Caractéristiques
- Titre : Hillbilly Elégie
- Traducteur : Vincent Raynaud
- Auteur : James-David Vance
- Editeur : Éditions Globe
- Date de sortie en librairies : 6 septembre 2017
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 284
- Prix : 22€
- Acheter : Cliquez ici
- Note : 8/10 par 1 critique
Comprendre l’Amérique de Trump
Alors que l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis a été ressentie comme un séisme par beaucoup, les Éditions Globe nous proposent en cette rentrée littéraire le témoignage autobiographique d’un illustre inconnu, J.D. Vance, avocat de 33 ans issu de l’Amérique profonde ayant fait de brillantes études à Yale malgré une histoire familiale chaotique. Plus qu’une simple histoire de courage, c’est surtout une vision édifiante des difficultés minant la classe ouvrière blanche américaine que nous propose l’auteur, qui a par ailleurs effectué des recherches approfondies sur le sujet pour mieux mettre en exergue sa propre histoire. Sorti en Amérique en 2016 accompagné du sous-titre A Memoir of a Family and Culture in Crisis (Mémoires d’une famille et d’une culture en crise), Hillbilly Élégie annonçait déjà, à sa manière, l’inévitable victoire du milliardaire mégalo face à Hillary Clinton.
Pourquoi ? Parce-que le climat et les difficultés de cette « autre » Amérique, celle qui ne fait pas partie des élites des côtes Est et Ouest, n’a pas été réellement comprise par les politiciens. Malgré sa volonté d’améliorer la condition sociale des citoyens américains, Hillary Clinton a principalement pris la parole dans des États stratégiques sur lesquels elle possédait déjà une certaine assise, comme la Floride. Ce qui n’a pas aidé à convaincre cette classe ouvrière fragilisée, qui la voyait déjà comme la représentante d’une élite, tandis que le « self-made man » Trump est allé à la rencontre de ces électeurs potentiels pour mieux les séduire, leur promettant du travail et critiquant vertement les entreprises comme Ford cherchant à se délocaliser, tout en titillant leurs peurs archaïques envers les immigrés venus leur « voler » leurs postes.
S’élever au-delà de sa condition
S’il n’évoque à aucun moment la campagne présidentielle qui faisait rage avant la publication de son livre, J.D. Vance donne aux lecteurs des éléments permettant de comprendre plus précisément cette fracture profonde entre ces deux Amériques. Sans jamais excuser ceux que l’on nomme white trash ou rednecks, l’auteur montre comment cette classe sociale isolée, dont les mœurs sont souvent en décalage avec celles des grands centres urbains, s’est retranchée derrière sa précarité, s’enfonçant dans des difficultés de plus en plus grandes. Élevé entre l’Ohio et le Kentucky par une mère infirmière exigeante et intelligente mais toxicomane, puis par des grands-parents aimants au comportement particulier, J.D. Vance comprend plus que quiconque à quel point le sentiment de prédétermination sociale mine cette population de manière ô combien insidieuse.
Pour s’élever au-delà de la condition de sa famille, le jeune homme a lui-même dû se faire violence pour persévérer, malgré une année de terminale chaotique en raison des conflits familiaux. Comme beaucoup de jeunes de l’Amérique profonde, une petite voix lui murmurait qu’en tant que petit gars des Appalaches, il n’était pas fait pour de grandes études. Encouragé par un début de parcours universitaire à l’Ohio State University, il finira malgré tout par postuler à la fac de droit de Yale, l’une des plus réputées du pays avec Harvard et Stanford. Non seulement il sera accepté dans cette prestigieuse institution, mais cela lui coûtera en définitive bien moins cher que s’il avait postulé à l’école, bien moins réputée, juste à côté de chez lui, puisque les plus grandes facultés américaines accordent des bourses d’étude d’un montant considérable pour venir en aide aux étudiants les plus modestes. Comme l’explique alors l’auteur, il n’aurait jamais cru cela possible, même dans ses rêves les plus fous, car on lui avait toujours inculqué le fait que l’Amérique des puissants ne fonctionnait pas à la méritocratie et laissait les gens de son milieu sur le bas-côté de la route.
Une fracture profonde
Conséquence de tout ça, en dehors des difficultés réelles apparues avec la fermeture de certaines grosses usines dans lesquelles on travaillait de père en fils, les « hillbillies » se sont réfugiés derrière l’idée qu’ils étaient et resteraient floués. Et Vance de dénoncer l’incompréhension de personnes bien intentionnées issues d’une Amérique plus privilégiée, et qui ont tendance à penser que les problèmes et comportements minant cette classe ouvrière sont exagérés et grossis par les médias de manière stéréotypée. Les proches et voisins qu’il a le plus entendus se plaindre des « assistés » qui vivent aux frais de l’État tandis que d’autres se tuent au travail sont, paradoxalement, ceux qui n’ont jamais travaillé ou gardé un travail de leur vie, explique-t-il à un moment donné.
Parce que la toxicomanie est un fléau dans ces régions d’une part, mais aussi et surtout parce que ce sentiment de prédétermination encourage une partie de ces citoyens à se résigner et à céder à la paresse, en faisant preuve de négligence et d’absentéisme injustifié lorsqu’ils trouvent un emploi. Il cite ainsi l’exemple d’une jeune femme qui avait trouvé un emploi de bureau grâce au coup de pouce de sa belle-famille, et qui était absente et en retard de plusieurs heures plusieurs fois par semaine sans jamais se justifier, durant plusieurs mois, avant d’être finalement remerciée. Idem pour un ancien collègue, qui prenait trois pauses d’une demi-heure par jour pour se rendre aux toilettes. L’intention de J.D. Vance n’est pas de montrer que la classe ouvrière blanche américaine est en effet constituée de white trash (« détritus blancs », littéralement), plutôt de faire comprendre que l’Amérique éduquée n’a pas vraiment compris l’ensemble des ressorts et mécanismes qui empêchent cette « autre Amérique » de surmonter ses difficultés.
Une population intolérante mais stigmatisée
De manière fort pertinente, Vance appuie sur le fait que cette classe ouvrière blanche possède de nombreux points communs avec les afro-américains et immigrés les plus précaires qu’elle ne porte ironiquement pas dans son coeur. En s’appuyant sur des études sur le sujet (et sur l’expérience de sa famille), il décrit comment des familles hillbillies (souvent d’origine irlando-écossaise) durent migrer dans les années 50 afin de trouver du travail et furent confrontées à l’intolérance des citadins du Midwest, qui les considéraient comme des arriérés aux moeurs méprisables. Il cite ainsi cette analyse de l’essayiste Philip J. Obermiller : « Ce qu’il y avait de dérangeant (pour les citadins du Midwest, ndlr) chez les Hillbillies était d’ordre ethnique. A l’évidence, ils appartenaient à la même catégorie que ceux qui dominaient la politique, l’économie et la société, sur le plan local et national (des Blancs), mais les Hillbillies avaient de nombreuses caractéristiques régionales en commun avec les Noirs en provenance du Sud qui arrivaient à Detroit. » (Appalachian Odyssey, 2000)
Depuis, on le sait, ces citoyens stigmatisés par les citadins ont développé une frustration voire une haine considérable envers les immigrés « racisés », qui ont pourtant été soumis à des difficultés similaires. Frustration d’autant plus amplifiée en 2017 que les tensions politiques entre citoyens américains n’ont jamais été aussi fortes, les uns insultant les autres (et vice-versa) pour leurs convictions politiques. Mais simplement accuser l’Amérique redneck de racisme et d’inculture ne permet pas d’appréhender pleinement le problème, même si ces élément sont bien réels…
Un récit familial touchant
Cette réflexion constitue le coeur d’Hillbilly Élégie, qui se révèle également un témoignage familial touchant, où J.D. Vance clame son amour pour sa famille et plus particulièrement Mamaw et Papaw, ses grands-parents hilbillies, grâce au soutien desquels il a pu s’en sortir, malgré le comportement destructeur de sa mère et l’absence de son père. S’il raconte les scènes surréalistes auxquelles il a assisté, ou encore les histoires cocasses transmises au sein de sa famille — sa grand-mère avait une fâcheuse tendance à menacer les gens avec son fusil et il dit connaître un grand nombre de personnes ayant tué ou failli tuer d’autres personnes au nom du « code de l’honneur » — cette autobiographie ne joue à aucun moment sur le voyeurisme ou la complaisance, bien au contraire.
Il tend à montrer que la réalité est bien plus complexe que n’importe quel discours méprisant ou bien intentionné, et cette division qui marque son récit est quelque chose qui le constitue aussi. Car, même si, en intégrant la Navy, puis en faisant des études de droit, il s’est élevé au-delà de sa condition et a ressenti une certaine distance vis-à-vis de ses proches, il reste au fond de lui un Hillbilly, qui aime les siens tout autant que certains travers le désespèrent. Et la manière dont il est parvenu, pas à pas, à prendre confiance en lui, puis à lutter contre certains réflexes d’auto-défense inconscients et profondément ancrés apporte un message fort montrant que la résilience est possible, à force de détermination.
Pour quiconque s’intéresse à l’Amérique de Trump, Hillbilly Élégie est donc une lecture essentielle permettant de comprendre de l’intérieur cette Amérique profonde méprisée, mais finalement assez méconnue, y compris de la classe politique américaine. Sans complaisance, J.D. Vance raconte son histoire et celle de sa famille, et met en lumière de manière pertinente les nombreux facteurs qui ont contribué à faire de cette classe ouvrière blanche ce qu’elle est aujourd’hui. Analyse sociologique et récit intime frontal et honnête se mêlent durant près de 300 pages. Une réflexion passionnante et stimulante, autant qu’un témoignage touchant.