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[Interview] Faire une bande-dessinée : La Météorite de Hodges, par Fabien Roché

De l'idée au livre, des croquis à la bande-dessinée achevée... © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
De l’idée au livre, des croquis à la bande-dessinée achevée… © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

Première BD de Fabien Roché, La Météorite de Hodges (Delcourt) est sortie en librairie le 3 mars, en plein re-confinement. L’auteur-dessinateur n’avait pu alors participer qu’à une seule séance de dédicaces, « d’autres ayant malheureusement dû être annulées suite au re-confinement partiel » comme il nous l’explique avant d’ajouter : « Mais c’était très agréable d’échanger avec quelques personnes qui avaient pu la lire et qui étaient curieuses d’en savoir un peu plus et moi aussi sur leur réception. » Depuis, l’auteur a pu rencontrer son public à Tours en Bulles et Fabien Roché sera au festival BD de Colomiers du 19 au 21 novembre.

Nous avons voulu en savoir plus sur l’auteur de La Météorite de Hodges, cette œuvre au style si singulier, à laquelle nous avons consacré une longue critique. Nous l’avons contacté par mail et il nous a répondu avec beaucoup de générosité. Voici un entretien complet avec un jeune auteur prometteur, qui raconte son parcours et la création de La Météorite de Hodges, pour ses (futurs) lecteurs et tous les rêveurs, tous les dessinateurs et dessinatrices qui veulent aussi se lancer dans l’aventure… Pour Culturellement Vôtre, Fabien Roché a accepté de montrer quelques-uns de ses croquis et crayonnés. Ils témoignent, s’il le faut encore, de l’immense travail de passion qu’est la création d’une bande-dessinée.

Devenir dessinateur de BD

Culturellement Vôtre : Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de votre formation aux écoles Estiennes et Gobelin à Paris? Plus particulièrement, votre formation a-t-elle permis de concilier les exigences du récit et celles du dessin?

Fabien Roché : J’ai étudié le graphisme « multimédia » aux écoles Estienne et Gobelins à Paris. Estienne était très libre, les professeurs ne mettaient pas de limites à l’expérimentation, étant eux-mêmes plus artistes que graphistes. Donc même si on était très peu mature artistiquement et qu’on avait une culture graphique peu fournie (c’était avant les blogs de graphisme) c’était très stimulant d’un point de vue créatif et on s’amusait beaucoup. Je crois que ça pousse à garder cette curiosité par la suite. Il y avait aussi une pratique du dessin régulière, avec des carnets à remplir ou des cours de nus, etc.

Détail d'un crayonné d'une planche de La Météorite de Hodges. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Détail d’un crayonné d’une planche de La Météorite de Hodges. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

L’école Gobelins a une tout autre approche, qui personnellement ne me convenait pas. C’est globalement plus appliqué à la vie professionnelle (ce qui n’est jamais une bonne idée à l’école !). Je n’ai donc pas appris l’art du récit à l’école (que je suis toujours en train d’essayer d’apprendre). Mais peut-être que l’approche conceptuelle du graphisme a un peu nourri ma façon d’écrire une histoire, ou du moins mon appréciation pour ce genre de récit. Quand au dessin, si je dessine régulièrement depuis que je suis petit, j’ai fortement freiné ma pratique quand je me suis lancé dans le graphisme, ce qui est une mauvaise idée lorsqu’on se retrouve à faire de la bande dessinée où il est conseillé de savoir dessiner rapidement… [On peut voir ses premiers essais de BD sur cet ancien blog.]

Croquis préparatoire de la page 25 de La Météorite de Hodges. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Croquis préparatoire de la page 25 de La Météorite de Hodges. On remarque que l’auteur a remplacé une case (en bas à gauche) par un autre dessin.  © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Crayonné grand format de la même page. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Crayonné grand format de la même page, avant encrage et mise en couleurs. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
La planche de la page 25 finalisée. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
La planche de la page 25 finalisée. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

De l’idée à la conception de La Météorite de Hodges

C V : Comment avez-vous découvert ce sujet? Avez-vous su aussitôt que vous teniez le sujet d’un roman graphique?

F R : Je travaillais sur une histoire courte qui tournait autour du hasard et du complotisme je crois, qui évoquait une anecdote que je me rappelais avoir entendu quelque part, un garçon qui se serait presque fait toucher par un petit fragment de météorite. En essayant de retrouver cette histoire sur internet je suis tombé sur l’histoire d’Ann Hodges qui m’a tout de suite passionnée et dont le thème était similaire.

Je crois avoir plus ou moins « visualisé » la scène d’introduction où la météorite tombe (l’envie de la montrer de manière non spectaculaire je veux dire). Ça me semblait bien plus intéressant que l’histoire que j’étais en train d’essayer de faire, également en terme de possibilité de mise en scène.

Après ses découpages en petit format, le dessinateur réalise des croquis de chaque planche (le plus souvent au format A4), présentant plus de détails. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Après des découpages en petit format, le dessinateur réalise des croquis de chaque planche (le plus souvent au format A4), présentant plus de détails. Ici, croquis de la planche page 50. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Version finale de la scène du croquis précédent. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Version finale de la scène du croquis précédent. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

Et je me souviens il y a longtemps penser qu’une histoire qui commencerait par une personne touchée par une météorite ou presque serait un super début de récit. Le hasard me l’a fourni ! Je pensais tout d’abord que ce serait une histoire courte d’une dizaine de pages. Puis petit à petit c’est passé à 15, 20, 30 pages, et lorsque Yannick Lejeune des éditions Delcourt m’a proposé d’en faire quelque chose (je le remercie !) j’ai essayé de pousser à 60 pages pour en faire un album. Donc, non, je n’ai pas tout de suite su que je tenais vraiment quelque chose, si on peut dire ça comme ça, d’autant que ma manière de raconter condensait beaucoup le déroulé de l’histoire… Donc je n’étais pas trop sûre que je puisse en faire tout un album.

Des premiers croquis à la mise en couleurs

C V : Comment avez-vous développé le style graphique de La Météorite de Hodges? S’est-il imposé rapidement?

F R : Je n’ai pas trop réfléchi au style graphique à vrai dire, parce que c’est comme ça que je dessine tout simplement. Un ovale pour la tête, deux points et une patate pour le nez ! J’ai toujours dessiné du genre ligne claire, et j’aurais aimé dessiner comme Matisse, mais je n’y arrive pas ! Ce qui est sûr c’est que je suis surtout attiré par les bandes dessinées au style simple, sur lequel l’œil glisse. Les BD où le dessin fait office d’outil principal de la mise en scène freinent mon œil, je m’arrête plus longtemps sur l’action pour admirer le dessin, un peu comme si je mettais « pause » lorsque je regarde un beau plan de film. Et même si cette approche fonctionne très bien, je suis personnellement plus partisan du « dessin transparent » comme dit Adrian Tomine. Après ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas une marge de manœuvre esthétique, comme on peut le voir avec Chris Ware ou autres. Là où je me suis un peu plus questionné, c’était sur le niveau de détails, les cases étant très petites. Comme il n’y a pas beaucoup de scènes directes, il fallait qu’il y ait assez de détails pour retranscrire les années 50 visuellement, avec les enseignes des magasins ce genre de choses.

L’aspect un peu rétro-cartoon, s’il est certainement influencé par Chris Ware, correspondait bien à la représentation d’Ann, qui est devenue un « personnage » suite à cette histoire. On trouvait aussi parfois des BDs racontées dans des petites cases en bandes dans les journaux de l’époque à côté de son histoire.

Découpage de la scène dans le musée, par Fabien Roché. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché
Séquencier de la scène dans le musée, par Fabien Roché. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché
Crayonné de la scène dans le musée, par Fabien Roché. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché
Détail d’un croquis plus avancé d’une planche de cette scène. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché
Crayonné de la même partie de la scène du musée. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Crayonné de la même partie de la scène du musée. On remarque que de nombreux éléments ont été changés de position, supprimés ou remplacés par d’autres. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
La version finale de cette partie de la scène du musée, par Fabien Roché. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
La version finale de cette partie de la scène du musée. Entre le crayonné précédent et cette version finale, de nombreux changements ont de nouveaux été faits. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

Au niveau des couleurs, la bichromie correspondait à l’époque puisque mes sources visuelles étaient en noir et blanc, et dans tous les cas je ne maitrisais pas la couleur. C’est une des manières classiques de coloriser en BD (de Daniel Clowes à Riad Sattouf). Les jeux d’ombres et de lumières, me permettaient de jouer un peu avec l’aspect série B et leur éclairage. Si on regarde bien j’ai ajouté un éclairage artificiel émanant de la météorite sur les photos ou vidéos où elle apparaît, manière de montrer la fascination irréelle qu’elle fait naître (et ma fascination personnelle !).

Les influences de Fabien Roché

C V : J’ai évoqué George Perec dans ma critique, qui a réinventé le romanesque grâce à des jeux de structure du récit, basé sur des choses du quotidien. Était-ce une source d’inspiration pour vous? Et plus largement, des œuvres graphiques, littéraires ou cinématographiques vous ont-elles inspirées?

F R : Je n’ai lu qu’un seul roman de George Perec pour le moment, Les Choses, que j’ai beaucoup aimé. Mais je connais l’Oulipo et un peu l’Oubapo, la version BD. Donc non je pense pas que ça m’ait inspiré directement, mais surement qu’il a inspiré Chris Ware, comme on peut le voir dans Building Stories et d’autres de sa génération. Il y a aussi une tendance ces dernières années dans les BD indés aux « listes » à laquelle j’ai apparemment souscrit. Dans tous les cas j’aime les BD qui arrivent à faire des mises en scène spécifiques au médium (mais pas que).

Comme Chris Ware, Fabien Roché met en scène des séquences en multipliant les petites cases, utilisant le gaufrier pour dilater le temps. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Comme Chris Ware, Fabien Roché met en scène des séquences en multipliant les petites cases, utilisant le gaufrier pour dilater le temps. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

Les auteurs BD qui m’ont inspiré sont évidemment Chris Ware (un peu trop je sais !) et principalement pour cette BD son Book of Joke pour son aspect journal ; mais aussi George Sprott de Seth lui même inspiré par Chris Ware ; Alpha de Jens Harder et les BDs éclatées de Daniel Clowes comme Le rayon de la mort. J’ai décidé de reprendre ce principe d’histoire chapitrée par thème et personnages, qu’on peut retrouver dans ces ouvrages et d’autres, de manière un peu immature sûrement, comme un exercice de style d’abord (typique des jeunes qui se lancent dans un art !). Puis ça s’est mis à fonctionner avec l’histoire puisque la vie d’Ann Hodges était lue à travers les journaux par le public, elle a donc été d’une certaine façon enfermée dans ces journaux, dans un personnage publique. J’ai essayé de jouer avec l’aspect déceptif de cette façon de raconter, on pense qu’on va avoir affaire à une histoire extraordinaire de type hollywoodienne et on a une histoire déceptive racontée de manière répétitive. Mais ça me permettait aussi de faire des digressions, qui m’intéressaient autant que l’histoire même.

Ce qui m’attirait surtout n’était pas la vie d’Ann en elle-même, mais ce que l’évènement « ouvrait » en possibilité de récit et de sens. Mais pour ça il fallait quand même se concentrer au plus près du personnage et la traiter avec respect.

Découpage d'une première version du rêve. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Découpage d’une première version du rêve. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

Ensuite il y a eu d’autres inspirations éparses. Par exemple, les pages où est représentée la météorite reprennent dans leur mise en forme les magnifiques gravures Analyse de la beauté de William Hogarth, j’ai « analysé » la météorite de Hodges. Ce titre correspond bien au pouvoir de fascination qu’exerce une météorite. La scène du rêve où Ann voit son double « publique » si je puis dire, a été inspiré par le très beau film Meshes of the Afternoon de Maya Deren (avant ça Ann était guidé par son mari mais ça fonctionnait mal) et la plongée dans son hématome au début du rêve vient certainement des films de David Lynch (de même que la couverture peut rappeler un peu Eraserhead).

L’idée de représenter la pierre en taille réelle a été inspirée d’une exposition d’Olafur Eliasson à la Fondation Louis Vuitton où on pouvait toucher une « vraie météorite » dans une pièce sombre et essayer de connecter avec l’objet. Sauf que je n’ai pas réussi à connecter avec l’objet (et pas grand monde de ce que j’ai vu), c’est bien trop abstrait à représenter pour mon cerveau ! J’ai donc dessiné la météorite avec une notice type développement personnel pour ironiser sur la connexion avec cet objet.

Croquis de la météorite de Hodges, par Fabien Roché. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché
Croquis de double-planche décrivant la météorite de Hodges, par Fabien Roché. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché
Version finale de cette double-planche. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Version finale de cette double-planche. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
L'inspiration de Fabien Roché : L'Analyse de la beauté (planche 1), eau-forte et gravure de William Hogarth (1753). Source : Wikipédia
L’inspiration de Fabien Roché : L’Analyse de la beauté (planche 1), eau-forte et gravure de William Hogarth (1753). Source

Comment structurer une bande-dessinée documentaire?

C V : La structure de La Météorite de Hodges est assez audacieuse et complexe. Aviez-vous un plan défini à l’avance, ou la structure s’est-elle développée au fur et à mesure de vos recherches?

F R : J’ai dit plus haut que je suis reparti d’un type de structure plus ou moins existant. A ce moment là, j’aimais les bande dessinées qui vous surprennent au fur et mesure de la lecture, et de manière général j’aime beaucoup certains films qui jouent avec la structure de la narration (comme ceux d’Hong Sang Soo, David Lynch, Apichatpong Weerasethakul, Godard, Lars von Trier…). J’aime bien l’effet « Kinder Surprise » de ce genre de narration ! En tant que novice, ça me donnait une contrainte pour tenter des choses formellement. C’est peut-être aussi une façon de pallier certaines faiblesses scénaristiques (scénariser de façon plus classique et fluide me semble très dur !). Mais c’était peut-être avant tout une manière d’éviter de raconter l’histoire de façon linéaire, non par crainte d’être trop classique, mais parce que je n’avais pas l’impression que je saurais réussir à boucher les trous du récit : je ne m’imaginais pas dessiner des scènes des crises de nerfs d’Ann Hodges, par exemple, cela m’aurait semblé un peu trop impudique.

J’ai imaginé raconter l’histoire avec le personnage principal en hors-champ, qu’on ne la voit qu’à travers ses représentations médiatiques ou iconographiques, puisqu’elle s’était d’une certaine manière faite « voler » son histoire.

Une fois ça mis en place j’ai progressivement chapitré par thème et double page (dont j’ai choisi l’ordre à la toute fin, en essayant de créer un certain rythme narratif et visuel). Mais, pour éviter que le récit soit complètement désincarné, j’ai eu l’idée d’ajouter une scène de rêve à la fin, que j’écrirai une fois tout le reste presque fini, pour que j’arrive à y condenser le reste du récit.

Le dessinateur de BD a souvent recours à un séquencier, ici une sorte de croquis des planches en miniature, qui permettent de visualiser rapidement l'aspect et le rythme de l'album. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Le dessinateur de BD a souvent recours à un séquencier, ici une sorte de croquis des planches en miniature. Cela permet de visualiser rapidement l’aspect et le rythme de l’album. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

Le côté répétitif s’est imposé du fait que j’ai commencé le récit comme une histoire courte, donc en dévoilant son déroulement tout de suite. Je ne voyais pas trop comment raconter les points de vue des autres personnages sans repartir du début, et je trouvais ça drôle aussi. Ça donne l’idée qu’ils ont vécu le même événement d’une manière différente, et que les détails détiennent les secrets du sens de l’événement. Mais, au final, il y a comme un constat d’échec à trouver du sens à tout ça. Comme si on tournait autour du pot sans en voir l’intérieur. Car, d’un certain point de vue, le pot est peut-être vide… La répétition, c’est aussi ma fascination pour cet évènement, revenir inlassablement au début, à cette seconde et les heures qui suivent.

Assez vite est apparu l’aspect symétrique (que j’ai très certainement emprunté à Chris Ware…), l’avant et l’après, le pile et face de la pièce, autour d’une fracture représentée par la chute et l’hématome. Tout a changé et rien n’a changé d’une certaine façon.

On retrouve cet aspect dans les compositions des pages, dans les comparaisons narratives entre hier et aujourd’hui, dans les pages de gardes, ou dans la scène de rêve où elle s’endort en 1954 et se réveille en 1972, avec entre les deux une fracture qui concentre tous ses souvenirs.

A la toute fin, lorsque j’ai vu qu’il y avait un peu trop de pages blanches à la reliure, j’ai eu l’idée de la scène d’introduction au drive-in, ainsi que de l’entracte des publicités qui amène une respiration avant le rêve. Je pense que ça a vraiment amélioré la structure au dernier moment, ça incarne un peu le personnage avant que l’histoire commence et ça contextualise le fil conducteur du film It came from outer space qui était un peu exogène jusque là. Ça donne aussi l’idée qu’Ann est devenue spectatrice de sa vie malgré elle et que tout ce qu’on voit ensuite est comme un ressassement des évènements.

Croquis du début de la scène du drive-in. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Croquis du début de la scène du drive-in. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Crayonné de la scène d'ouverture au drive-in. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Crayonné de la scène d’ouverture au drive-in. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

Mais le cœur de la structure se trouve dans les pages de la chute, qui sont les premières que j’ai dessinées. Il y a sur la page de gauche l’attente, dessinée plusieurs fois selon plusieurs points de vue, puis sur la page de droite la chute avec une grande case en hauteur qui « unit » les différents points de vue de la page de gauche. On retrouve dans l’album ce côté répétitif, ces différences minimes de points de vues, et j’espère qu’à la fin, malgré le fait que ça parte un peu dans tous les sens, tout coagule pour aboutir à quelque chose qui fonctionne !

En bonus: quelle est la signification de la mouche?

Fabien Roché a souvent été questionné à propos de la mouche aperçue à plusieurs reprise. Il nous livre ici quelques-unes de ses clés pour résoudre ce petit mystère…

Fabien Roché : La mouche qui se pose sur la Bible dans la scène de la chute au début était une façon amusante de confronter « nature » et « croyance », « hasard » et « sens », et de montrer qu’une météorite qui tombe sur une personne est d’un point de vue « naturel » aussi (in)important qu’une mouche qui se pose sur un livre, ou comme un coup de pied dans un cailloux : deux objets entrent en collision. Il y a un rappel de ce point de vue un peu plus loin dans une scène où la mouche se pose sur une pomme pendant qu’Ann appelle la police. Un peu comme les papillons sur les champs de guerre qui attirent la caméra de La ligne rouge de Terrence Malick (1998). D’un point de vue strictement naturel, rien n’est hiérarchisé, tout est égal, ce qui nous ramène à la question du hasard.

Dans la scène du rêve, la mouche dans le verre de lait représente la tâche que cet évènement a fait sur la vie d’Ann Hodges. Un point noir sur une surface blanche, une image éculée certes ! mais qui fonctionne bien je trouve, qui peut évoquer l’hématome noir sur la hanche blanche d’Ann. C’est un rêve, on peut y aller fort avec le symbolisme !

Découpage préalable de la scène de la mouche tombant dans le verre de lait. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Découpage préalable de la scène de rêve, au cours de laquelle la mouche tombe dans le verre de lait. © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

Je me suis ensuite rendu compte que, dans la Bible, Dieu envoie (lors de la 4e plaie d’Égypte), des « mouches venimeuses », ce qui collait parfaitement ! C’est donc devenu aussi une sorte de mauvais présage. Je me suis dit qu’en tant que chrétienne, cette idée aurait pu traverser les rêves d’Ann. Je ne pense pas que beaucoup ont fait le rapprochement, mais je pense que ça fonctionne sans même connaître la référence biblique. On peut comprendre que, lorsque Ann boit le verre de lait, c’est une façon de montrer qu’elle « accepte » l’événement rétrospectivement, ou du moins qu’elle essaie. Elle se souvient alors de sa vie « empoisonnée ».

On peut penser que cette mouche provient du souvenir de sa soirée au drive-in de la première scène, dont elle se serait rappelée avant de s’endormir. Mais narrativement parlant, ça devient dans cette scène comme un mauvais présage symbolique discret qu’on ne remarque qu’à la deuxième – éventuelle – lecture (car à la première lecture elle serait juste une mouche). Comme si le futur était déjà là dans le passé, comme peut nous faire parfois penser rétrospectivement notre esprit.

Du crayonné au dessin achevé... © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.
Du crayonné au dessin achevé… © Éditions Delcourt 2021 – Fabien Roché.

Merci à Fabien Roché pour sa disponibilité et d’avoir partagé avec nous ses dessins. Retrouvez-le au festival BD de Colomiers du 19 au 21 novembre.

Retrouvez notre critique et analyse de La Météorite de Hodges ici et n’hésitez pas à vous procurer l’album chez Delcourt.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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