L’autre face du Soleil Noir
Après un premier tome sombre, Crash, où se profilait un sentiment d’apocalypse, Alex Jestaire sera de retour en librairie le 16 mars prochain avec Arbre, second volet de son cycle Contes du Soleil Noir, publié Au Diable Vauvert. Le narrateur en est toujours Monsieur Geek, cet espiègle observateur de notre temps, les yeux rivés sur les écrans, mais qui semble voir au-delà, de l’autre côté de la matrice, là où de curieuses choses se préparent, des événements qui pourraient bien mener à l’Apocalypse, à moins que…
Ces contes ont une claire dimension ésotérique et onirique, voire psychédélique, et au sein de chaque histoire, la notion toute symbolique de Soleil Noir revêt des aspects qui peuvent être aussi bien positifs que négatifs. Ce Soleil Noir peut évoquer une éclipse de la raison, un sentiment d’aliénation toute contemporaine que l’auteur explore ici, mais il ne faut pas non plus oublier que les ténèbres — à ne pas confondre avec la conception du Mal — peuvent, elles aussi, nous éclairer sur bien des aspects. Après tout, ne dit-on pas que nos pires expériences, nos pires cauchemars, peuvent nous en apprendre davantage sur nous-mêmes ?
Une histoire à la tournure inattendue
Après le désespoir de Malika dans Crash, c’est ainsi un conte bien différent qu’Alex Jestaire tisse ici. L’héroïne, Janaan Patel, 26 ans, jeune journaliste indienne aux méthodes d’investigation particulières, insuffle en effet une énergie complètement différente à Arbre : vive, bouillonnante, enjouée et détachée à la fois. La chaleur du soleil tapant sur la peau contre la marée froide qui engloutissait peu à peu Malika, à la fois présente et absente au monde et à elle-même.
Bien sûr, au-delà de la présence de Monsieur Geek en tant que narrateur, on retrouve d’autres éléments de l’univers d’Alex Jestaire, à commencer par ces nombreux passages oniriques, où le lecteur se retrouve en immersion. Cela est perceptible dès les premières pages, où le narrateur emprunte le point de vue d’un oiseau volant au-dessus du désert et apercevant un arbre, qui pourrait tout aussi bien être l’Arbre de Vie. Nous suivrons ensuite un homme tenant une ferme bio en Inde, avant de faire la rencontre, à Londres, de notre héroïne, qui nous embarque dans une aventure somme toute banale pour elle (extorquer les confidences d’un fils de pour nourrir ses articles), qui prendra cependant un tour inattendu.
Car là réside la particularité d’Arbre : le roman est articulé autour d’un contraste très fort entre sa première et sa seconde partie, une symétrie, comme l’explique Alex Jestaire dans notre interview avec lui, qui prend le lecteur de court, un peu à l’image de Janaan, jeune femme assurée qui ne doute de rien, d’autant plus qu’elle est dotée d’un mystérieux pouvoir magique lié au Soleil Noir, et qui va néanmoins se retrouver impuissante face à cet incident qu’elle n’avait pu anticiper. De sympathique manipulatrice à laquelle on s’identifie, elle devient celle que l’on manipule, que l’on contraint, et le lecteur se retrouve lui aussi confronté à un fort sentiment d’impuissance. Difficile de rentrer dans le détail sans trop en dévoiler, disons simplement que Jestaire joue à manipuler le lecteur, mais il le fait à bon escient, pour renforcer notre identification à Janaan et nous permettre d’appréhender pleinement ce dont il est question ici, de manière très symbolique et métaphorique.
Une lutte intérieure très symbolique
Ainsi, alors qu’un personnage, Iao, très symbolique, et tenant presque lieu de divinité antique, entre en scène, le narrateur a cette formule pour exprimer le sentiment qu’il symbolise : « nous sommes les automates sanglants d’un monde qui n’a jamais eu de sens » (p. 100). Il y a ce sentiment que ce monde moderne ultra-connecté entraîne paradoxalement une anesthésie : à force de voir le virtuel gagner du terrain et les gens se réfugier derrière un écran, et, dans le roman, des casques à priori bien plus perfectionnés que les casque de réalité virtuelle actuels, une distance s’est installée entre les individus, vis-à-vis des autres, mais également vis-à-vis d’eux-mêmes. Ce qui va arriver à Janaan en est finalement le symptôme, ou le symbole, selon la manière dont on voit les choses.
Beaucoup de personnes sont soumises à une violence très grande aujourd’hui, que ce soit un événement violent et subit qui leur « tombe » dessus comme Janaan, ou une violence quotidienne plus insidieuse, et cette distance peut-être un moyen de se protéger, un moyen de survie, que cette dissociation soit d’ordre traumatique à proprement parler ou non. On pensera alors à ce passage, où l’héroïne, telle Inanna nue et prête à succomber aux portes de l’Enfer, est au fond et semble être complètement démunie :
Son esprit ne dit plus grand-chose de clair, n’envoie plus vraiment de signal – l’essentiel se passe dans son ventre, au milieu d’elle-même, comme si tout là-dedans s’écroulait, ou s’apprêtait à rompre. Et que peut-elle faire sinon accepter, subir sans résistance, et arrivera ce qui arrivera? Elle ne veut pas regarder cette chose en face, elle ne veut même pas essayer de comprendre ce que c’est, autrement il y aurait une fenêtre ouverte en prime time sur la folie – c’est sûrement ce qu’ils veulent et ce serait idiot de les laisser l’avoir – elle tiendra autant qu’elle pourra.
Mais — et c’est là la grande différence avec Crash —il y a un espoir dans Arbre. Et Janaan, après avoir accepté son sort, va, telle Innana, se relever et « renaître de ses cendres », en quelques sorte, en acceptant cette chose tapie en elle, qu’elle ne connaît pas très bien, mais qui fait partie d’elle. Et, puisque nous parlons de dimension symbolique et mythique, nous pourrions citer cette analyse de l’anthropologue Joseph Campbell, qui était spécialisé en mythologie comparée :
Le héros, dieu ou déesse, homme ou femme, la figure au sein du mythe et le rêveur à l’intérieur du rêve, découvre et assimile son opposé (son moi insoupçonné) soit en l’avalant, soit en étant avalé. Une à une, les résistances cèdent. Il doit mettre de côté sa fièreté, sa vertu, sa beauté et enfin sa vie, et s’incliner ou se soumettre face à l’intolérable sans nom. En fin de compte, il découvre que lui et son opposé ne sont pas différents, mais ne font en réalité qu’un.
Joseph Campbell, The Hero with a Thousand Faces, Baskerville, Fontana Press, 1993 (éd. originale Princeton University Press, 1949), pp. 105-109. Traduction personnelle.
Si nous ne révélerons bien entendu par quel moyen Janaan parviendra à se sortir de ce mauvais pas, soulignons que l’image convoquée par Campbell « d’avaler ou être avalé » est dans ce cas assez appropriée…
Parfois difficile à lire en raison de sa violence et son caractère résolument cru et frontal, et parfois plus difficile à suivre au milieu de ce chaos qui reflète le tumulte intérieur de l’héroïne, Arbre ne sera pas forcément du goût de tout le monde, ce qui ne lui retire en rien ses qualités. Alex Jestaire signe là un roman sans concession, mais habité d’un espoir qui, après avoir été éclipsé, ressurgira avec une force insoumise. L’onirisme du récit est également superbement rendu par les belles illustrations en noir et blanc de Pablo Melchor disséminées ça et là. Si l’on quitte Janann au terme de ces 120 pages, Contes du Soleil Noir nous réserve assurément de nombreuses surprises. Rappelons en effet que trois autres tomes sortiront au cours de l’année, ce qui n’est qu’un début…
Contes du Soleil Noir : Arbre d’Alex Jestaire, illustrations de Pablo Melchor, Au Diable Vauvert, 128 pages. 9,99€.
Découvrez également notre interview avec Alex Jestaire.