Illustrateur de bande-dessinée (Carmen McCallum…) et de romans de science-fiction, Stéphane Girard, alias Gess, signe ici son premier album en tant que scénariste, dessinateur et coloriste depuis vingr-cinq ans. Premier récit issu des Contes de la Pieuvre, un univers qu’il avait imaginé en 2011 au moment du lancement du site participatif 8Comix, La malédiction de Gustave Babel, paru aux Éditions Delcourt, est une BD onirique comme on en voit peu, qui ne se contente pas de disséminer de-ci de-là des éléments pop, vaguement étranges, mais assez lisses dans le fond. En nous racontant le rêve éveillé d’un tueur à gages solitaire alors qu’il est en train de mourir, l’auteur nous embarque dans un voyage où récit et dessin s’accordent à merveille pour nous permettre d’appréhender cette figure complexe et ses questionnements métaphysiques, un peu comme si nous pénétrions et nous abîmions à l’intérieur d’un poème ou d’une oeuvre d’art.
Un univers onirique vertigineux
De poésie et de littérature, il sera d’ailleurs bien question ici, puisque le héros de Gess, Gustave Babel, est épris de l’oeuvre de Baudelaire, qui lui sert tout à la fois de repère et de réconfort. Mais on pensera également à l’esprit sombrement surréaliste des fictions de l’auteur mexicain Jorge Luis Borges, qui n’hésitaient pas à interroger l’identité, la réalité ou la notion d’infini en utilisant des motifs tels que les labyrinthes. Fourmillant de références littéraires, avec une forte dimension philosophique et métaphysique, son univers singulier, qui peut parfois sembler un brin froid et distancié, a influencé de nombreux artistes et on retrouve un peu de son esprit et sa sensibilité dans l’atmosphère mélancolique et tentaculaire de La malédiction de Gustave Babel, où nous avons parfois l’impression de voir les paysages mentaux correspondant à des parties de la vie du personnage se mélanger et se désagréger devant nous. Il y a également un peu de David Lynch par la dimension onirique de l’album, mais aussi la coiffure particulière du héros, qui n’est pas sans rappeler celle de Jack Nance dans Eraserhead.
S’il ne prend pas toute la place, on trouve d’ailleurs bel et bien un aspect pop dans l’album, puisque certains personnages de ce Paris de la Belle Époque où on causait un argot fleuri (l’occasion de ressortir L’ABC de l’argot sans se fader le dico !), prennent les traits de Gérard Depardieu, DSK, Tim Burton, Patti Smith ou encore Hitchcock, sans parler de la prostituée Mado, dont les traits rappellent par moments la Delirium du génial et très onririque comics Sandman de Neil Gaiman (dans sa dernière période), elle-même inspirée de la chanteuse et pianiste Tori Amos. Pourtant, malgré le côté à priori incongru de la chose, ce panthéon baroque fonctionne parfaitement et participe au charme de l’ensemble, accentuant cette impression de naviguer à travers tout un imaginaire.
Un album qui ne cesse de se déployer
Cet aspect de rêve éveillé à la dimension littéraire appuyée pourra décontenancer les lecteurs préférant des albums plus directs, où les tenants et aboutissants sont clairs dès le départ. Ceux-là pourront trouver La malédiction de Gustave Babel un peu trop hermétique. Les autres seront ravis de découvrir une bande-dessinée d’une rare maîtrise, qui nous entraîne au coeur d’un labyrinthe vertigineux sans pour autant négliger l’émotion, contenue mais bel et bien présente pour qui saura la voir. La solitude, la mélancolie du personnage, sa naïveté également, qui tranche avec sa « profession » de tueur impitoyable, le rendent touchant, de même que son incapacité grandissante à mener à bien ses contrats. Les parties les plus oniriques de l’album donnent vie à ses hantises comme ses rêves de liberté à travers des dessins de toute beauté, parcourus de ruptures et contrastes, notamment au niveau des couleurs, et donnant l’impression de faire appel à différentes techniques.
Ainsi, en refermant l’album, certains points de l’intrigue conserveront leur mystère et certaines suppositions que l’on peut tirer demanderont une relecture attentive, mais, au final, cela n’est pas tellement important puisque, à l’instar de Lynch avec Lost Highway, Gess conçoit ici un fabuleux ruban de Möbius où tout n’est pas nécessairement censé coïncider, de sorte que chacun pourra avoir son opinion sur l’identité de l’enfant ou de l’Hypnotiseur, par exemple. Cependant, au-delà de l’intrigue à proprement parler, ce qui demeure en nous en refermant La malédiction de Gustave Babel, telle une mélodie lancinante, est sa poésie surréaliste de chaque instant, qui se retrouve aussi bien dans les dessins que le texte et que Gess déploie à l’image des différentes strates du récit, qui se succèdent, s’entrechoquent, se confondent. L’un des albums-phares de ce premier trimestre (de l’année ?), qui donnent envie de replonger très vite dans ces Contes de la Pieuvre.
La malédiction de Gustave Babel : Un récit des contes de la Pieuvre de Gess, Éditions Delcourt, sortie le 25 janvier 2017, 200 pages. 24,95€