Sébastien Perez, auteur de nombreux albums jeunesse en collaboration avec Benjamin Lacombe (L’herbier des fées, Généalogie d’une sorcière, Destins de chiens, Facéties de chats ou tout récemment Frida) se tourne à présent vers une littérature davantage tournée vers un lectorat adolescent ou adulte avec ce très beau roman graphique illustré par Sophie de la Villefromoit, Les Fées de Cottingley, paru aux éditions Soleil dans la très belle collection Métamorphose et inspiré par le fait divers du même nom qui se déroula en Angleterre au début du 20e siècle et déchaîna les passions.
Du fait divers au récit onirique
Pour rappel, en 1917, Frances Griffith, 9 ans et sa cousine Elsie Wright, 15 ans, se prennent en photo en compagnie de fées près de la rivière proche de leur maison et montrent les clichés à leurs parents. La mère d’Elsie prend les clichés au sérieux et la nouvelle se répand comme une traînée de poudre et fait sensation. De 1917 à 1920, les deux cousines prendront cinq clichés en compagnie des fées et des personnalités telles qu’Arthur Conan Doyle, l’auteur des Sherlock Holmes, ou encore Edward Gardner, membre éminent de la Société Théosophique de Bradford, s’intéresseront à cette affaire et soutiendront ardemment les deux enfants, allant jusqu’à réclamer des expertises de laboratoires photographiques afin de les authentifier. Les résultats seront contradictoires. Vers la fin de leur vie, dans les années 80, les deux femmes finissent par avouer la supercherie : elles avaient découpé des fées en carton dans des livres pour enfants et les avaient fait tenir avec des épingles à chapeau. Cependant, Frances maintiendra que la cinquième et dernière photo était authentique.
Partant des grandes lignes de cette histoire, Sébastien Perez a tissé un récit onirique à la forte dimension psychologique, oscillant entre merveilleux et cruauté afin de raconter l’histoire du point de vue de Frances, en partant du principe qu’elle avait dit la vérité au sujet de la dernière photo. Nous suivons donc les aventures de cette petite fille de 9 ans qui part s’installer avec sa mère chez sa cousine Elsie qu’elle n’a jamais rencontrée auparavant alors que son père vient de rejoindre le front. L’adolescente de 15 ans est fascinée par les fées et raconte à qui veut l’entendre qu’elles existent. Une jeune fille qui se cache dans la forêt près de la rivière, Kate, les a déjà vues et se trouve sous leur protection. Mais, lorsque les filles commencent à prendre les photos truquées, leur soudaine notoriété instaure une rivalité entre elles, dont la mystérieuse et ambiguë Kate, aux yeux verts et à la peau d’une blancheur transparente, va tirer profit de manière insidieuse.
Il sera donc question, dans Les Fées de Cottingley, du passage de l’enfance à l’adolescence, mais aussi de la vieillesse, illustrant ainsi ces trois périodes de la vie d’une femme. La mythologie celte, dont sont issues la plupart des légendes entourant les fées, mettait en avant le triple aspect de la déesse (enfant, femme, vieille femme), que l’on retrouve également dans les contes. Sébastien Perez y a-t-il pensé ? On ne saurait en être sûrs, en tout cas, l’histoire a clairement été pensée comme un récit initiatique, à l’imaginaire foisonnant, s’appuyant en partie sur des éléments propres aux contes ou à la littérature fantastique (d’inspiration gothique), tout en conservant une dimension réaliste, où l’onirisme s’infiltre progressivement.
De superbes illustrations pour une histoire entre macabre et merveilleux
En effet, si l’on sait dès le départ que Frances et Elsie truquent leurs photos, Les Fées de Cottingley évolue dans une atmosphère mystérieuse qui ne tardera pas à devenir anxiogène. Angoissée par le sort de son père parti combattre l’Allemagne, Frances fait des cauchemars, est hantée par des visions tour à tour merveilleuses et macabres, imprégnant le roman graphique d’un fort onirisme qui passe autant par le texte de Perez que les beaux dessins de Sophie de la Villefromoit. L’artiste, qui a déjà illustré plusieurs livres jeunesse, dont une édition des Malheurs de Sophie ou encore un recueil de contes, donne vie à cet univers de manière saisissante et trouve le parfait équilibre entre macabre et merveilleux, disséminant également ça et là quelques références à la peinture – pré-raphaélite, notamment. Entre couleurs aux tonalités sombres ou plus chatoyantes, elle plonge le lecteur dans un univers fascinant, où l’eau et la nature tiennent une place centrale. Ces illustrations sont essentielles au récit, à tel point que parfois, les mots de Sébastien Perez cessent et les dessins de Sophie de la Villefromoit prennent le relais pendant plusieurs pages, racontant en images les rêves et visions de Frances. C’est en ce sens que le livre peut être considéré comme un roman graphique, et non comme un « simple » beau livre illustré, bien qu’il ne s’agisse pas d’une bande dessinée.
L’évolution du récit est prenante et accorde une place grandissante à l’onirisme, de sorte à ce que le recours au fantastique se fasse de manière naturelle et d’autant plus marquante. On relèvera que Sébastien Perez ne s’est pas contenté de s’inspirer de l’imaginaire naïf et un peu niais rattaché aux fées dans la culture populaire récente, mais s’est au contraire rapproché en partie des origines du mythe celte, où ces créatures rattachées à la nature, ni entièrement bonnes ni malfaisantes, pouvaient jouer de cruels tours aux humains, comme se montrer généreuses. Cette ambiguïté, bien plus intéressante fondamentalement, est utilisée ici avec beaucoup de brio, et mêle la légende à une dimension tenant davantage du conte gothique.
Le dernier tiers s’intéresse à la féminité de manière poétique, symbolisant le passage de Frances de l’enfance à l’adolescence avec une pointe d’érotisme qui reste toujours dans le domaine onirique. La fin, belle et troublante à la fois, apporte une conclusion touchante et puissante à ce roman graphique qui prend le fait divers, finalement assez terre-à-terre, comme point de départ d’un récit bien plus riche, qui se niche dans les zones d’ombre que l’on devine entre les lignes (pourquoi les filles ont-elles maintenu leur version durant la majeure partie de leur vie en dépit de l’attention pesante les entourant ?) pour réinterpréter les faits de cette histoire de fées en explorant un imaginaire vaste, rempli d’images évocatrices. On ressort ainsi des Fées de Cottingley, qui prend parfois des allures de vieux livre de contes (certains passages se présentent d’ailleurs comme les pages d’un recueil) autant troublé que charmé, avec le désir de s’aventurer de nouveau sur les chemins de Cottingley en compagnie de Frances et Elsie.
Les Fées de Cottingley de Sébastien Perez et Sophie de la Villefromoit, éditions Soleil, sortie le 23 novembre 2016, 152 pages. 22.95€