Un homme d’action au coeur de « l’âge d’or » du cinéma français
Disparu il y a un peu moins de 2 ans, Claude Carliez fut pendant plus de 40 ans l’un des plus grands cascadeurs du cinéma français, dont on se souvient pour avoir réglé les scènes d’action de nombreux films avec Jean Marais ou Jean-Paul Belmondo, mais aussi Alain Delon, Pierre Richard, Louis de Funès et bien d’autres. Des films où il entraînait lui-même les comédiens, et réalisait parfois certaines cascades.
Ces mémoires, publiées aux éditions Michel de Maule (Dîner chez Marlene, Ma famille de coeur…), furent achevées peu de temps avant sa mort et finalisées de manière posthume par le journaliste François Cardinali, qui avait conduit de longs entretiens en sa compagnie afin de l’aider dans cette entreprise. Ce beau livre illustré en grand format retrace donc le parcours hors-norme de cet homme d’action passionné, dont le savoir-faire a contribué à « donner ses lettres de noblesse » au cinéma d’action français, comme le rappelle à juste titre Jean-Paul Belmondo au sein de la préface. La présentation non-chronologique de ces mémoires, davantage organisées en chapitres centrés autour de différentes personnalités ou thématiques, justifie donc le titre Souvenirs en cascades, au-delà du simple jeu de mots.
Grandes amitiés, professionnalisme et modestie
Claude Carliez débute dans l’escrime à l’adolescence, où il reçoit notamment les cours d’un célèbre coordinateur de cascades de l’époque, André Gardère, qui lui mettra le pied à l’étrier lorsqu’il le croisera par hasard sur un quai de métro parisien, au début des années 50. Le jeune homme fait alors ses débuts en tant qu’escrimeur-cascadeur, puis devient l’assistant de Gardère sur divers films, dont certains avec Jean Marais, avec lequel il lie bientôt une véritable complicité. A tel point que l’acteur fétiche de Jean Cocteau exige que ce soit Carliez qui s’occupe des scènes d’action de ses prochains films, au grand désarroi de son mentor, qui, blessé, le prend assez mal. Par loyauté, le cascadeur est d’ailleurs à deux doigts de refuser cette opportunité, mais l’intervention de Jean Marais porte ses fruits et, en 1960, il occupe pour la première fois le poste de coordinateur des scènes d’action sur le film d’André Hunnebelle, Le Capitan, avec Marais et Bourvil.
A partir de ce moment-là, il devient un atout essentiel sur les tournages de films d’action ou de cape et d’épée, mais aussi de comédies, de l’inoubliable Cartouche de Philippe de Broca (également réalisateur du méconnu Le Roi de Coeur…) à Peur sur la ville d’Henri Verneuil, tous deux avec Belmondo, en passant par La folie des grandeurs et La grande vadrouille de Gérard Oury, ou encore, dans les années 90, La fille de d’Artagnan de Bertrand Tavernier avec Sophie Marceau, que Carliez décrit comme une actrice rigoureuse et perfectionniste. Il supervisera même l’équipe française sur deux James Bond avec Roger Moore, Moonraker et Dangereusement Vôtre, ce qui lui permettra de prendre la mesure du professionnalisme des Américains, qui allouent un budget bien plus grand aux scènes d’action quand les coordinateurs français doivent souvent avoir recours au système D pour pallier un manque de moyens.
Pourtant, malgré ce palmarès impressionnant, et un travail unanimement salué qui a eu une grande influence sur beaucoup de cascadeurs actuels, Claude Carliez demeure toujours humble d’un bout à l’autre de ces mémoires. Son soucis du travail bien fait, sa passion pour son métier et l’immense respect qu’il voue aux nombreux acteurs et collaborateurs avec lesquels il a eu l’occasion de travailler transparaissent à chaque page, et il ne se laisse jamais aller aux bassesses des règlements de compte, préférant sans doute passer sous silence ses rencontres les moins concluantes. Il ne donnera pas, par exemple, le nom de ces acteurs trop sûrs d’eux, qu’il mentionne au détour d’un chapitre, ceux qui aiment se vanter de leurs prouesses physiques, et dont le résultat des cascades à l’écran n’est pas à la hauteur. Il préfère au contraire évoquer ses belles rencontres, l’audace des uns et le professionnalisme des autres, ou souligner les efforts de comédiens dont l’action n’est pas le métier, et qu’il réussit néanmoins à entraîner afin de leur faire réussir des cascades simples. Tout juste dira-t-il, dans ce qui constitue son commentaire le plus mitigé à l’égard d’un acteur, que Charles Bronson, en raison de son mutisme et malgré son professionnalisme, n’était peut-être pas, humainement, un homme des plus chaleureux.
Un ouvrage passionnant rempli d’anecdotes surréalistes
Cependant, ces mémoires ne sont pas l’occasion pour Claude Carliez de simplement passer la pommade à ses anciens collaborateurs. Pour tout amateur de l’âge d’or du cinéma d’action français, Souvenirs en cascades est un ouvrage passionnant, une mine d’or d’anecdotes sur le réglage des combats et autres scènes d’action impressionnantes et parfois surréalistes qui ont émaillé des oeuvres cultes. Bien sûr, en tant que professionnel consciencieux ayant à coeur de conserver intacte la magie du cinéma aux yeux des spectateurs, il ne révèle pas tous les « trucs » de ces scènes, mais ses récits de tournage, où des monstres sacrés tels que Belmondo ou Marais, qui tenaient à réaliser la majorité de leurs cascades, prenaient parfois de sacrés risques, sont assez jubilatoires. Bien sûr, les risques pris par les cascadeurs eux-mêmes pour faire naître cette magie à l’écran sont évoqués plus d’une fois, notamment lorsqu’il raconte plusieurs incidents rapprochés qui faillirent lui coûter la vie.
On mesure à quel point il s’agissait d’un autre temps, où les effets spéciaux n’avaient pas encore tout envahi, et où la loyauté était une valeur centrale, qui pouvait l’emporter sur l’argent. Bien sûr, il serait sans doute exagéré de prétendre que toutes ces valeurs ont disparu, mais, alors que le film d’action français a aujourd’hui du mal à s’imposer, alors que des comédies aux dialogues bien moins percutants et affûtés cartonnent, on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine nostalgie envers cette époque dont les derniers représentants vieillissent inexorablement. Ce vétéran des scènes de combat nous offrira par ailleurs au détour d’un chapitre le récit surréaliste et jubilatoire d’un véritable duel à l’épée qui se tint en 1958 et pour lequel il entraîna le marquis de Cuevas, alors âgé de 73 ans, et bien décidé à laver son honneur suite à un affront de son « ami » Serge Lifar au sujet d’un de ses spectacles. Une anecdote pittoresque qui fit les gros titres des médias, et qui appartient définitivement à une autre époque !
Goûtant peu au pessimisme ambiant au crépuscule de sa vie, Claude Carliez achève ses mémoires sur l’idée de transmission. S’il a déjà légué son savoir-faire à son fils, Michel, qui a suivi ses pas et s’est fait un nom dans le métier, l’ancien régleur de scènes d’actions appelle également de ses voeux, dans la conclusion du livre, le développement de l’escrime artistique en France, lui qui est rentré dans le milieu par cette discipline exigeante, qui est sans doute moins prégnante aujourd’hui, où le film de cape et d’épées a plus ou moins disparu. Revenant sur les honneurs qu’il reçut en 2013 pour l’ensemble de sa carrière aux Trophées Gil Delmare, il en profite pour évoquer l’émotion qu’il ressentit face au discours de son fils, passant modestement sous silence sa décoration de Chevalier de l’ordre national du Mérite, qu’il reçut pourtant la même année. Humble et pudique, il préfère, plutôt que de compter ses lauriers, se tourner une dernière fois vers ses pairs, leur passant symboliquement le relais d’un « Action ! » qui n’aura eu de cesse de ponctuer sa vie. Par le biais de ce Souvenirs en cascades, c’est donc avant tout un bel hommage qu’il rend à ce métier de l’ombre essentiel au cinéma, qu’il a contribué à mettre en lumière avec la générosité et la discrétion qui le caractérisait, et qu’il n’appartient qu’à ses successeurs de continuer à faire vivre et évoluer.
Souvenirs en cascades : Conversations avec François Cardinali de Claude Carliez, avec la participation de Michel Carliez, Éditions Michel de Maule, sortie le 12 décembre 2016, 208 pages. 35€.