En Abistan, tout le monde vénère le grand Yölah et Abi, son délégué sur terre. En Abistan, on agit selon les règles édictées dans le Gkabul. En Abistan, des milices des mœurs peuvent vous emprisonner voire vous condamner à mort si vous blasphémez, remettez en cause l’abigouv ou tentez de manifester une pensée contraire aux directives des mockbis. Toute ressemblance avec une situation existante serait purement fortuite…
Au commencement
Boualem Sansal (que nous avons rencontré lors d’une soirée littéraire exceptionnelle organisée par la Fondation Alliance Française) place son dernier roman 2084, la fin du monde dans le pays imaginaire qu’est l’Abistan. Habitué des créations linguistiques, il nourrit son roman de l’abilang, pleine de mots aussi surprenants que mockba, Qodsabad, burniqab… Surprenants ? Pas uniquement, ils nous interpellent également car, bien que fictifs et sortis de l’imagination de Boualem Sansal, ils nous rappellent des éléments réels. Et c’est là la force de ce roman, où tout est inventé mais tout nous ramène à la triste situation du monde actuel. Le début donc, c’est Ati, fonctionnaire malade qui quitte son sanatorium pour rentrer chez lui et entreprend une longue marche au cours de laquelle il va rencontrer différentes personnes, en particulier des combattants de la Grande Guerre Sainte. De retour dans sa mairie, il passe de plus en plus de temps avec Koa, petit-fils d’un grand mockbi (sorte de prêtre dispensant la parole sacrée) et ancien élève de la prestigieuse école de la parole. Entre eux une profonde amitié se noue mais surtout ils se posent de plus en plus de questions sur leurs situations. Pourquoi certains quartiers sont interdits ? Quand l’abilang a-t-il été créé et pourquoi ? Peut-on vivre sans croire à Yölah ? A partir de ces questions philosophiques (et d’une certaine remise en cause de l’ordre établi en Abistan), Ati et Koa vont partir dans un périple afin de retrouver un collègue qui a travaillé au service de la documentation et de la mémoire et qui aurait des réponses à leurs questions. Si leur première expérience est courte et intense, elle ne les décourage pas, au contraire, et les pousse plus en avant dans la quête qui pourrait être résumée par « avons-nous besoin de la religion pour être humain ? ».
Un monde imaginaire tiré de situations réelles
Boualem Sansal a pour habitude de dénoncer l’islamisme radical, ainsi que les régimes totalitaires. On retrouve parfaitement ces thèmes dans le livre 2084, la fin du monde. A travers le cheminement à la fois physique et moral de son personnage principal, Ati, l’auteur nous fait réfléchir au monde actuel, à l’embrigadement et au totalitarisme. Alors que ces questions sont malheureusement au cœur de la plupart des conversations (publiques ou privées), il les aborde avec talent, sans jugement particulier et à la manière d’un observateur neutre. Il peut même nous arriver à nous, lecteurs, d’oublier que l’Abistan est une dictature, certaines séquences étant simplement loufoques ou cocasses (les méandres administratifs de l’abigouv pouvant rappeler à certains quelques souvenirs à la limite de l’univers kafkaïen…). La place des femmes dans le monde de 2084 est quasi inexistante, les seules évoquées étant considérées comme sorcière ou données en mariage par le gouvernement, rappelant là encore qu’il contrôle la vie de tout un chacun. En revanche la question de l’ennemi comme unité permettant de garder une emprise sur le peuple est très développée ; les ghettos remplis de mécréants, condamnés à vivre dans la misère mais toujours aussi revendicatifs, leur utilité pour que le pouvoir se maintienne en place, etc. Tout cela est très bien développé et constitue une théorie à part entière qui, encore une fois, mérite une réflexion plus globale que nous pouvons étendre à la réalité.
De 1984 à 2084
Bien sûr nous ne pouvons pas parler du roman de Boualem Sansal sans évoquer celui de George Orwell. Paru en 1950, 1984 eut incontestablement une influence sur l’auteur. Tout d’abord, de son propre aveu, si son personnage principal Ati sort d’un sanatorium c’est en référence à Orwell qui fut lui-même soigné en sanatorium puisqu’atteint de la tuberculose (qui causera sa mort, un an avant la parution de 1984). Par ailleurs, on retrouve ici et là des références telles que les « blasphèmes » écrits sur une affiche sainte « Bigaye » (autrement écrit Big Eye, le Big Brother) mais également « 1984 », ce que personne en Abistan n’arrivera à comprendre. Également, tout le concept de novlangue se retrouve dans 2084, la fin du monde, avec la même notion d’appauvrissement non seulement du langage mais aussi (et surtout !) des esprits.
2084 la fin du monde est un roman prenant, une quête de vérité amenant son personnage principal dans un univers insoupçonné. Boualem Sansal nous montre avec talent le cheminement d’un homme conditionné depuis sa naissance par des croyances, qui souhaite découvrir le reste du monde et récupérer son libre-arbitre.
2084 la fin du monde par Boualem Sansal, aux éditions Gallimard, 2015. 288 pages, 19.50€.