quint. Onze personnes d’une famille s’isoleront durant des années dans leur château du Lot-et-Garonne, persuadées qu’elles étaient victimes d’un complot fomenté par la franc-maçonnerie. Si cet individu a été présenté médiatiquement comme un gourou, il n’en est rien.

Ce qui est instructif, au travers des entretiens d’expertise psychologique que l’on découvre, c’est d’entendre sa capacité à séduire, méduser, impressionner, submerger, induire un délire de persécution en agissant sur des angoisses archaïques. Nous sommes au cœur du phénomène de l’emprise. S’en remettre totalement à quelqu’un, c’est être dépossédé de soi. Monsieur X n’est pas juste un imposteur, un escroc : dans sa personnalité s’enchevêtrent paranoïa et perversion, démesure narcissique, observation prédatrice. Certains de ses propos donnent à penser qu’il croit à ce qu’il dit tout en sachant que ses curriculum vitae, d’une incroyable véracité, sont manifestement faux. L’aveuglement de la croyance, la crainte, la culpabilité, sont les moteurs de l’adhérence à de telles personnalités souvent hors du commun. « La forme perverse narcissique de la paranoïa est beaucoup plus fréquente et dangereuse parce que les interlocuteurs n’en repèrent pas les aspects pathologiques… » écrit Sophie de Mijolla-Mellor, Professeure émérite de Psychanalyse, Philosophe à l’Université Paris-Diderot.

Madame L. proposait quant à elle une méthode psychothérapeutique révolutionnaire. Plusieurs paliers sont définis : « prendre conscience de la médiocrité de sa vie », « faire le vide des conditionnements », accéder à la « reprogrammation », puis « développer sa sensualité ». La dernière étape est un état de « conscience supérieure », « l’harmonie la plus totale ». Cette dame n’est pas seulement une thérapeute autoproclamée : elle est avant tout l’Épouse du Christ. Sa mission est de former afin « d’être libre dans la parole de Dieu. » Grâce à « l’aide » financière de ses fidèles, elle a créé une Association qu’elle dirige de manière autocratique puisqu’elle a atteint le Saint-Esprit. Elle en est la voix. Son savoir est absolu : ses intuitions, prémonitions, ordres, injonctions terrorisent ses disciples. Leur obéissance est définie comme « la soumission à la parole intérieure », à la liberté divine de l’amour. Pour se transformer, il faut rompre avec ses origines, sa filiation, son éducation, son passé. Dans le Monde céleste tout est possible.

Ses adeptes finirent par dénoncer des pratiques transgressives : des relations sexuelles groupales et parfois incestueuses imposées au nom de la libération de l’âme. Finalement, une dizaine de personnes ont porté plainte pour violences volontaires, complicité de viol, abus de faiblesse de personnes en état de sujétion psychique et physique. Madame L. avait induit un état d’attachement inconditionnel chez ses fidèles, qui ne pensaient plus pouvoir vivre si elle venait à manquer. La passion d’aliéner est à l’œuvre dans l’attaque des liens, l’identité afin d’effacer toute différence, organiser la confusion des corps, des sexes et des générations. Les insultes, les privations, les punitions, les récompenses, les gratifications visent la réactivation des processus archaïques individuels et groupaux. À travers des rituels collectifs sidérant la pensée, l’instrumentalisation des croyances, le besoin de reconnaissance, la régression est alors majeure, effroyable. Selon Delphine Guérard, quitter une secte nécessite un courage inouï.

D’autres entretiens nous éclairent sur les processus inconscients qui scellent la rencontre infernale entre gourous et adeptes. La question de la manipulation est discutée, car elle n’est pas suffisante pour expliquer ce qui semble au premier abord inexplicable.

Instrumentalisation de techniques et pratiques aliénantes

La dernière partie, très instructive, est consacrée au dévoiement des psychothérapies. Beaucoup de sectes ou de mouvances sectaires tentent d’infiltrer nombre de milieux professionnels à travers la formation continue, ou à travers d’autres approches subtiles, très élaborées. L’innovation, l’efficacité, la sûreté, la rapidité sont chaque fois mises en avant. La référence à certains travaux des neurosciences, la modification psychique de la biochimie cérébrale, les thérapies issues de la psychologie dite humaniste et l’approche psychocorporelle, la « gestion » des émotions, la compréhension du « cycle comportemental traumatique », les méthodes dites énergétiques, la liste est longue quant à ces promesses sonnantes et trébuchantes « d’améliorer ses relations aux autres », « donner un sens à sa vie », être plus efficient professionnellement.

Ce livre ouvre enfin à bien des questionnements actuels. Je m’autorise deux questions. Quel est l’avenir, l’impact de la diffusion, l’infusion idéologique entre ces groupes et mouvances plus ou moins dangereuses qui occupent Facebook, YouTube, Twitter, et des milliers de blogs prônant les médecines dites alternatives, le jeûne pour guérir, le rejet des vaccinations – combien de faux Pass Sanitaires en France ? –, sans parler de sectes soi-disant écologistes, évoquant la fin toute proche de l’humanité et qui engagent nos plus jeunes dans la voie du malthusianisme – c’est-à-dire ne plus faire d’enfants, militant pour un eugénisme libertaire puisque l’Apocalypse est là ? D’un extrémisme fou, The Church of Euthenasia en est peut-être un signe ancien parmi d’autres…

Et enfin, quelle est la nature et le lien diffus des entreprises sectaires, depuis une dizaine d’années, avec la montée fulgurante des théories du complot qui irriguent dangereusement nos sociétés dans un délire très vite contagieux fait d’assertions péremptoires, manichéennes, univoques, construisant une néo-réalité et que l’on commence à nommer comme ère de la post-vérité ?

Une des lignes directrices de cet ouvrage montre que l’emprise sectaire se déploie sur la tentative de transformation des personnes et de la réalité. A méditer.

Article écrit par

Christian Desbrun, Professionnel en Santé Mentale, infirmier en Centre Médico-Psychologique durant 20 ans. Auteur de plusieurs recueils de nouvelles, notamment historiques, et d’un roman publié aux Éditions Atramenta.

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